Voici un long extrait de la lettre que m'a envoyée Antonin Pottier, chercheur en économie du développement. Qu'il soit vivement remercié de m'avoir autorisé à publier ses analyses passionnantes :
"[...] Je vous écris avant tout pour vous faire part de quelques réflexions sur les liens entre la
théorie économique et les analyses développées dans votre ouvrage. Ces réflexions visent à préciser
quel serait le pendant économique du couple présence à soi/absence à soi que vous préférez à
l’opposition altruisme/égoïsme. Votre livre fraye à plusieurs reprises avec la théorie économique
et ses fondements utilitaristes. Je partage vos réserves sur l’utilitarisme, et plus encore sur le
fondamentalisme utilitariste que diffusent certains économistes. Je crois toutefois que la science
économique a d’autres ressources, qui permettent de contester le monisme utilitariste et qui la
rapprochent de vos préoccupations.
Vous présentez surtout les exemples d’altruisme comme une réfutation du comportement intéressé
que postulent les économistes. Il me semble cependant qu’opposer altruisme et égoïsme
n’est pas une bonne façon d’attaquer les présupposés de la science économique : celle-ci se défendrait
trop facilement. Les économistes néo-classiques se représentent le monde comme peuplé
d’individus souverains, munis de préférences sur toutes les situations. Lorsqu’un individu doit
faire un choix, il examine quelles sont ses préférences et il choisit en conséquence. Agir en regardant
ses préférences est mathématiquement équivalent à attribuer à chaque situation une
utilité et à agir pour maximiser cette utilité. De la sorte, la fonction d’utilité est un raccourci de
langage, une notion formelle, et les préférences qui la fondent ne renvoient pas directement à ce
qui est utile pour l’agent, à ce qui sert ses intérêts « objectifs ». Les économistes considèrent –
et ils ont raison – que la fonction d’utilité peut intégrer des préférences non-égoïstes, de type altruiste
: préférence pour les autres, pour la justice, pour l’équité, etc. Avec de telles préférences,
une situation sera reconnue « utile » si elle juste, égale, etc. Les économistes ont ainsi beau jeu
de repousser l’accusation d’égoïsme et de prétendre qu’ils peuvent représenter n’importe quelles
préférences. La « fonction d’utilité » peut très bien rendre compte de motivations qui ne sont
pas égoïstes, l’utilitarisme de la théorie économique est formel.
Toutefois, cette indifférence à l’égard des motivations intrinsèques n’est que de principe. Elle
est un trompe-l’oeil. En pratique, cette indifférence se résout positivement dans le retour à
l’utilitarisme substantiel. Pour bien comprendre le trucage, il faut regarder en détail comment
les préférences sont construites.
Comme les préférences d’un individu ne sont pas a priori connues, les économistes prétendent
les déduire des choix que l’individu a faits. Mais il y a là un cercle logique : alors que les
préférences sont censées expliquer les choix (on choisit ce qui maximise son utilité, c’est-à-dire
ce que l’on préfère), on a en fait besoin de connaître les choix pour déduire les préférences. De
telle sorte, la théorie n’est plus qu’une explication ex post d’un choix, une rationalisation de
ce qui a été observé. Par exemple, si j’aide quelqu’un, je révèle mes préférences altruistes, si je
n’aide pas quelqu’un je révèle mes préférences égoïstes. En adoptant une définition purement
comportementale des préférences, la théorie devient une tautologie formelle. En définitive, elle
explique que l’on a fait ce qu’on a fait parce qu’on l’a fait. Cette indétermination rend la théorie
complètement creuse, triviale.
Nous voici au coeur du problème que soulève l’approche économique des préférences, l’utilitarisme
formel. Pour que la théorie ne soit pas triviale, l’indétermination à l’égard des motivations
doit être levée. Le poids des mots (la fonction d’utilité), la tradition historique (le calcul des
peines et des plaisirs de Bentham) font que cette indétermination est levée en général, et souvent
de manière inconsciente, en supposant des préférences égoïstes, intéressées. En pratique, les
économistes supposent donc des individus égoïstes, mais, lorsque le reproche leur en est fait, ils
peuvent s’appuyer sur la théorie et prétendre pouvoir incorporer d’autres types de préférences.
Voici ce qu’il est, à mon sens, important de retenir : pour être signifiante, la théorie économique
doit supposer que les préférences d’un individu sont déterminées d’une certaine façon. Cette
détermination est infléchie en pratique dans le sens de l’égoïsme, de l’acquisition des biens matériels,
de la consommation, mais il s’agit là d’une inclinaison secondaire et annexe. Au niveau
des principes, seule est nécessaire la détermination claire des préférences avant le choix de l’individu.
Ainsi, l’hypothèse fondamentale de l’économie est celle d’un sujet souverain, qui sait ce
qu’il veut. Selon cette analyse, le problème de la théorie économique n’est pas dans son égoïsme,
qui est un biais secondaire sur le plan théorique, mais dans son hypothèse de souveraineté du
sujet.
Ce long détour nous ramène à votre livre. Il me semble que vous traitez exactement ce problème
dans le chapitre sur La Rochefoucauld. On interprète souvent La Rochefoucauld comme le
chantre de l’égoïsme, qui voit de l’intérêt partout, dans toutes les actions. Cela correspond à
l’inclinaison dominante de la théorie dans le sens de l’égoïsme. Mais passé ce premier niveau de
lecture, on s’aperçoit qu’en fait l’individu n’est pas du tout intéressé, car il ne sait pas ce qu’il
veut, il est entraîné par des foucades, à la recherche de l’assentiment des autres. Votre lecture
de La Rochefoucauld, que je connaissais pas, rejoint d’autres lectures de textes économiques
censés célébrer l’égoïsme, en particulier celle d’Adam Smith par Jean-Pierre Dupuy (notamment
« De l’émancipation de l’économie, retour sur “le problème d’Adam Smith” » et « L’individu
libéral, cet inconnu : d’Adam Smith à Friederich Hayek » in Logique des phénomènes collectifs).
Ces travaux montrent que l’indvidu est travaillé par la sympathie (dans le vocabulaire d’Adam
Smith) : il cherche avant tout l’assentiment de ses semblables, il cherche à les imiter. Cet individu
mimétique est aux antipodes de l’individu souverain que nous présente la théorie économique
néo-classique. Mais il y a continuité de l’un à l’autre, et cette continuité passe par la stabilité
plus ou moins grande des préférences. Dans le cas de l’individu mimétique, les préférences
ne sont pas du tout stabilisées car l’individu recherche constamment l’assentiment des autres,
il tend donc à modifier ses préférences dans le sens de celles qu’il croit distinguer chez eux.
Dans le cas de l’individu souverain, les préférences sont stabilisées, alignées sur celles d’un
modèle externe. André Orléan, qui reprend toute cette ligne de recherche dans les premiers
chapitres de son dernier ouvrage L’empire de la valeur, appelle cela la médiation interne et la
médiation externe. Le modèle de l’interaction mimétique, qui se trouve chez Smith, aussi chez
La Rochefoucauld selon votre analyse, permet donc de retrouver comme cas limite l’individu
souverain de l’économie néo-classique.
Je crois que cette approche autorise, avec des ressources quelque peu hétérodoxes, une formulation
(ou une réinterprétation) de votre opposition absence à soi / présence à soi, ce que la
théorie néo-classique est incapable de faire. Le présent à soi, c’est l’individu qui sait ce qu’il
veut, l’individu souverain ; l’absent à soi, c’est l’individu indécis, prêt à chercher ce qu’il doit
faire dans le regard de ses semblables. Cette lecture me paraît être confirmée par votre qualification
d’identité substantielle pour l’un, et d’identité relationnelle pour l’autre. Cela aurait
comme résultat paradoxal que les exemples d’individu altruiste que vous donnez, comme le pasteur
Trocmé, seraient de bons exemples d’individus néo-classiques, souverains dans leur choix,
à condition de bien prendre l’utilitarisme néo-classique dans son sens formel, où les motivations
sont indéterminées, et non dans son sens vulgaire, substantiel, où les motivations sont déterminées
par l’égoïsme. Franz Stangl est, d’après votre description, l’exemple même de l’individu
mimétique, qui ne sait pas ce qu’il veut mais qui se laisse déterminer par le regard des autres.
En réinterprétant votre ouvrage de cette façon, les expériences de Milgram ou de la prison de
Stanford montreraient à quel point l’autorité et le contexte institutionnel influent sur les choix
des individus. Cela révèle que l’individu souverain, sans être inexistant, est peu répandu, et
que l’individu « moyen » a bien peu de consistance, en particulier dans les situations extrêmes.
Autrement dit, que l’individu souverain, dont les motivations (égoïstes ou non) sont fixes et
déterminées, a bien peu de réalité. Le modèle économique de l’homme n’est qu’un cas limite qui
ne correspond qu’à certains contextes ou à certaines personnalités. Un écueil de cette interprétation
est que les sadiques, ceux qui veulent le mal, correspondent aussi au modèle de l’individu
souverain, donc, pour prendre vos termes, de la présence à soi, mais un soi maléfique. C’est
d’une certaine façon fâcheux, mais étant donné le positionnement amoral de l’économie, je ne
vois guère comment remédier à cette difficulté. Par ailleurs, comme votre ouvrage n’aborde pas
le cas des « sadiques », je ne sais comment ils s’intègrent dans le schéma présence ou absence à
soi, étant entendu que l’absence à soi est conçue pour rendre compte des actions des hommes
ordinaires, ceux qui se laissent mener par les événements, par le contexte, par la pression du
groupe.
Je conçois bien ce que l’approche que je viens d’esquisser peut avoir de réducteur par rapport
à vos propres analyses, notamment celles de la fin de l’ouvrage sur le passage à l’acte, l’ouverture
du soi à la présence, à l’événement. La question du passage à l’acte n’est jamais posée
en économie, où l’individu agit toujours conformément à ses préférences. L’indétermination des
préférences, ou leur modification par l’interaction mimétique, me paraît être la seule possibilité
d’appréhender, avec le langage économique, une partie des phénomènes qu’aborde votre ouvrage.
Mais je ne sais pas si cela correspond à vos vues. Je souhaiterais vivement savoir ce que
vous pensiez de cette interprétation."
12 commentaires:
Le développement d'Antonin Pottier me plonge dans un abîme de réflexions et je ne résiste pas à l'envie d'en faire part.
La bretelle de sortie qui nous est proposée, pour dépasser l'égoïsme, trouve comme un modèle nouveau "l'absence à soi" ("la présence à soi" relève de l'exception), pouvant rendre compte du comportement de l'agent économique.
Dans l'absence à soi, l'individu serait moins souverain qu'il n'y parait à première vue; il imiterait les désirs et les comportements d'autrui.
Mais ne pouvons-nous pas faire encore un pas supplémentaire ?
Et si l'individu avait quitté sa conscience pour se mettre au service d'une conscience collective ? L'agent économique obéit à des modes, à des injonctions; mais cette imitation n'est-elle pas davantage imitation d'un désir-modèle, qu'imitation du désir d'autrui ?
La dissolution de la conscience individuelle ne s'accompagne-t-elle pas de l'avènement d'une conscience collective dont les comportements consuméristes (qui évoquent des bancs de poissons ou des essaims d'abeilles), ne sont que les signes maladroits et avant-coureurs de quelque chose qui est en train de s'ériger en empire ?
Le biophysicien Dieter Broers note qu'il faut huit milliards de neurones pour constituer une conscience et que nous sommes sur le point d'atteindre cette masse critique en termes de nombres d'humains. Pierre Teilhard de Chardin parlait du "point Oméga".
Il y a quelque chose qui parle dans cette masse d'individus connectés, quelque chose qui prend conscience du fait que cette masse a intérêt à la préservation des neurones qui la composent. C'est cela sans doute que nous nommons l'éthique.
Ce bébé qui est en train de naître, nous parle. Il le fera de plus en plus, il utilisera pour cela les voix des artistes. Il aura souci de se préserver des dangers qui le menacent et les voies du consumérisme lui auront déblayé le terrain; les modes ne sont que les tuyaux qu'il utilisera pour donner de sa voix. Ce seront des messages du type de ce cri de Juliette Gréco "Aimez-vous Les Uns Les Autres Ou Bien Disparaissez... "
Dominique Hohler
Plusieurs questions et remarques me viennent à l'esprit de manière désordonnée. Je les note ici, comme elle me viennent.
Le problème paraît bien de trouver un remède à la passivité du "moyen". A la limite, la position du sadique est plus clair. On peut en effet le conçevoir comme détérminé dans ses actes.
Dans l'idéal, les individus détérminés, (présents à eux même, souverains) devraient éduquer les individus passifs. Faire de l'élevage de conscience. Mais N'est ce pas ce qu'a voulu faire, par exemple, Hitler? Voilà un principe de dicature.
Mais peut-il y avoir une dictature de bien? Il faudrait un bon tyran, meilleur que celui du pacte social de Hobbes, c'est à dire pas seulement utile pour maintenir la sécurité. Mais cette hypothèse me fait penser à une civilisation utopique du genre "Demolition man" dans laquelle les individus sont totalement neutralisés. (pardon pour la référence)
L'absence à soi, de quelqu'un qui est comme noyé dans de le regard de l'autre, ou l'observation de l'aprobation de l'autre est une forme d'altruisme, puisqu'il s'agit de rechercher l'autre. Opposer l'individus dont l'identite est substantielle et l'individi dont l'identité est relationnelle, est peut-être réducteur. C'est tout d'abord comme si l'identité étaient figé dans le temps et exclut l'apprentissage, le changement et l'éducation. L'identité qui repose sur la relation peut être aussi une forme d'altruisme qui se cherche et qui peut aboutir à une identité substantielle, à un moment donné. Et même la relation n'a t-elle pas déjà une substance, n'est-elle pas déjà moral naissante, même dans un simple mimétisme?
Que fait-on des questions du pardon, du repentir, remord,...Si les individus ne se définissent que deux ou trois attitudes possibles ?
Chère Aurore,
l'expression est belle "… noyé dans de le regard de l'autre". Mais je crois cependant que tout comme notre conscience individuelle est une fiction, la conscience d'autrui en est une aussi. Nous ne sommes pas les individus que nous faisons mine d'être. Nous sommes les pièces d'un puzzle et ce "regard de l'autre" est le faux nez derrière lequel se cache une conscience collective dont les expressions sont patentes; œuvres d'art, institutions, religions, traditions, systèmes juridiques, ... Tout cela dépasse les individus. Et les individus qu'on dit déterminés, les "présents à soi", dans le meilleur des cas ne sont que les porte-voix de la conscience universelle. Dans le pire des cas ils ne se caractérisent que par une voix plus forte que celle des autres.
Les voix plus fortes n'ont pas à éduquer les passifs, ils ne leur apporteraient rien. Les porte-voix de la conscience universelle exercent leur influence par leurs œuvres. Parfois ils s'expriment sans savoir ce qu'ils disent, parce que leurs œuvres les dépassent.
Il s'agit pour eux de montrer les chemins de travers qui deviendront les voies principales, la conscience qui les éclaire a une vision surplombante de ces choses. Et cette vision ne nous est pas inaccessible, l'art ne nous parle que de cela (je crois même que c'est ce qui fait la valeur exorbitante des œuvres d'art).
Il y a des expressions plus triviales de la conscience collective, la mode, ce que nous nommons "l'air du temps", les cérémonies ou les fêtes, sont des média de notre conscience collective.
Il n'y a rien de nouveau dans tout cela, la sociologie et la psychanalyse analytique évoquent cette destitution de la conscience individuelle au profit d'une instance collective, on nomme cela en philosophie le holisme et cette idée se retrouve dans l'expression qui veut que "le tout est davantage que l'addition des parties". Ce qui est nouveau –et c'est l'hypothèse que je vous soumets- c'est que le collectif se dote d'une conscience qui a la faculté de nous parler.
En sachant être à l'écoute et en sachant déposer les illusoires appels des intérêts des individus, nous ferons l'économie du tyran que vous évoquez.
Dominique Hohler
"Autrement dit, que l’individu souverain, dont les motivations (égoïstes ou non) sont fixes et déterminées, a bien peu de réalité. Le modèle économique de l’homme n’est qu’un cas limite qui ne correspond qu’à certains contextes ou à certaines personnalités"
Cette remarque me semble tout à fait intéressante et bien démontrée par M. Antonin Pottier.
Le problème qui se pose néanmoins est de comprendre pourquoi ce modèle a pu à ce point s'imposer. Cela permettrait en effet de se donner les moyens de dépasser efficacement ce primat de l’égoïsme.
Il me semble que l'on peut chercher une telle explication autour de la notion de valeur. Elle constitue en effet le socle de la science économique. C'est pour en traiter le plus scientifiquement possible qu'ont été mis en place les hypothèses néo-classiques: individu souverain, rationnel, ne pouvant influer sur le marché, etc. Or ce que les analyses de Marx sur la valeur montrent, dans le Capital, c'est que derrière cette apparente rationalité de la valeur se cache en réalité un véritable fétichisme de l'homme. Tendance fétichiste dont Freud montre qu'elle est propre à chaque enfant et par là à chaque individu. Bien évidemment, le fétichisme analysé par Freud et par Marx ne sont pas semblables. Mais peut-être y a-t-il là un concept qui permet de comprendre pourquoi ce modèle économique a pris une telle place et pourquoi il oppose une telle résistance (peut-être peut-on faire ici le lien avec la psychanalyse) à ses critiques. L'hypothèse serait qu'il permet de masquer notre fétichisme derrière un voile de rationalité et de souveraineté individuelle.
Par ailleurs, le concept de fétichisme me semble compatible avec la distinction présence/absence à soi et avec le mimétisme. Qu'en pensez-vous?
Fétichisme, présence un ou absence à soi, mimétisme sont tous des postures que l'un adopte (comme on peut) devant le monde. Le monde est un magma immense, ou un océan sans fin : le simple usage d'un terme ou de l'autre place une référence pour illustrer aux autres et à soi-même qu'elle est la posture (est-ce de l'angoisse,est-ce de l'espoir ?)que l'on prend pour digérer le monde. Chacun semble être sûr de ce qu'il est, mais c'est au contact du monde qu'une 'nature' se révèle. Rien n'est prévisible, rien n'est bien ou mal a priori : il faut essayer le monde et s'essayer soi-même au monde.
L'économie, comme toute réalisation humaine nous conduit toujours aux mêmes confins : être soi-même et être au monde. Merci pour cette réflexion.
Prenons le pire des hypothèses : l'homme ne recherchait que son intérêt propre ; il ne pourrait être qu'égoïste et ses relations ne reposeraient que sur un pur calcul utilitaire, nul lien désintéressé, donc.
Sur cette base, essayons plutôt de convaincre ce type d'homme que certaines formes de comportement altruiste peuvent promouvoir le développement économique.
Un comportement altruiste est une nécessité sociale et économique. Un rapport bienveillant entre les individus tend à accroître l'efficacité économique d'un marché car il réduit les risques et les angoisses de se faire escroquer ou exploiter.
La confiance mutuelle et le respect d'un contrat ou d'une obligation permettent souvent une meilleure gestion des ressources qui est supérieure à tout résultat atteint par des actions non-coopératifs entre personnes méfiantes.
Autrement dit, calculons le coût égoïsme et celui de l'altruisme. Cette opération nous conduit à dire que les déficits économiques causés par des pratiques égocentriques sont nettement supérieurs à celles qui donnent une place pour les autres.
Le problème est que l'on retombe alors précisément dans ce que dénonce M. Pottier. Vous prenez finalement comme hypothèse un individu égoiste, rationnel et souverain. Si effectivement cet individu n'existe que minoritairement, comment voulez-vous convaincre une majorité de personnes d'adopter rationnellement un comportement altruiste?
"Prenons le pire des hypothèses"
C'est effectivement ce que fait assez fréquemment la philosophie politique. Je pense notamment à Machiavel. Je m'interroge néanmoins sur la pertinence de ce postulat qui consiste à dire que si on se prépare au pire, on sera prêt pour n'importe quelle situation. Je me demande si en faisant cela on ne s'empêche pas de construire des institutions qui correspondent réellement à la nature humaine.
La présence à soi telle que vous la définissez dans votre introduction dans « un si fragile verni d'humanité » signifie un sens profond de soi, en effet cette « présence à soi » qui est la connaissance de soi conduit celui qui est habité de ce sentiment à agir « dans le sens de ce qu'il est » en dépit des circonstances, aussi dangereuses soient-elles. Ainsi compris, c'est pour répondre à un altruisme vrai et sincère, qu'agissent le pasteur André Trocmé et sa femme Magda, pour répondre au sens profond de leur vie. Ils sont en total harmonie avec leur nature profonde grâce à cette « présence à soi », à cette compréhension de soi. Le sens le plus profond de leur vie, de leur existence, se manifeste lors de cette période douloureuse de la seconde guerre mondiale. Ils agissent pour le bien car ils sont bons. L'expression de leur bonté s'exprime dans cet altruisme qui va sauver des milliers de vie humaine. À mon sens c'est chez l'esprit fort que se manifeste cette fidélité à soi-même, que constitue cette « présence à soi » alors que l'individu mimétique me semble correspondre à un être faible qui se soumet à l'autorité sans s'interroger sur le sens des actes qu'il commet au nom de l'autorité. L'individu mimétique est guidé sans doute par la peur (au sens peut-être de Hobbes de la peur de mourir, de souffrir) et recherche l'assentiment des autres pour échapper à cette peur. L'individu que vous qualifiez de souverain est sans doute un être fort, qui sait ce qu'il veut et prend ses décisions sans l'accord des autres. À mon sens, si l'atruisme se manifeste chez un tel être, ce ne peut-être que de façon profondément morale et sans considération d'intérêt personnel, sinon que d'agir dans le respect de soi. Comment donc imaginer une origine égoïste dans les actes courageux du pasteur Trocmé pour en oublier l'explication «cent pourcent » altruiste. Les concepts de « présence à soi » et « d'absence à soi » apportent une profondeur qui éclaire le débat portant sur la nature égoïste de l'homme ou altruiste. En effet, grâce à ces concepts, l'étude de ces deux attitudes, égoïsme ou altruisme, ne se limite pas à l'analyse des relations avec les autres mais aussi, et surtout, à la compréhension de la nature morale profonde de l'homme. Le sujet de votre livre, dont je viens de lire l'introduction, est passionnant .
"À mon sens, si l'atruisme se manifeste chez un tel être, ce ne peut-être que de façon profondément morale et sans considération d'intérêt personnel, sinon que d'agir dans le respect de soi.Comment donc imaginer une origine égoïste dans les actes courageux du pasteur Trocmé pour en oublier l'explication «cent pourcent » altruiste."
Je suis d'accord pour dire que les actes du pasteur Trocmé, qui a permis de sauver plusieurs milliers de Juifs pendant l'Occupation, sont altruistes. Mais cela n'est pas incompatible avec l'égoïsme. Effectivement vous dites qu'il aurait pu agir par respect de soi. C'est déjà à mon sens une forme d'égoïsme, même si elle se révèle très bénéfique pour la communauté. Beaucoup de gens agissent de manière vertueuse par respect de l'idée qu'ils ont de l'homme, et de leur propre personne. Aristote disait déjà dans l'Ethique à Nicomaque que le vertueux est le plus égoïste d'entre tous car il veut pour lui le meilleur: pouvoir faire le bien.
Je ne suis pas sûre qu'il y ait une réelle différence de nature entre égoïsme et altruisme, encore moins qu'il y ait contradiction ou incompatibilité entre ces deux notions. A mon avis, la qualification d'altruiste revient a posteriori à tout acte se révélant bénéfique pour la communauté, pour autrui, qu'un tel acte fût intéressé ou non (il l'est toujours d'une certaine manière). Et un acte qui se veut vertueux peut ne pas être altruiste du tout s'il dessert le collectif, même si l'intention y est au départ(c'est le cas de toute idéologie violente et intolérante).
Ce que je veux dire par là, c'est qu'il vaut mieux abandonner cette opposition entre égoïsme et altruisme, et ne retenir comme critère de l'action altruiste le fait d'être utile à la communauté.Il me semble que c'est une lecture plus fidèle à la nature humaine, qui n'agit jamais seulement pour autrui, mais aussi pour soi. On gagnerait sans doute en maturité et lucidité à accepter ce fait sans le condamner, au lieu de courir toujours après un idéal illusoire: l'action morale désintéressée.
Mais la question est alors: si l'égoïsme n'est plus condamné, ne risque-t-on pas de voir s'instaurer l'hégémonie de l’utilitarisme individuel, qui fait fi de ses conséquences pour la communauté? Effectivement c'est le risque que nous courrons.
Je n'ai pas la solution qui nous sortirait de cette ornière, mais seulement deux remarques:
D'une part, un individu ne devrait jamais oublier qu'il est membre d'une communauté et que si celle-ci se délite, il n'en sortira pas indemne. C'est en particulier le rôle de l'éducation de le lui rappeler.
D'autre part, il y a égoïsme et égoïsme. Vous m'accorderez que celui qui pousse à chercher le plaisir immédiat aux dépens d'autrui n'a rien à voir avec celui qui pousse à servir la communauté par respect de soi. Pourquoi favoriser la seconde forme d'égoïsme par rapport à la première? Parce que la survie de la communauté en dépend, et aussi dans une certaine mesure l'épanouissement de l'individu (même s'il n'en est pas toujours conscient). Comment y parvenir? En prenant conscience que l'utilitarisme individuel et consumériste n'apporte pas le bonheur et qu'en tant qu'animal social, l'homme n'existe qu'au sein d'une communauté. Cette prise de conscience requiert une réflexion intérieure de chacun, mais aussi une inflexion des passions vers ce qui élève au delà des calculs mesquins pour la jouissance immédiate. Il faudrait pour cela les instruments de culture adéquats, qui à mon sens font hélas défaut dans nos sociétés de consommation.
Bonjour,
Il me semble intéressant de rapprocher "l'absence à soi" de ce que John Bradshaw appelle "la honte toxique".
Si la honte est une émotion humaine saine, elle peut se transformer en un état d'esprit permanent si nous n'avons pas appris et ne pouvons être présent à nous-mêmes. Ce qui revient en fait à ne pas savoir reconnaître nos ressentis, nos émotions et ceux des autres de façon juste, c'est à dire sans les justifier ou les condamner).
Cette absence nécessite une dissimulation constante qu'un "faux-moi" assume. Ce dernier nous fait plus qu'humain (les « je sais tout ») lorsque nous condamnons notre condition d'être limité et moins qu'humain (les « personne ne m’aime ») lorsque nous nous identifions à notre condition d'être limité.
Dans cette perspective, John Bradshaw réinterprète la bible d'une façon intéressante :
"Adam (au sens de l'humanité totale) était insatisfait de sa condition ; il voulait être davantage que ce qu’il était : il désirait être plus qu’humain. Mû par sa honte toxique (son orgueil), Adam s'est fabriqué un faux moi, a renié son être véritable et est allé se cacher. “Et le Seigneur Dieu appela Adam… Où es-tu ? Et Adam répondit : “J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai couru me cacher” (Genèse 3, 9-10). Avant la chute, l’homme et la femme (Adam) étaient nus et ils ne connaissaient pas la honte (Genèse 2, 25). Une fois qu’ils eurent choisi d’être autrement que ce qu’ils étaient, ils se retrouvèrent nus et honteux. La nudité symbolisait leur moi authentique. Ils se contentaient d’être qui ils étaient et n’avaient rien à cacher, se montrant parfaitement et rigoureusement honnêtes. Cette description métaphorique et symbolique d’Adam et Ève évoque la condition humaine. L’amour et l’acceptation inconditionnels de soi semblent représenter la tâche la plus difficile pour tout le genre humain".
Pour finir, puisqu'il ne s'agit pas de renouer ici avec une quelconque malédiction mais de voir dans la Bible autre chose qu'un discours moralisateur, je citerai Annick de Souzenelle :
"Dieu intervient, mais seulement pour le lui faire constater et lui montrer le chemin de guérison. Le Père divin ne punit pas davantage l'Adam qu'un père ne brûle le doigt de son enfant qui, bien qu’averti du danger, a joué avec la flamme de la bougie. Au contraire, le père se précipite pour le soigner. Dieu dit à l’Adam : « Tu mangeras du pain à la sueur de tes narines jusqu'à ce que tu te retournes vers la ’Adamah de laquelle tu t’es coupé, car tu es poussière et vers la poussière, retourne-toi » (Gn 3, 19) ».
Le retournement dont il est ici question est un retournement vers ces émotions et ces ressentis (cette poussière) que nous n’avons pas appris à nommer et qui, laissés en pâture, se transforment en violence ou en autodestruction.
Aussi être présent à soi, à mon sens, c’est accepter les choses telles qu’elles sont. Tant habitué que l’on est à vouloir changer les choses, nous pourrions prendre cela pour de l’indifférence mais il n’en est rien. Il ne s’agit pas de justifier ou de condamner mais de comprendre pour nous comprendre.
Sourds à ce qui est nous n’exigeons du monde extérieur que « jouissance, possession et puissance » nous dit Annick de Souzenelle. « Et cela avec une telle angoisse du manque immédiat – mais inconsciemment du manque ontologique (manque de sens) – que nous n’arrivons plus à cultiver la terre extérieure, mais seulement à l'exploiter, voire à l'épuiser, en usant de rapports de force meurtriers ».
"Ce bébé qui est en train de naître" comme le dit si poétiquement Dominique, quelque part n'est-il pas né il y a 24 ans déjà? 24, comme 3 que multiplie 8, ou la Sainte Trinité transcendée par le nombre magique de la civilisation chinoise. Simple coïncidence? Je ne pense pas. Ce bébé répète inlassablement son cri de nouveau-né, qui nous interpelle tous au plus profond de nous par son refus du monde tel qu'il est. Comme dirait l'autre, on a tous en nous quelque chose de Tennesse, ce désir fou de vivre une autre vie.
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