On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 8 octobre 2014

Y a-t-il de l'indisponible ?

Je ne puis disposer de l'homme en ma personne. Telle est la formule la plus profonde – et elle est de Kant (Métaphysique des mœurs, IIe section) – qui exprime le principe de la dignité inaliénable de l'homme. Ce n'est pas le suicide seulement qui se trouve ainsi moralement interdit par Kant, dès lors que la vie, en effet, n'est pas en l'homme que je suis une propriété, un avoir, un bien disponible, mais ce que je dois sauvegarder et développer jusqu'à ses plus hautes possibilités - et elles sont tout autant morales que politiques, individuelles que collectives - et qui fait de la recherche du bonheur non pas un instinct mais un devoir. Sans doute puis-je physiquement mettre un terme à mon existence, mais on ne saurait traduire cette possibilité dans un devoir, et pas davantage dans un droit, un droit à la mort, assistée ou non. La raison n'est pas juridique, elle est proprement métajuridique, c'est-à-dire métaphysique, et, comme on le voit, elle a d'autres conséquences que l'interdiction, pour des raisons morales, du suicide.
C'est sous cet angle, en effet, qu'il faut envisager les lourds problèmes éthiques posés par la revendication, légitime certes et mille fois compréhensible, d'un droit à mourir dans la dignité, c'est-à-dire de la légalisation de l'euthanasie active ou encore, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, du suicide assisté dans certaines situations d'exception. Les problèmes posés par cette revendication sont si vastes qu'on ne saurait aller au-delà de la formulation de ce que vient immédiatement à l'esprit : la loi, qui devrait rester générale par principe, peut-elle traiter de cas particuliers ? Ou encore peut-on faire fi de la tendance propre aux situations d'exception de sortir de leur cadre originel et de se banaliser ? Plus fondamentalement, puis-je demander à une autre main de se substituer à la mienne dès lors qu'elle est impuissante à accomplir ce que je désire et de me donner la mort que je ne puis me donner à moi-même ? L'expression invite à la réflexion dès lors qu'elle relève de la terminologie du don. Nous y reviendrons bientôt. Il y a des principes généraux, mais il faut également tenir compte des principes secondaires. C'est le respect de la vie en tant que vie humaine (et pas simplement biologique, réduite au fonctionnement des organes vitaux) qui justifie le droit à mourir dans la dignité, de sorte que la dignité n'est pas remise en cause en l'occurrence par une manière de disposer de l'indisponible mais au contraire sauvegardée.
Ce qui fait que l'homme se distingue de tous les êtres vivants existants, c'est la moralité, la faculté proprement humaine d'obéir à la loi morale qu'il se donne et éprouve en lui-même, dont résulte l'obligation de traiter tout homme, moi y compris, comme une fin en soi, non un moyen, autrement dit de le (se) respecter. Le respect de l'humanité en moi et en autrui a pour conséquence que ni la vie ni le corps, et plus largement aucun être humain, ne sont à disposition et ne peuvent être mis à prix. A l'occasion des lois sur la bioéthique, le droit français a traduit cette conception métaphysique de la dignité humaine dans le principe de la non commercialité et de la non patrimonialité du corps humain, quoique ce soit avec une réserve essentielle portant sur ce qui relève du don. Le corps humain et aucun de ses éléments (organes, sang, cellules, etc.) ne peuvent faire l'objet d'un contrat marchand parce que ce n'est pas un patrimoine dont je puis librement disposer. Si le don échappe à cette règle, ce n'est pas seulement parce qu'il ignore la logique du marché qui instrumentalise toute chose et tout être, mais parce que le don introduit entre les hommes une circularité des échanges qui n'est pas de l'ordre de la propriété et de la marchandisation des rapports humains, mais de la gratuité. A juste titre trouverait-on absurde, et contraire à l'expérience commune, de dire : je puis bien donner mon sang ou mon rein puisqu'il m'appartient. S'il en est bien ainsi, c'est par une vision, correcte pour bien des raisons, mais non pas totalement indiscutable, que la GPA a été et reste exclue par le législateur français, mais non partout ailleurs, des pratiques autorisées. Que ce soit par précaution, on peut le comprendre, mais il n'est pas établi qu'elle ne puisse, par nature, s'inscrire dans une relation de don, un service rendu pour répondre généreusement à une situation de détresse. Si la GPA relevait de la gratuité (ce qui serait illégal, c'est toute forme de rémunération), pourquoi l'interdire, dès lors que le don d'organes ne l'est pas ? L'argument de la non commercialisation du corps ne peut ici servir de raison à une interdiction de principe. Ou alors, il faut en revenir au principe de l'indisponibilité du corps, mais ce sont alors toutes les pratiques du don qui tomberaient sous le coup d'une interdiction générale. A quoi il faut ajouter combien compte la signification des formules employées. On ne parle pas de la même chose selon que l'on appelle cette pratique gestation pour autrui ou, au contraire, location d'utérus. La première s'oriente vers une motivation originaire de nature désintéressée, là où la seconde souligne l'inadmissible réification de l'autre et la commercialisation de son corps, quoiqu'il en soit de son consentement. De sorte que c'est un nouveau problème qui se présente.
Kant admet lui-même qu'il y a des limites au principe de l'indisponibilité du corps, lorsqu'il est nécessaire, par exemple, d'amputer un membre pour sauver une vie. Et, comme on vient de le voir, le don introduit également une exception dès lors qu'il ne porte pas atteinte au respect de la dignité humaine. Mais il est une autre exception qu'il nous maintenant faut considérer, les relations entre adultes consentants. Le droit admet-il des limites au principe selon lequel doit être autorisée toute pratique humaine, sexuelle ou autre, dès lors qu'elle n'est pas illégale et qu'elle résulte du libre consentement entre personnes majeures et autonomes (ce qui exclut du champ du consentement les personnes particulièrement vulnérables et dépendantes, qu'elles soient âgées, gravement malades ou lourdement handicapées). Aurait-on le temps, il faudrait examiner de près deux décisions juridiques de première importance. Le célèbre arrêt du Conseil d'Etat, Commune de Morsang-sur-Orge (27 octobre 1995) et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, du 17 février 2005 (Affaire K.A et A. D. c/ Belgique). La première avait annulé une décision du tribunal administratif de Versailles laquelle avait, en première instance, annulé un arrêté municipal interdisant une attraction consistant dans un lancer de nain. Bien que le nain en question soit à l'origine du recours contre l'interdiction de pratiquer ce jeu qui était pour lui source de rémunération – le jeu consistant à être propulsé le plus loin possible par les participants d'une soirée en discothèque, le gagnant se voyant offrir un cadeau – la plus haute juridiction administrative a jugé qu'en l'occurrence, et malgré le consentement du nain, il y avait une atteinte au respect de la dignité de la personne humaine, en conséquence de quoi l'interdiction fut validée et les organisateurs de la soirée condamnés à verser des indemnités à la mairie. Bien moins tranchée est la décision de la CEDH qui eut à traiter de la condamnation par la cour d'appel d'Anvers en 1997 d'un magistrat et d'un médecin qui s'étaient livrés à des actes de sadomasochisme d'une violence extrême sur la femme de l'un d'entre eux. La Cour de Strasbourg a confirmé le jugement du tribunal belge mais au motif que lorsque les sévices sont devenus insupportables – ce que les vidéos saisies attestaient - leur partenaire les a suppliés d'arrêter et qu'ils ont malgré tout continué. Et bien que la femme en question n'ait nullement porté plainte, la Cour a estimé que si la loi n'a pas à se mêler des activités sexuelles, relevant de la sphère privée, ces pratiques exposaient les deux hommes à des poursuites pénales, en particulier du fait qu'ils avaient manifestement passé outre aux protestations de celle qui s'était volontairement livrée à eux. En insistant sur ce motif, la Cour glissait vers la pente savonneuse du consentement, sans insister sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine sur laquelle, quoiqu'il en soit de la libre volonté des participants, s'était fondé le Conseil d'Etat et qui dans les attendus du jugement de la CEDH n'apparaît nulle part.

samedi 4 octobre 2014

Transcendance de la dignité

Ni dans le langage courant, ni en droit, nous n'entendons la dignité au sens de ce qui afférent à un rang, une position ou un statut socialement établi. Ce que nous entendons, c'est « quelque chose », un attribut, une qualité essentielle, inaliénable, propre à tout homme, qui se rapporte à son humanité même, abstraction faite de toute distinction spécifique (de rang, de sexe, de couleur, etc.). Une qualité qui appelle à être respectée, qui ne fonde pas à proprement parler le respect mais dont le respect est l'expression publique. Le respect est respect de la dignité de la personne humaine, en tant que telle. Par conséquent, le respect est inconditionné et il se présente avec toutes les apparences d'une obligation morale impérative, alors même que la dignité, elle, ne se montre pas, ne se manifeste jamais et ne peut jamais se manifester comme un phénomène ou une existence. C'est ce qui fait la différence avec la conception aristocratique traditionnelle laquelle désigne une certaine manière de se conduire et de se présenter aux autres mais qui est relative à un système social particulier et, par conséquent, exposé à disparaître dès lors que l'organisation hiérarchique fondée sur des distinctions « naturelles » (liées à la naissance) est remplacée par une vision égalitaire des rapports sociaux. La dignité, au sens moderne, et c'est ainsi que le droit s'y rapporte dans nos sociétés démocratiques, est plus qu'une norme, au sens d'une norme instituée, mais plutôt la source transcendantale des normes juridiques, dès lors que le droit est un droit humain et que l'homme (et non la conservation de l'Etat ou la régulation des intérêts) est posée comme la « valeur » absolue et la garantie de ses droits ou encore la libre réalisation de ses capacités la fin que doit poursuivre l'ordre normatif - disons, pour faire simple, la loi. La dignité est de nature substantielle, au sens étymologique de la notion (sub stare, l'upokeimenon, ce qui se tient dessous ou en arrière ou encore en-deçà et qui renvoie à un des sens les plus profonds de la transcendance : non pas ce qui est au-delà, mais ce qui est au cœur, toujours en réserve). S'il en est bien ainsi, la dignité n'a logiquement pas besoin d'être fondée. Elle ne peut jamais l'être. Elle précède, plongée dans la nuit de ce qui est toujours déjà là et qui n'est ni représentable, ni tout à fait définissable, à la manière d'une sorte d'inconscient par nature invisible (et cela jusque dans toutes les pratiques qui la bafouent et qui, par suite, seront pénalement poursuivies pour cette raison même). En ce sens, elle peut être rapportée à la loi fondamentale, telle que Kelsen la présuppose (ce qui évidemment peut paraître paradoxal pour le théoricien d'une conception purement arbitraire et volontariste des normes juridiques). De là vient que c'est un faux procès de lui attribuer un caractère théologique.
Du point de vue théologique, il va tout autrement. La dignité est déduite de la reconnaissance de l'égalité de tous les hommes en tant que créatures de Dieu. C'est parce que tous les hommes sont, par nature, à l'image et à la ressemblance de Dieu qu'ils sont dotés d'une « valeur » égale. Non pas en général, s'appliquant à l'homme générique, à l'humanité en tant que telle (contrairement à la conception précédente), mais dans la singularité de la personne unique que chacun est, en tant qu'il est aimé par Dieu. Dans la conception théologique chrétienne, le « fondement » de la dignité est l'amour de Dieu dont aucun être n'est exclu, quel qu'il soit et quoiqu'il fasse. C'est l'universalité de l'amour divin qui « identifie » les hommes dans leur égalité foncière et fonde la dignité humaine. Tout homme est d'une « valeur » absolue parce qu'il est, autant que tout autre, le sujet de l'amour de Dieu. L'égalité procède de l'universalité de l'amour (nul être, s'agirait-il des démons, n'en est exclu), alors que la dignité procède et s'origine dans l'amour lui-même. Egalité : tout être est aimé de Dieu. Dignité : tout être est aimé de Dieu. Egalité et dignité sont consubstantiellement inscrits dans l'amour de Dieu envers ses créatures. Les deux « valeurs » se déduisent selon que l'on insiste ou bien sur l'universalité de l'amour ou bien sur l'amour lui-même, mais toutes deux procèdent d'une même source. Ainsi en est-il de la conception théologique de la dignité humaine.
S'agit-il d'un dogme ? Peut-être, au sens où il s'agit d'un principe non révisable et indérogeable, mais à condition de s'entendre sur le sens de la notion, et surtout sur les circonstances spécifiques d'apparition des dogmes. Contrairement à ce que l'on pense habituellement, les dogmes ne sont nullement premiers. Ils apparaissent à un moment historique (même s'ils n'ont rien d'historique) comme la formulation conceptuelle de la vérité, en tant que la vérité désigne « ce qui a été cru par tous et en tout temps » (saint Irénée de Lyon). La nécessité de l'explicitation dogmatique apparaît lorsque cette vérité est remise en cause par l'apparition d'une conception étrangère au « dépôt de la foi », tel qu'il est transmis dans la tradition vivante de l'Eglise. C'est l'hérésie qui invite la foi à se préciser conceptuellement sous la forme du dogme, mais le dogme n'est nullement essentiel, ni fondateur, ni constitutif de la foi. En ce sens, la reconnaissance du principe de dignité n'est un « dogme » que dans la mesure où il est appelé à se formuler contre ce qui le remet en cause, et à cette occasion seulement. Mais cela présuppose qu'il soit déjà implicitement reconnu comme une « valeur » fondamentale, avant qu'il ait été encore besoin de l'exprimer publiquement. De là vient son émergence tardive (par exemple en droit). Autrement dit, la dignité ne pourrait être considérée comme un « dogme », si l'on tient à la présenter sous ce jour, qu'à la condition de dire : 1/ que ce principe était déjà implicitement inscrit dans la tradition et 2/ que c'est à l'occasion de la remise en cause de cette tradition commune (quelque chose comme l'équivalent de ces « intuitions premières » et de ces « opinions communes » qui forment « le consentement par recoupement » chez Rawls) qu'elle s'est formulée explicitement et qu'elle a trouvé sa traduction juridique. La croyance précède le dogme, et c'est l'altération apportée à cette croyance, quelle que soit la forme que prenne cette violation, par exemple dans la célèbre affaire dite du lancer de nain (Conseil d'Etat, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge), qui explicite l'apparition du « dogme » et sa déclaration par le juge ou le législateur (soit : son invention juridique). Le dogme ne se formule qu'à l'occasion d'un obstacle ou d'une remise en cause de croyances implicitement admises, mais non encore publiquement formulées et fixées. Ainsi que l'écrit Bernard Endelman : « La déclaration des droits est en réalité faite en considération des ennemis du moment ».
Toutefois, admettre la nature dogmatique de la dignité n'est rien de plus qu'une concession accordée à ses adversaires et une telle concession ne dit pas l'essentiel. Faire de la dignité un dogme peut éventuellement être accordée – et seulement à titre provisoire - si l'on veut dire par là qu'elle désigne une « valeur » déjà admise et qui apparaît dans la lumière du jour à l'occasion de circonstances particulières qui lui ont porté atteinte. L'inscription historique de l'apparition d'un dogme à un moment donné ne conduit nullement à affirmer qu'il s'agit là simplement d'une construction conventionnelle relative à l'époque. Il en va de même de la dignité. Néanmoins, il faut entendre le « déjà là » du principe de dignité en un sens plus radical.
En tant qu'il est un transcendantal toujours présupposé comme la condition a priori du droit humain, et plus précisément d'une conception « humaniste » du droit centré sur l'homme et visant normativement à réaliser les capacités de l'individualité, la dignité n'est ni un dogme (s'agirait-il d'un dogme rationnel, se rapportant aux doctrines classiques du droit naturel) ni un principe ou un axiome de nature secrètement théologique. Malgré ce qu'en dit le droit, la dignité est bien plus qu'un droit (voir l'explicitation, non dénuée d'ambiguïté, de l'article premier annexée à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : « La dignité de la personne humaine n'est pas seulement un droit fondamental, mais constitue la base même des droits fondamentaux »). En réalité, la dignité est, par nature – mais il va de même du principe d'égalité – un principe métajuridique.
Comment cependant répondre à l'objection que la dignité est une des ces notions métaphysiques indéfinissables, occultes , dont la philosophie analytique nous a délivrés ?
C'est là que stratégiquement le pragmatisme peut être d'un grand secours. L'approche pragmatiste ne tient pas lieu de fondation, apportant une solution nouvelle à l'impossible fondation de la dignité. Elle est requise afin d'évaluer ce qu'il advient lorsque la nécessité de ce transcendantal est contestée ou critiquée (par exemple lorsqu'on s'en tient à une conception positiviste étroite qui n'est même pas celle de Kelsen, dès lors que celui-ci maintient justement la place en retrait du transcendantal dans l'ordre normatif).
Les pratiques humaines, prises au sens large, attestent d'un respect ou d'un mépris de la dignité humaine. La dignité ne se reconnaît jamais qu'à des signes extérieurs : certaines manières d'agir, respectueuse ou non de l'humanité de l'homme (posé comme fin en soi ou encore comme ce qui est sans prix), de même – mais ce n'est qu'une analogie au mieux éclairante - que l'existence de l'inconscient n'est attestée que par des symptômes (pathologiques ou non). Mais comme telle, répétons-le, la dignité ne se montre jamais. Parce qu'elle fait signe vers l'originaire qui reste enfoui, la dignité n'est pas une notion définissable. Toute tentative de définition n'est jamais qu'une manière déficiente de faire signe vers l'humanité nocturne de l'homme, mais force est de reconnaître qu'une fois qu'on a dit cela, on n'a pas dit grand chose. Elle est un principe d'action et c'est seulement dans le respect qu'elle commande qu'elle se donne à voir, ou, pour le dire autrement, le respect est l'expression indicielle de la dignité.
La dignité est le principe invisible qui se tient à la source des normes lorsque l'amour fait défaut. Ou, pour reprendre les termes de l'analogie évoquée : la dignité est l'inconscient de la loi. La pertinence de la formule s'arrête à cela que la dignité n'est bien évidemment pas une pulsion, mais elle n'est pas sans raison, dès lors qu'elle est une fin-en-vue qui vise à surmonter des obstacles et à se traduire de façon dynamique dans des normes constituées.