On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 30 mai 2010

Serge Celibidache again

Comme il est enfantin de croire que la musique représente quelque chose, les trilles du piano les jeux de l'eau qui coule ! Ce qu'elle est en mesure de révéler est d'une toute autre importance : le fait que chacun est un être absolument unique. Tels sont les courts propos que tient ici le grand chef Serge Célibidache. Voyez la remarque qu'il ajoute sur le pouvoir de spiritualisation de Beethoven écrivant ce sublime scherzo de la 9e alors qu'il était déjà sourd : bien qu'il fût déjà incapable d'entendre une seule note, il savait exactement comment aller sonner ce qu'il composait dans sa tête et couchait sur le papier. Quant à l'affirmation, un peu dépitée, que la musique n'a rien à voir avec l'argent et les contrats... Quel bonheur toujours de voir et d'entendre ce Maître - dans son cas, le titre n'a rien de galvaudé ! - si exigeant, plein d'humour et attachant, qui était de surcroît un penseur très profond.

jeudi 27 mai 2010

A la nuit montée

Hier soir, comme la lune s'élevait dans un ciel encore mêlé de gris, à une branche de pin s'égosillait, haut perché, un petit oiseau – à ma grande tristesse, le chant des oiseaux se fait rarement entendre dans ma maison –, cependant que deux crapauds croassaient paisiblement se répondant en rythme l'un à l'autre. Alentour les hauts arbres entraient tranquillement dans l'ombre qui suit le déclin du jour. Et la nuit monta. (Il ne faut pas dire, m'avait presque tancé René Char le jour maintenant lointain où je le rencontrai et comme nous nous apprêtions, mon amie et moi, à le quitter, qu'elle « descend ». Eh bien, soit ! Je ne vais tout de même pas contredire le grand poète !)
Les animaux auraient-ils appris à commencer leur vie lorsque les hommes cessent la leur ? La sagesse imperturbable de la nature m'a toujours profondément frappé comme si, malgré tout le mal que nous lui faisons, les dévastations irréversibles que nous lui infligeons, nous étions, nous les êtres humains, quantité négligeable, à peine des moucherons sur le cuir d'un éléphant. Cette image me vient toujours à l'esprit lorsque je vois de loin des skieurs minuscules descendre les flancs d'une montagne laquelle reste impassible dans sa splendide indifférence et sa royale solitude. Hélas, ces flancs nous les creusons aussi et les dévorons à l'envi, en sorte qu'impasssible, il y a beau temps qu'elle a cessé de l'être.
Si la nature n'était rien et que nous étions tout, d'où vient que nous trouvions tant de bonheur et de sens mystérieux à nous ressourcer à son silence ?
Que l'homme soit devenu un prédateur cruel et inutile, qu'il eût mieux valu pour tous ne jamais voir apparaître, n'est pas une idée que je partage - j'en connais les terribles dangers -, mais c'est une tentation à laquelle il faut parfois faire un effort pour résister. Au reste, cet homme-là, de l'exploitation sans frein et sans limites des biens naturels et disponibles, est apparu il y a quelques siècles à peine. En d'autres temps, en d'autres lieux, si les hommes savaient mieux se tenir à leur place, c'est qu'ils en avaient une. On peut seulement espérer qu'ils la retrouvent, avec un plus grand sens de la mesure et de la justice. Pour qui sait l'entendre, le grand cyprès qui s'élève devant ma terrasse n'enseigne pas une autre leçon.

lundi 24 mai 2010

Lao She (老舍), Growing Flowers

Elisa Hörhager, de nationalité allemande, est étudiante à Sc-Pô (Aix-en-Provence) - sans doute la plus brillante que j'ai eue depuis des années - et à l'université de Lettres où elle suit des cours de chinois. Ayant lu mon précédent billet sur les acacias, elle a eu la gentillesse de m'envoyer ce court récit, simple et délicieux, de Lao She, qu'elle a traduit du chinois en anglais – mon Dieu, elle est ... quadrilingue ! - accompagné d'une brève présentation de l'auteur. Qu'elle soit infiniment remerciée pour sa générosité. Quant à son talent, franchement, je m'incline !


Lao She (老舍), écrivain et dramaturge, est un des plus grandes figures de la littérature chinoise du XXe siècle. Né en 1899 de parents mandchous, il acquiert la célébrité pendant la période de floraison qui fait suite à la révolution littéraire chinoise (1927). Ses deux œuvres les plus connues sont le roman Le tireur de pousse-pousse (駱駝祥子) et la pièce de théâtre La maison de thé (茶馆). Après la révolution communiste, il s'engage dans la littérature révolutionnaire et devient, sous l'ère Mao, une figure influente de la vie intellectuelle. Dénoncé pendant la montée de la Révolution culturelle, il meurt tragiquement en 1966, s'étant prétendument jeté dans le lac Tai Ping (une version généralement contestée aujourd'hui).

Le texte suivant - un exemple classique du genre - est en langue parlée baihua. Il s'inscrit dans la forme de textes courts en prose de la littérature chinoise moderne, le sanwen.
Cultiver des fleurs est peut être un écho à la pratique de la pêche sous la Chine impériale, symbole de l'activité du mandarin qui se retire de la vie politique pour devenir philosophe et penseur. Dans les années précédant la Révolution culturelle, cultiver les fleurs était considéré comme une activité "bourgeoise" et "individualiste".
Les oeuvres de Lao She sont traduites en français chez Gallimard et aux éditions Philippe Picquier.


(La maison de Lao She)

I love flowers, therefore I love to grow them. Even so, I haven't yet become an expert at growing flowers, because I have had no time to experiment and research. I consider growing flowers to be only one of the little joys of life. No matter the size of the flowers or their beauty, I'm satisfied if they open at all. Once the summer has arrived, in our small courtyard the plants and flowers start growing abundantly and the kittens find their playground on the roofs of the houses, as there is no place for their games here on the ground.
There might be many flowers, but no exotic or rare flower grows here. It's really not easy to take care of precious plants and flowers. To see them becoming sick and start to die - what a sad thing that is ! Yet I have no desire to spend my time crying. It can't be said that Beijing's climate is particularly auspicious for the cultivation of flowers. It's cold in winter, the wind is raging during spring, and if summer is not very dry, then the rain pours down. Autumn is the best season of all ; however, there is a risk of everything freezing up suddenly. In such a climate, my talent is not sufficient to try growing southern flowers. That's why I only know how to cultivate resistant flowers which are easy to plant.
Nevertheless, even if plants and flowers are able to defend themselves, if I were to leave them and stop taking care of them to let them live and die as they like, most of them would succumb and wilt. I have to take care of them every day, the same way I would take care of a friend. As time goes by, I have acquired a certain know-how : some like the shade, so they should not be exposed to any sun ; others prefer dryness, these shouldn't be watered too much. It's wonderful how, once one has acquired this basic knowledge, the plants live, and what is more, they live three to five years, and continue to grow flowers... How fascinating ! This isn't showing off, it's true knowledge! Acquiring new skills can't be a bad thing.
As everyone knows, I feel pain in my legs. This not only makes walking a bother, but also sitting down for a long time becomes painful. I don't know if the plants are grateful for the care they receive, but as for me, I have to thank them. While I'm at work, after having written several dozen characters I go and have a look round the courtyard. I water some plants, move several flower pots ; then I go back into the house and return to my work, after which I come back out... I always follow this work cycle ; in a certain manner, I combine intellectual and physical work, and how much better for my body and soul it is - much better even than taking medicine.
If ever a storm breaks loose, or the weather changes in a violent manner, everyone has to be mobilized with the greatest urgency to save the flowers. Several hundreds of flowers have to be brought into the house, so that everyone suffers from muscle aches and is sweating incessantly. The next day, once the weather is fine again, we have to carry all the flowers back out. Again, we all have sore muscles and become sweaty and tired. But it's so intriguing ! Isn't it true that it takes physical effort to make even the tiniest flower grow ?
As soon as the milkman has come through the door and entered our courtyard he exclaims : « How wonderful it smells! ». His reaction makes our entire family feel proud. When the time comes for the Night Blooming Cereus to flower, we arrange to meet with some of our friends, to take a nightly walk in the garden, holding candles in our hands – such a great pleasure! Once the flowers have opened, as each plant divides itself into many buds, I give several of the buds to my friends. When I see the fruits of my efforts being carried away by my friends, I naturally feel very satisfied.
There are of course also unhappy moments. This summer, I had three hundred buds of chrysanthemums in the earth and not yet transferred to the flower pots. A violent rain started pouring down. The garden wall of the neighbors collapsed, and more than thirty different species of chrysanthemums, a hundred or more buds, were crushed. The whole family stopped smiling.
There are joys and sorrows, smiles and tears, flowers and fruits, perfumes and colors, at the same time as there is work ; there is the constant process of learning, and all of this is the joy of growing flowers
."

samedi 22 mai 2010

Acacias en fleur


(Alberto Giacometti, Fleur en danger, 1933)

Chaque année, la floraison éphémère des acacias - peu avare, la nature en prodigue pourtant à foison plus de mille cinq cent espèces - est source pour moi d'une véritable joie. Longtemps je guette la sortie de l'hiver et le jour où je pourrai humer à leurs grappes blanches ce merveilleux parfum qui dure seulement quelques jours à peine. Cette saison, voici plus d'une semaine que les arbres sont en fleur et semblent vouloir résister au vent qui s'apprête à les disperser. Et ce petit bonheur qui n'est pas rien se perpétue gracieusement soir après matin. Pour un temps qui sera bref, et qui en fait tout le précieux.

Je connais peu l'univers des fleurs et n'ai guère de talent, de savoir ou d'expérience pour les cultiver dans les règles de l'art : généralement, une fois mal plantées sans doute, trop ou trop peu arrosées ou bien c'est la terre qui ne convient pas, elles se flétrissent et tombent tête basse comme des pleureuses en peine. Je ne me débrouille bien qu'avec celles qui, indépendantes et menant leur vie dans leur coin, demandent peu de soin, juste un peu d'eau de temps à autre. C'est dire mon peu de mérite ! Si vous voyiez mes pauvres rosiers : mis en pot, ils ressemblent à des sculptures de Giacometti. Serait-ce trop leur demander de faire un petit effort du côté, je ne sais pas, de Rubens, de Botéro ou d'Henri Moore, histoire de se mettre un peu en chair ? Pourtant, ils devraient savoir que j'y mets de la bonne volonté. Mais allez donc attendre des fleurs qu'elles fassent preuve de compassion : si vous ne savez pas vous y prendre avec elles, vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même ! Oserai-je dire, mais ce serait trop impudent, que c'est là leur côté "féminin" ?

Il doit bien y avoir une autre explication. C'est tout de même trop facile de s'en prendre toujours aux autres : on y sent le goût rance du ressentiment. Et sentir mauvais au-dedans de soi, c'est tout de même un peu désagréable, surtout si ce devait être à cause des fleurs ou des femmes qui méritent quand même mieux. Je suis prêt à payer de ma personne pour rester propre et ne pas m'empester moi-même puisqu'il faut bien, n'est-ce pas ? que je m'accompagne. (Il me revient soudain que c'est dans le même sens qu'Hannah Arendt interprète la fameuse phrase de Socrate dans le Protagoras de Platon : "Nul n'est méchant volontairement", c'est-à-dire nul ne peut souhaiter vivre en compagnie d'un méchant si ce méchant, c'est soi-même : "Si je ne peux accomplir certaines choses, c'est, parce que si je les faisais, je ne pourrai plus vivre avec moi-même"*). Enfin pour rendre mon propos plus clair - ah! en finirai-je avec la déplorable tendance à prendre constamment des chemins de traverse - si mes fleurs sont pitoyables, nul besoin de pester contre elles ! Faut apprendre le métier, mon gars, aurait-on dit en d'autres temps. Je vois pourtant dans mon incompétence une autre leçon.

Cette fâcheuse tendance à réduire les choses à l'état de squelette, ce doit être la maladie du concept qui poursuit le philosophe. La fleur éteinte nous renvoie symboliquement l'image de nos vocations abstraites où la vie, ses nuances, sa richesse et sa complexité, trop souvent se dérobent et se fanent. Ce qu'on gagne en intelligibilité trop souvent se paye de la perte de la prolixité du singulier. De là l'admiration que je voue au romancier (au vrai romancier, s'entend).

Etrange et imprévisible, la façon qu'ont les idées de s'enchainer et de se chevaucher. On part d'un sujet, et le fil se tisse pour vous conduire là où l'on ne s'attendait pas, selon une alchimie, un jeu secret de correspondances qui ne tient pas qu'à nous mais où malgré tout on expose quelque chose de soi.

* Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 124.

vendredi 14 mai 2010

Télévision et violence, revue Esprit (mai 2010)

La revue Esprit publie dans le numéro de ce mois-ci (France-Rwanda, et maintenant ?, mai 2010) l'article que nous avons co-signé, Laurent Bègue, professeur de pyschologie sociale à l'université Grenoble, et moi-même : "La télevision favorise-t-elle les comportements violents ? De Tueurs-nés à La Zone extrême."
Laurent, qui en est le principal rédacteur - ma contribution a été tout à fait modeste - apporte une riche et précieuse documentation sur cette question, sujette à bien des controverses, où les opinions l'emportent souvent sur ce que les recherches expérimentales nous permettent de dire avec un peu de certitude : l'effet, souvent de désinhibition, de désensibilisation et de banalisation, que les émissions violentes exercent sur les spectateurs qui y sont exposées pendant une durée de temps plus ou moins longue, quoiqu'il soit difficile, sur cette base, d'expliquer les actes effectifs de délinquance et, plus encore, d'établir une relation qui serait de stricte causalité.
La deuxième partie de l'article revient, plus longuement que nous l'avions pu dans l'article précédemment co-signé dans Le Monde (9 mars 2010), sur l'émission de télévision La Zone Extrême : ses apports et ses limites.
  • www.esprit.presse.fr
  • mardi 11 mai 2010

    Colloque sur le mal

    En compagnie des philosophes André Comte-Sponville et Françoise Dastur, lors d'un récent colloque sur le mal organisé par François Lapérou à Cannes.

    dimanche 9 mai 2010

    Conférence d'Amartya Sen, The Search For Justice

    Dans cette courte conférence, passionnante et fort claire, prononcée le 25 février 2010, Amartya Sen, prix Nobel d'économie (1998) et professeur d'économie et de philosophie à l'université d'Harvard, revient sur certaines des idées fortes exposées dans son dernier ouvrage, L'idée de justice, auquel j'avais consacré un précédent billet ("Amartya Sen, Martha Nussbaum et l'idée de justice").

    mercredi 5 mai 2010

    Théophane

    Le monde est tellement meilleur avec toi, ta gentillesse, ta gaieté et ta joie de bel enfant. Dix ans déjà. Joyeux anniversaire !