On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 25 mars 2014

In Memoriam Jean-François Mattéi

C'est avec tristesse et stupeur que nous apprenons le soudain décès du philosophe Jean-François Mattéi. C'était un homme d'une immense culture, profondément engagé dans la défense des plus hautes valeurs de l'humanisme européen dont il s'inquiétait du déclin et qui laisse une œuvre de première importance consacrée autant aux philosophes grecs, dont il était un éminent spécialiste, à Heidegger, à Nietzsche, à Camus, natif comme lui d'Algérie et dont il se sentait proche, qu'à des sujets de société, toujours traités avec une intelligence éclairée et venant de très loin. Excellent pianiste, c'était aussi un grand amateur de jazz et de cinéma, incollable sur les comédies musicales américaines auxquelles il avait consacré un de ses plus beaux articles. Telle était l'amplitude de l'homme qui nous laisse aujourd'hui esseulés. A titre personnel, c'était aussi, depuis plus de vingt ans, un ami très cher.

vendredi 21 mars 2014

Manifeste contre la déliquescence du débat public

Notre dignité de citoyen est offensée. Offensée par la tournure d'une violence inouïe et qui s'accroît de jour en jour que prend dans notre pays de vieille tradition républicaine et démocratique le débat public. Et nous protestons. Ce n'est pas cela M et Mme les Gouvernants que nous attendons de vous.
Nous voulons que les controverses politiques répondent à la crise profonde que notre pays traverse, qu'elles apportent sinon des solutions du moins des propositions éclairées, justes et équitables à la souffrance qui touche des millions de nos concitoyens. Nous voulons que l'action publique cesse de naviguer à vue, sans vision compréhensible, renvoyant les partis dos à dos et laissant place à un sentiment général d'impuissance qui fait le lit des extrêmes. Nous voulons que le politique nous propose ce que nous pouvons raisonnablement espérer dans un monde soumis à des contraintes lourdes et à des menaces qui deviennent de moins en moins incertaines. Nous voulons en somme que les véritables problèmes économiques, sociaux et écologiques soient affrontés avec courage par des hommes et des femmes assez honnêtes et intègres pour ne pas les dissimuler et que soit ouvert l'horizon d'un projet commun sur lequel une majorité pourrait s'entendre.
Mais nous ne voulons pas que notre pays soit gouverné par les diktats d'une technostructure qui ne laisse aux controverses politiques que l'écume boueuse des ambitions personnelles, des luttes pour le pouvoir et des règlements de compte. Et surtout, nous ne voulons plus assister passivement à l'étalage quotidien de ces affaires qui donnent à tort l'impression d'une corruption généralisée des élites et dont chaque camp s'empare à plaisir pour discréditer l'adversaire. Nous comprenons que l'action politique concrète ne se déroule pas dans le monde rêvé des cités parfaites et nous savons que les luttes partisanes sont d'une grande dureté, mais il y a des limites et des conditions à notre adhésion. Que les dirigeants politiques se déchirent publiquement sur tous les médias à coup de manœuvres, d'injures, d'accusations, de mensonges éhontés nous laissant dans le noir de savoir qui savait quoi et nous prenant en otage, non cela nous ne l'acceptons pas. Nous ne supportons plus l'amertume qui nous saisit devant le pourrissement lamentable du débat public qui prend chaque jour davantage l'aspect obscène de la téléréalité. Notre conception de la démocratie s'effraie de ces dérives qui, avant toute autre conséquence, porte atteinte à notre dignité de citoyen et nous refusons d'être les spectateurs inactifs de la pièce nauséabonde qui se déroule sous nos yeux au mépris des principes élémentaires de la décence commune, de vertu et de transparence.
Ce manifeste citoyen peut être signé à l'adresse suivante :

  • www.facebook.com
  • mercredi 19 mars 2014

    Les limites morales du marché, ce que l'argent ne peut pas acheter selon Michael Sandel

    Un excellent compte-rendu du dernier ouvrage du philosophe américain Michael Sandel, What Money Can't Buy, The Moral Limits of Markets, par Olivier Fressard, dont voici les premières lignes :

    Le philosophe américain Michael J. Sandel vient d'écrire (2012) un petit ouvrage à la fois simple à lire et fort percutant. Certes, la critique de l'économie marchande du point de vue de la morale n'est pas nouvelle. Elle est presque aussi ancienne que l'institution du marché moderne. Mais Sandel ne s'en tient pas à des considérations morales générales. Il appuie sa critique et sa démonstration sur un diagnostic fort précis. Depuis les années 1980 et 1990, en particulier aux Etats-Unis, le marché, ses mécanismes et sa logique, ont envahi de nombreux domaines qui lui étaient jusqu'alors restés extérieurs. Le libéralisme économique a, à cette époque, triomphé et a chassé du paysage, avec une confiance en soi croissante, les valeurs qui donnaient d'autres significations qu'économiques à des biens et des activités qui leur étaient, jusqu'alors, réputés étrangers.

    Ce qu’on peut aujourd’hui acheter sur le marché

    Sandel fournit des exemples forts concrets de ce phénomène. Le lecteur sera surpris et, souvent, choqué de voir tout ce que l'on peut désormais acheter sur le marché ainsi que tout ce qui peut être objet de spéculation ou de pari. Qui sait, par exemple, que les gens qui en ont les moyens paient, dans un nombre croissant d'occasions, des personnes, nécessairement démunies, pour faire la queue à la leur place, que ce soit pour assister à un spectacle ou s'inscrire à l'université, pour faire enregistrer ses bagages ou rendre visite au médecin? Qui sait qu'on incite de plus en plus les enfants à lire un livre ou les étudiants à obtenir de bons résultats à l’université contre de l'argent? Qui sait qu'on peut, moyennant de coquettes sommes, acquérir le droit de traquer et tuer un rhinocéros, une espèce en voie de disparition, ou un morse, animal qui s’offre passivement sans pouvoir fuir? Qui sait que l'on peut acheter un droit d'entrée dans des écoles prestigieuses ou un droit d'émigrer aux Etats-Unis? Qui sait qu'on peut acheter, pour sa santé, n'importe quel organe corporel à quelqu'un d'autre? Qui sait que de plus en plus de personnes spéculent et parient sur à peu près tout ce qu'on peut imaginer, des choses les plus insignifiantes aux choses les plus sérieuses et les plus graves, sur les résultats des prochaines élections comme sur la mort de ses employés via la contraction d’assurances vie? Qui sait, enfin et pour s'arrêter là, qu'un nombre croissant d'associations, d'organismes ou d'institutions, comme par exemple les clubs de baseball ou les établissements universitaires vendent leur nom et, par conséquent, le droit de choisir la manière de s’appeler à des entreprises de marketing ?

    La suite de l'article peut être lue à l'adresse suivante :
  • www.fondationecolo.org

    Présentation de l'ouvrage par Michael Sandel :

  • jeudi 13 mars 2014

    Des Maïdan pour la Syrie

    Tribune parue sur le site du journal La Croix de ce jour.

    Des Maïdan pour la Syrie
    Dire notre refus du discours et de la politique de l'impuissance


    "A quoi bon dénoncer les horreurs du passé, la complaisance des citoyens et des organisations sociales (partis, syndicats, Eglises) qui les ont laissés survenir si nous n'en tirons aucune leçon ? La réprobation rétrospective est une posture aisée et elle est inutile si elle ne nous conduit pas à faire tout notre possible pour empêcher les tragédies qui se déroulent sous nos yeux et dont notre silence et notre indifférence nous rendent complices.
    Trois ans après le début de l'insurrection contre le régime de Bachar el-Hassad, les souffrances quotidiennes subies par  le peuple syrien sont une réalité que nous ne pouvons plus continuer de tolérer. Voilà ce que nous devrions faire entendre aux responsables politiques de nos Etats démocratiques qui prétendent que la situation est tellement complexe, inextricable, qu'à part tenter de réunir les protagonistes du conflit, il n'y a vraiment rien à faire, rien de raisonnable du moins. Nous avons tant intégré ce discours de la Realpolitik, répété à l'envie par les analystes, que notre déploration s'accompagne d'une attitude généralisée de passivité. Mais pour en arriver là, il aura fallu que nous ayons oublié les vertus de la mobilisation collective. Ce discours réaliste justifie une politique de retrait dans les affaires syriennes. Du reste, c'est à peine si on en parle encore depuis les événements d'Ukraine et maintenant de Crimée. Mais imagine-t-on que nos gouvernants pourraient continuer d'adopter une telle pusillanimité si jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, se réunissaient des milliers, des dizaines de milliers de manifestants, plantant leurs tentes sur les principales places et artères des capitales occidentales pour clamer haut et fort : nous ne partirons pas tant que vous n'aurez pas tout essayé, tout fait, et de concert, pour mettre un terme au massacre des innocents.
    Quelle solution exactement ? Nous ne savons pas. C'est votre responsabilité, Mmes et MM nos gouvernants, de la trouver. La nôtre est de vous engager à vous y atteler et ne nous dites pas qu'il faut se résoudre à être les spectateurs de l'inévitable. Nous ferons de Times Square, de Piccadilly Circus, de la place de la Concorde, de tous les lieux où se réunissent les hommes libres, autant de Maïdan, non pour la défense de nos intérêts mais pour la garantie des principes et des droits sans lesquels la vie humaine est une existence sans dignité. Et quel droit est plus fondamental que de ne pas laisser des femmes et  des enfants être exposés aux viols, aux tortures de la faim, aux bombes et à la mort, à la nécessité de vivre comme des rats pour espérer survivre peut-être ? Face à une telle détermination, aucun dirigeant ne prendrait le risque de soutenir une position « réaliste » qui le conduirait au discrédit, à l'humiliation publique et à la ruine de sa carrière.
    Sans doute, ne s'agit-il là que d'une expérience de pensée, mais elle n'a rien d'une fiction. C'est le devoir des citoyens des sociétés démocratiques, parce qu'ils en ont la liberté, d'exercer un contrôle, voire, dans certains cas, une pression forte sur leurs dirigeants. En l'occurrence, ce ne serait pas pour protester contre tels projets de loi sur les retraites ou le mariage pour tous, lesquels ont pourtant jeté dans la rue des foules considérables. Non, nous nous mobiliserions pour dire notre refus du discours et de la politique de l'impuissance et, en attendant les résultats, pour  faire savoir aux victimes de ce conflit effroyable : vous n'êtes pas seuls.
    Nul angélisme dans ce rappel de notre responsabilité commune à l'égard des politiques publiques, relèverait-elle des affaires étrangères de l'Etat. Face à l'horreur, il n'y a pas de domaine réservé. Sans l'aiguillon de l'idéalisme des citoyens le réalisme n'est le plus souvent, en politique, qu'une forme déguisée de cynisme."

  • www.lacroix.com