On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 19 décembre 2013

Un dispositif de surveillance inconstitutionnel ?

Un des arguments au cœur de l'idéologie libérale de la torture voudrait que ce soit là un moyen désespéré certes mais le dernier disponible en vu de sauver des vies face à l'imminence d'un attentat, lorsque le membre d'un réseau terroriste disposant d'informations cruciales refuse de parler et que les méthodes légales d'interrogatoire ont échoué. Combien de fois a-t-on entendu cette justification aux Etats-Unis au lendemain du 11 septembre, dans un contexte paranoïaque scénarisé par la fable de la "bombe à retardement" où il n'était plus question d'avoir les mains liées par les règles du droit domestique et international mais de garantir, à tout prix, la sécurité des citoyens. Jusqu'à ce jour, pourtant, aucune autorité ayant signé de sa plus belle plume l'utilisation de la torture n'a jamais pu apporter la preuve qu'un attentat aurait été déjoué par ce moyen qui ne constitue pas seulement une violation manifeste de la loi et des droits humains fondamentaux, mais, selon les spécialistes eux-mêmes, une méthode d'obtention de renseignements tout simplement inefficace. Mais ce n'est là que l'aspect le plus scandaleux des politiques publiques menées dans le cadre de la « guerre contre la terreur ».
Moins barbares que les tortionnaires mais tout aussi discrètes, les agences américaines de renseignement, en particulier la NSA (National Security Agency), ont secrètement mis au point un système mondial de surveillance dont l'ampleur, qui s'étend bien au-delà des frontières des Etats-Unis, est apparue grâce aux révélations de l'informaticien Edward Swoden.
Suite à une plainte déposée par l'activiste conservateur, Larry Klayman, le juge fédéral Richard Léon du tribunal civil de Washington a estimé, lundi 16 décembre, que le programme d'écoutes de millions de communications téléphoniques et électroniques de la NSA est "peut-être inconstitutionnel". L'homme paraissait pourtant digne de confiance : il avait été nommé par le président Bush. Mais à qui donc peut-on se fier aujourd'hui ? Dans sa décision motivée de plus de soixante pages, la critique est cinglante : « Je ne peux imaginer une intrusion plus arbitraire et dénuée de discernement que cette collecte et cette conservation systématique, au moyen d'outils technologiques perfectionnés, de données personnelles sur quasiment chaque citoyen ». On s'étonne qu'il ait fallu attendre plus de douze ans après le vote du USA PATRIOT Act* (26 octobre 2001) pour qu'un juge en vienne à reconnaître ce qui semble être une évidence. Je dis "semble" parce que le juge Leon se contente d'un prudent "peut-être" et que jusqu'à présent la Cour Suprême des Etats-Unis n'a pas remis en cause la constitutionnalité de la loi, ni les multiples modifications législatives qui l'ont accompagné. En cas d'appel de la décision du juge, elle sera vraisemblablement saisie de l'affaire et enfin contrainte de se prononcer. Mais il y a plus intéressant encore et qui fait le lien avec l'utilité prétendue de la torture. Le juge Léon émet « de sérieux doutes sur l'efficacité du programme de collecte de métadonnées en tant qu'outil permettant de mener des enquêtes rapides dans des affaires concernant des menaces terroristes » et il ajoute, selon Le Monde d'hier, que « l'Etat fédéral n'a pas été en mesure de citer un seul exemple d'attentat imminent qui aurait été déjoué grâce à cette masse de données recueillies par les services d'écoutes américains ». Où l'on voit comment des politiques attentatoires aux libertés individuelles, légitimée par des fins sécuritaires, se nourrissent de fictions qui constituent, en réalité, une perversion de l'imagination et de l'esprit avant de conduire à une perversion de la société démocratique dans son ensemble. C'est là une des conclusions les plus frappantes, et qui fut la plus difficile à trouver, auxquelles aboutit le livre que j'ai consacré à la torture.
Il faut s'en tenir aux principes, certes, mais on peut toujours les discuter. Les faits, eux, sont implacables et ils apportent un démenti à la justification que les plus hauts responsables de l'Etat américain ne cessent de présenter comme une nécessité lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre la défense des droits et la garantie de la sécurité. Nombre de citoyens américains - mais ils sont loin d'être majoritaires, même dans le camp démocrate - se désolent que le président Obama ait cédé à ces sirènes et signé une prolongation pour une durée de quatre ans des trois dispositions principales de la loi de 2001 (PATRIOT Sunsets Extension Act of 2011), sans parler de son refus de fermer Guantanamo ou du recours institutionnalisé aux exécutions ciblées qui, au regard du droit international, sont tout simplement des assassinats. Mais là, il n'y a personne, nul proche ou famille, pour se tourner vers le juge et le droit est violé en toute impunité.
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* USA PATRIOT est l'acronyme de "Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism". Qu'on parle de loi (law) ou d'acte (act), dans les deux cas, il s'agit bel et bien, dans le droit américain, de lois, avec cette différence que la première traite de dispositions générales et la seconde de situations spécifiques.

vendredi 6 décembre 2013

L'accès au droit : du droit au droit à l'insécurité juridique

En mémoire du pacificateur, aujourd'hui disparu, dont il n'est pas nécessaire de faire une icône pour que soient honorés son courage et sa grandeur d'âme. En tenue de prisonnier, en habit de président, l'homme avait l'allure et les modes d'un grand seigneur. Il est vrai qu'il était de descendance royale.

Conférence prononcée aujourd'hui à Sciences-Pô Aix, lors du colloque "L'accès au droit" :

« Expression élémentaire du souci de sécurité juridique, l'accès au droit est devenu le dogme par excellence […] Accéder au droit est aussi nécessaire qu'accéder au savoir ou aux soins : une condition du respect de la dignité de la personne humaine. Pour cette raison, l'accès au droit est désormais érigé en facteur de la lutte contre l'exclusion. », note le professeur Nicolas Molfessis de l'université Panthéon-Assas [« La sécurité juridique et l'accès aux règles de droit »]. Les politiques publiques et les textes législatifs qui ont mis en place, depuis les années 1990, les nouveaux dispositifs institutionnels de l'accès au droit répondent, en effet, à deux finalités complémentaires, l'une de sécurité juridique qui va bien au-delà des exigences traditionnelles d'accessibilité, d'intelligibilité et de prévisibilité des normes, l'autre de lutte contre les inégalités sociales dans la logique de solidarité et de garantie effective des droits individuels propre à l'Etat-providence.

Au-delà des droits formels

La capacité à connaître et à exercer ses droits est une composante essentielle de la citoyenneté dans une société démocratique et c'est sans doute une des plus formes les plus insidieuses de l'exclusion que de se trouver, pour des raisons diverses et pas seulement financières, incapable de connaître et de faire valoir ses droits, entendus en un sens bien plus large que les seuls droits juridiques. L'accès au(x) droit(s) – et la notion doit s'écrire aussi bien au singulier qu'au pluriel – est un principe reconnu et consacré par le droit positif français et européen [Dans un arrêt Golder c. Royaume-Uni, en date du 21 février 1975, la Cour européenne des droits de l’homme consacre un droit d’accès à un tribunal ; voir également le célèbre arrêt Dame Lamotte du Conseil d’État par lequel la Haute juridiction reconnaît un droit au recours ouvert, même en l’absence de texte, contre tout acte administratif.] Mais il ne suffit pas de consacrer un droit pour qu'il soit effectif. Il demeure purement formel et abstrait si des franges entières de la population ne peuvent y avoir recours. La finalité des nouveaux dispositifs législatifs est de restaurer tout à la fois l'accès au droit et le lien social chez les populations les plus vulnérables et cette double finalité ne saurait se réaliser sans le concours d'acteurs multiples, appartenant autant à la puissance publique qu'au milieu associatif, dans un maillage serré qui va au-devant de ceux et de celles qui ont perdu jusqu'au désir de faire valoir leurs revendications légitimes. Les objectifs sont multiples, mais tous obéissent à l'intention de développer, voire de rétablir l'autonomie des personnes, en particulier des personnes les plus démunies, par la prise de conscience de leurs droits. Le but est de restaurer leur sentiment abimé d'estime de soi, « de les valoriser socialement, de faire en sorte qu'elles soient le plus possible actrices de leur vie et non pas spectatrices des déterminismes qui les accablent » note Jacques Faget [« Accès au droit et pratiques citoyennes. Les métamorphoses d'un combat social »].
Les politiques de l'accès au droit ont vocation à aller au-delà de la simple aide juridictionnelle, prévue pat la loi de 1991. Il ne s'agit pas non plus de promouvoir seulement un meilleur accès à l'information juridique ou encore de favoriser le règlement à l'amiable des litiges pour conjurer la juridicisation croissante des rapports sociaux, même si ce sont là les finalités premières de la loi 1998. Ces lois ne sauraient être interprétées seulement, ni peut-être même principalement, comme une réponse de la puissance publique à des droits-créances, sortes de réclamations indéfinies des individus envers l'Etat en général et les tribunaux en particulier : il s'agit bien plutôt de restaurer la conscience d'être un acteur social à part entière, un sujet porteur de droits et d'obligations, chez ceux qui, dans le pire des cas, ont cessé de réclamer quoi que ce soit, sont devenus invisibles et ne demandent donc rien. Les politiques d'accès au droit ne doivent donc pas être comprises seulement comme la réponse adéquate à une demande sociale de droits, même si, fort heureusement, celle-ci existe également et constitue peut-être l'essentiel du travail accompli par les conseils départementaux de l'accès au droit (CDAD), quoi que soit de façon très inégale selon l'intérêt que les collectivités territoriales portent à cette mission d'utilité publique.

La priorité du « aller vers »

Dans cette affaire, le rôle historique d'aiguillon, si j'ose dire, de certaines associations militantes, telle l'association Droits d'urgence, mérite d'être souligné, et il faut aussitôt souligner le partenariat qu'elles ont développé avec les professionnels s'occupant des personnes les plus démunies puis, le temps étant enfin venu, avec les pouvoirs publics eux-mêmes.
Le premier point que je voudrais souligner, et je ne crois pas forcer le trait, est que la finalité qui devrait animer les politiques publiques de l'accès au droit, et qui les anime diversement selon les situations locales et les acteurs en présence, ne vise pas seulement à donner les moyens, financiers, intellectuels, etc. en vue de satisfaire une revendication légitime de droits. Il vise ou devrait viser prioritairement à recréer les conditions d'une telle demande chez les personnes qui l'ont perdue. Il convient donc partir des situations extrêmes d'exclusion, et pas simplement de précarité ou de pauvreté relative, pour saisir ce dont il s'agit, puis, par degré d'intensité décroissante, de descendre du plus dramatique au plus ordinaire. C'est ainsi seulement que l'on peut comprendre en quelle manière les politiques d'accès au droit peuvent répondre à des finalités diverses mais qui ont toutes pour but le renforcement (empowerment) de l'identité et le sentiment d'estime de soi des individus qui sont privés non seulement de biens matériels mais de ces biens intangibles que constituent, selon le chercheur américain Stephen Golub, la capacité à défendre ses droits.
En partant des situations où l'accès au droit se trouve le plus mis en péril – malades mentaux, détenus, personnes sans domicile fixe ou en situation de désocialisation - on comprend que la possibilité effective d'exercer librement ces droits est l'une des conditions d'exercice de la citoyenneté et, plus encore qu'un droit abstrait, formellement garanti, une capacité fondamentale, inscrite dans la dignité humaine. La difficulté, c'est que, dans certains cas, cette capacité ne peut s'exercer sans un premier mouvement qui consiste à « aller vers », dès lors que les plus pauvres ne vont pas vers les recours qui leur sont destinés et qu'ils subissent le droit bien plus qu'ils n'en sont les acteurs, ainsi que le souligne Nicole Maestracci, membre depuis mars 2013 du Conseil Constitutionnel et qui est à l'origine de la notion controversée de « droit opposable ».
On pourrait formuler l'hypothèse que si les politiques d'accès au droit se sont progressivement imposées comme une sorte d'obligation et peut-être même d'urgence démocratique, c'est en raison de cette ouverture asymétrique qui ne répond à aucun appel, une ouverture venue du monde associatif mais appelée à se propager progressivement au législateur et à la puissance publique et qui consiste à « aller vers » vers les populations et les individus qui, par eux-mêmes, sont incapables d'un pareil mouvement. Mais, dans cette affaire, ce ne sont ni la loi ni la puissance publique, nationale ou territoriale, qui ont eu l'initiative du commencement1 et le commencement à quoi il faut donner la priorité, ce sont précisément les plus démunis qui échappent aux dispositifs d'aide et que les institutions n'ont pas pour « culture » d'aller débusquer. Comme le dit encore Nicole Maestracci : « Aller vers », c’est une révolution pour l’ensemble des dispositifs sociaux et pas seulement pour les Maisons de justice et du droit. » De là sans doute la résistance ou l'indifférence de certains départements à mettre en place des CDAD qui soit autre chose que des organismes fantômes ou inefficaces.
Quelles soient ces différences et l'origine de ces politiques, ce à quoi nous assistons, malgré tout, c'est à un souci de la part de la puissance publique de garantir ce « droit au droit » dont personne ne doit se trouver exclu. Et c'est en considérant la situation la pire, qu'on saisit à quel point la capacité effective d'exercer ce droit est impliquée dans le principe normatif de sécurité juridique. Mais dans le même moment, et ce point mérité également d'être souligné, l'inflation croissante du droit, à la fois national et communautaire, conduit à une situation d'insécurité juridique généralisée de plus en plus grande dans un paradoxal mouvement en sens inverse.

Une insécurité juridique croissante

L'accès au droit est évidemment une manière de répondre à la présomption de connaissance du droit en vigueur par les justiciables. Selon l'adage bien connu, nul n'est censé ignoré la loi et cela vaut pour toute personne résidant sur le territoire national, quel que soit son niveau d’éducation et son statut (étranger en séjour dans le pays ou citoyen français, majeur ou mineur, infirme ou valide). Ainsi que le fait remarquer Emmanuel Cartier de l'université Paris I : « Cette présomption traduit une fiction : celle d’une société de juristes éclairés. La société juridique est bâtie sur une fiction qui a comme conséquence indirecte l’obligation pour tout justiciable de se tenir informé des règles juridiques qui régissent la grande variété des relations qu’il peut entretenir dans la société » [« Accessibilité et communicabilité du droit », Jurisdoctoria n° 1, 2008]. Mais comment peut-on répondre à cette obligation, elle-même fondée sur une fiction, dès lors qu'on assiste à une inflation exponentielle du droit positif (national et communautaire) ? Quel accès au droit dans ces conditions ?
«Les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles», rappelle le Conseil d'Etat dans son rapport critique de 2006, intitulé « Insécurité juridique et complexité du droit ». La sécurité juridique est un principe général de droit communautaire reconnu par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européenne [arrêt Bosch du 6 avril 1962] . En France, le Conseil constitutionnel reconnaît, dans une décision du 16 décembre 1999, une valeur constitutionnelle à l'objectif « d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi » ; principe réaffirmé à l'occasion de l'examen de la loi de finances pour 2006 : dans sa décision du 29 décembre 2005, il censure une disposition relative au plafonnement global des avantages fiscaux, en raison de son excessive complexité, qu'aucun motif d'intérêt général ne suffit à justifier. Le Conseil d'Etat, qui en fait déjà application dans l’exercice de ses fonctions consultatives, consacre le principe de sécurité juridique dans une décision du 24 mars 2006 [Société KPMG et autres]. En matière judiciaire, la Cour de cassation prend également en compte les exigences découlant de ce principe.
Le nombre de textes de portée générale en vigueur ne cesse pourtant de croître : on estime qu'aux 9 000 lois et 120 000 décrets recensés en 2000 sont venus s’ajouter, en moyenne, 70 lois, 50 ordonnances, et 1 500 décrets par an. A titre d’exemple, le Code du travail comporte 2 000 pages. Le Code général des impôts compte, pour sa part, plus de 2 500 pages et regroupe 4 000 articles législatifs et réglementaires. Il résulte de cette prolifération que le droit devient de plus en plus instable, illisible et peu prévisible.
Ce ne sont pas ici seulement les plus démunis qui se trouvent perdus dans ce dédale de normes et de règlementations, mais les citoyens dans leur ensemble, les entreprises elles-mêmes qui se désespèrent et souvent les professionnels du droit, magistrats y compris, de sorte que l'idée noble d'un accès de règles accessibles à tout citoyen relève davantage d'un fantasme que d'un but réalisable. On pourrait tout de même se demander dans quelle mesure une telle inflation législative et réglementaire est compatible avec le principe libéral de limitation de la souveraineté de l'Etat, mais c'est là une question plus générale qui dépasse de loin notre sujet du jour. Accès au droit, oui, mais restriction du droit, ce ne serait pas mal non plus pour pouvoir mieux le connaître, le comprendre et s'y tenir. On est loin de cette évolution qui obéit, paradoxalement à des logiques opposées. L'accès au droit protège et socialise, l'inflation du droit rend la société entière plus instable. Sécurité d'un côté, insécurité de l'autre. Plaisante application dans notre République laïque du précepte évangélique selon lequel la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite !

jeudi 28 novembre 2013

Petite explication sur le sens de la controverse entre libéraux et communautariens

Je dédie ce texte à mes étudiants de quatrième année de Sciences-Pô Aix-en-Provence, avec lesquels j'ai traité cette question hier, un peu hâtivement, je le crains.

Sait-on du libéralisme où se trouve le point faible ? Faire une société d'individus isolés en eux-mêmes mais séparés les uns des autres par les œillères de l'égoïsme, sans vertu ni loyauté, sceptique en matière de valeurs mais appâté seulement par les attraits de l'intérêt et faisant commerce et marchandise de tout, jusqu'à d'eux-mêmes ? Mais libéral est d'abord celui qui proclame et défend que les hommes sont libres par nature, qu'il n'est pas de sujétion naturelle de l'homme à l'homme, que s'il faut se contraindre les uns les autres que ce soit par consentement - le pouvoir n'est pas sans bornes ni limites sinon celles que dressent les libertés de culte et d'expression, d'aller et venir et d'entreprendre auxquelles le pouvoir s'arrête. Libéral est l'Etat qui s'autolimite – fait unique - et se tait lorsqu'il s'agit de dire ce qui pour chacun constitue la bonne vie. Neutre, c'est sans trop doute trop dire, tolérant en tout cas au sens le moins condescendant du terme parce ce droit-là, le droit pour chacun de mener sa vie comme il l'entend, d'en être l'auteur, distingue l'homme de toutes les espèces existantes ; c'est à cela en somme que tient toute sa dignité. Libérale est la société qui autorise le réfractaire – à différencier du séditieux – l'hérétique, le dissident à se prononcer contre l'opinion majoritaire, contre les mœurs et les coutumes dominantes, à être sans crainte du côté du petit nombre, à être seul peut-être, assuré qu'il sera de bénéficier des mêmes avantages que la majorité. C'est Descartes jetant au loin les opinions et les préjugés de la tradition et montant seul l'échelle de la raison jusqu'au point où le doute s'arrête, invitant chacun a répéter ce geste individuel et à le rendre universel. C'est Kant élevant l'obéissance à la loi morale au-dessus de toutes les contingences et de tous les calculs, nous faisant écouter la voix de l'obligation qui n'est sociale, ni culturelle ni historique – tel est le pouvoir de la raison pratique de nous rendre libre selon cette étrange et paradoxale liberté qu'est la contrainte d'agir par devoir. C'est Rawls plaçant les acteurs d'un jeu constitutionnel dans la position d'avoir à déterminer les principes de base d'une société juste, à la faveur d'une expérience de pensée qui nous laisse sous un voile d'ignorance, comme si toutes les déterminations qui nous spécifient et constituent notre personnalité pouvaient être occultées sans que notre identité, en tant que sujet rationnel, soit diminuée. Et c'est là que le bât blesse.
L'homme libéral n'est pas nécessairement un individu replié sur soi, content de s'occuper seulement de ses affaires privées. Constant l'ouvrait à la religion, Tocqueville à l'engagement dans la vie associative, Mill à la participation aux affaires publiques et ce sont là les noms des plus grands penseurs libéraux, auxquels s'ajoutent Lamartine, Hugo ou Stendhal qui n'étaient pas exactement des atomes fermés au monde. L'homme libéral n'est pas, par nature, égoïste et replié sur soi, mais c'est un moi désengagé qui s'assume comme tel, parce qu'il refuse d'enraciner sa personnalité dans une affiliation, qu'elle soit familiale ou sociale, culturelle ou historique. Il entend, au contraire, échapper à ces liens en tant qu'être rationnel et autonome, affranchi de toute fin et de tout but préétablis par la nature ou la société, mais capable de choisir librement par lui-même ses fins et ses buts. Tel est le cœur de la critique que les penseurs dits « communautariens » adressent à la pensée libérale : un tel sujet décontextualisé n'existe pas. C'est une pure fiction de l'esprit. Le moi est toujours situé. Nous ne pensons et ne pouvons vivre en-dehors de communautés qui nous précédent et nous forment et si nous avons le loisir de les remettre en cause, de les faire évoluer, ce n'est parce que nous échappons à ces communautés mais parce que celles-ci ont établi un ensemble de "valeurs" autorisant de les contester. Une telle capacité critique est le propre de la société démocratique libérale et elle est inscrite dans sa tradition, de telle sorte que c'est une illusion de croire que l'esprit critique et la capacité d'agir de façon rationnelle se donnent à la faveur d'un détachement de cette tradition. Chacun est fils de son temps, disait Hegel. Et cette historicité est le premier argument que l'on peut opposer à la vision libérale de l'homme. Mais réduire celle-ci à une apologie de l'individualisme, identifié à l'égoïsme, c'est se tromper de cible et viser à côté. La controverse porte sur la nature de l'identité humaine, enracinée dans des communautés historiques et culturelles, d'un côté, ou bien de l'autre, rationnelle, anhistorique et asociale, transcendant toutes les déterminations au nom de l'autonomie. Moi désengagé ou moi situé, identité subjective ou intersubjective, tel est l'objet central du débat dont se déduit la suite des controverses portant sur la nature du lien social : association d'individus rationnels, légitimée seulement par la garantie des droits individuels ou communauté unie par la poursuite du bien commun.
Notons au passage que si le libéralisme politique apparaît sous un autre angle que celui auquel nous sommes accoutumés, il en va de même de la pensée communautarienne laquelle ne saurait être réduite à l'apologie du communautarisme et de la ghéttoïsation sociale des groupes ethniques et culturels.

mardi 26 novembre 2013

Pascal, Entretien avec M. de Sacy (1)

L’occasion de l’entretien avec M. de Sacy, le directeur spirituel des solitaires de Port-Royal, est le séjour que fit Pascal aux Granges en janvier 1655. La nature du texte est assez obscure. Il n’est pas de la main de Pascal et ne fut publié qu’en 1728 par le P. Desmolets de l’Oratoire, séparé de son contexte et comme faisant un tout à côté des autres œuvres de Pascal. C’est en 1736 dans les Mémoires du secrétaire de Sacy, Fontaine, que l’entretien fut restitué dans son contexte historique.
La réalité de l’entretien fut contestée, en raison des nombreuses négligences qu’on trouve dans le texte qui est une espèce de collage de citations, en particulier de Montaigne (Pascal) et de saint Augustin (Sacy). Pour la plupart des spécialistes (A. Gounelle, Courcelles, etc.) néanmoins le fait qu’il ait bien eu lieu ne fait pas de doute. Le texte lui-même a, selon toute vraisemblance, été rédigé à partir de notes préparés par les deux interlocuteurs.
La rencontre avec M. de Sacy eut lieu peu après la seconde conversion de Pascal, la nuit du Mémorial, le 23 novembre 1654. C’est l’entretien d’un pénitent avec son confesseur. Celui-ci lui demande de lui parler de ses lectures, en vue de connaître son état spirituel. Telle était la pratique habituelle de Sacy : parler de la préoccupation principale de ses interlocuteurs, puis la rapporter à Dieu. Sacy n’est pas un philosophe. Il considère la philosophie comme une vaine curiosité, source d’orgueil et de suffisance, dangereuse pour le salut de l’âme. Ce qui l’intéresse, c’est l’état spirituel de Pascal dont il s’inquiète, connaissant la réputation de grand savant, de mathématicien et de physicien, qui le précède. Le sujet de la discussion est la philosophie, mais son but est spirituel : ce qui fait question entre Pascal et Sacy, c’est l’utilité spirituelle de la philosophie. Pascal est convaincu, comme Sacy, que le Dieu des philosophes n’est pas le Dieu vivant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est un Dieu d’amour et de miséricorde, et non une abstraction. Dans les Pensées, Pascal identifiera le déisme à une forme d’athéisme (Fragment 690 : « Le déisme presque aussi éloigné de la foi chrétienne que l’athéisme »), et n’hésitera pas à écrire que « la philosophie ne vaut pas une heure de peine » (Fragment 118, intitulé « Descartes »).
Pascal, non moins que Sacy, est convaincu que la vérité ne se trouve pas dans le livre des hommes, mais dans les Ecritures, dans le Nouveau Testament et dans l’Ancien (en tant que « figure » des Evangiles). Mais les livres « humains » peuvent-ils conduire, malgré leurs défauts, plus encore du fait de ces défaut, à Dieu ? C’est la réponse positive à cette question qui va nourrir le fil de l’entretien avec Sacy, lequel ne se départira jamais de sa réserve première.
La philosophie, selon Pascal, peut être au service de l’apologie de la foi chrétienne dès lors que sont mises en évidence les limites de la raison humaine et que s’ouvre, en ses limites mêmes, la vérité la plus haute vers laquelle elle conduit mais qu'elle ne peut produire, exigeant son propre dépassement et son anéantissement dans la foi. Telle est la thèse que Pascal va développer en conclusion de sa présentation d’Epictète et de Montaigne : la philosophie peut contribuer, d’une manière paradoxale, à l’élaboration d’une apologétique rationnelle.
Epictète et Montaigne sont les représentants, selon Pascal, des deux courants principaux de la philosophie : le stoïcisme qui exalte la grandeur de l’homme, le scepticisme – qu’il appelle généralement le « pyrrhonisme » - qui l’humilie. Ces deux écrivains moralistes enseignent davantage un art de vivre, qu’une métaphysique et ils comptaient parmi les auteurs les plus lus au XVIIe siècle (auxquels il faudrait ajouter saint Augustin). L’influence des Essais de Montaigne était considérable sur les hommes du Grand Siècle, et tout particulièrement sur Pascal lui-même qui est nourri de cette lecture.
Ce projet d’user de la philosophie au profit d’une apologie rationnelle de la foi, qui rompe totalement avec les arguments traditionnels, scolastiques, de l’apologétique, Pascal l’avait exposé bien des années auparavant – sept pour être précis -, mais il avait fait alors l’objet d’une vive réprimande. Entre temps, la nature du projet avait fortement changé.
[A suivre].
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Les fragments cités sont tirés de l'édition Brunschvicg des Pensées.

samedi 23 novembre 2013

Responsabilité

On peut apprendre dès le plus jeune âge à jouer d'un instrument et atteindre, pour peu qu'on ait un peu de talent, un niveau qui ne sera peut-être pas celui d'un grand artiste ou d'un virtuose, mais permettant d'interpréter convenablement de magnifiques partitions, et il n'est pas impossible d'être formé et d'accéder à une certaine excellence dans la pratique d'un sport, mais qui nous apprendra les règles de l'art d'écrire et de maîtriser, un peu serait déjà beaucoup, les immenses possibilités de la langue ? C'est un apprentissage que l'on doit faire seul, l'école n'est d'aucun secours et nous restons avec un vocabulaire qui s'effiloche, une grammaire que l'on maltraite et de bien pauvres moyens d'expression. Comme cela est désolant ! Introduire un tel apprentissage dans le parcours universitaire serait une réforme utile et formidablement libératrice. Est-ce la raison pour laquelle il y a peu de chance qu'elle voit jamais le jour, se serait-on avisé d'y songer ? Il est vrai que les mots peuvent être des armes. Quel pouvoir voudrait s'exposer à l'insurrection d'une parole qui serait dotée de la puissance du style ? Je vois pourtant là un projet de réforme pédagogique profondément libéral. Il fut un temps, pas si lointain, où les polémiques étaient trempées dans la plume de grands écrivains et elles portaient loin. Nul ne les a remplacés. S'étonnera-t-on dans ces conditions de la pauvreté de nos débats ? Le fond se vide lorsque l'art de le mettre en forme se perd. Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? A défaut d'être formé, se former soi-même par la lecture et la pratique des grandes œuvres. Les effets de ce travail ne sont pas qu'individuels, ils sont politiques. Qui sait si ce n'est pas là une expression de notre responsabilité citoyenne ?

mardi 19 novembre 2013

Les mésaventures du cerveau de Talleyrand

Extrait de Choses vues, dans lequel Victor Hugo relate avec une ironie toute voltairienne ce qu'il advint, après sa mort le 17 mai 1838, du corps de Talleyrand et d'une partie non négligeable de son organisme ou variation plaisante, quoique assez macabre, sur le thème de la vanité des choses humaines et de leurs grandeurs supposées :

Des médecins sont venus, et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Egyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur la table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d'hommes, construit tant d'édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu'ils avaient laissé : Tiens ! ils ont oublié cela. Qu'en faire ? Il s'est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé et a jeté ce cerveau dans cet égout.
Finis rerum

dimanche 17 novembre 2013

Victor Hugo, "Pensar, dudar"

"Pensar, dudar" [" Penser, douter "], Les voix intérieures, XXVIII, poème de Victor Hugo, daté du 8 septembre 1835, dans lequel il adresse à son amie et confidente, Louise Bertin, ses angoisses religieuses :

Quand on ne songe plus, triste et mourant effort,
Qu'à chercher un salut, une boussole, un port,
Une ancre où l'on s'attache, un phare où l'on s'adresse,
Oh ! comme avec terreur, pilotes en détresse,
Nous nous apercevons qu'il nous manque la foi,
[...]
Cette absence de foi, cette incrédulité,
Ignorance ou savoir, sagesse ou vanité,
Est-ce, de quelque nom que notre orgueil la nomme,
Le vice de ce siècle ou le malheur de l'homme ?
Est-ce un mal passager ? est-ce un mal éternel ?

Notre esprit contemporain douterait, pour le moins, que le manque de foi soit un mal tout court, voyant dans ces interrogations et ces tourments les reliquats d'une ancienne illusion, toujours persistante. Mais être certain que c'est cela et rien de plus, non, en ferais-je l'aveu ? je n'ai pas cette assurance ou, si l'on suit Hugo, un tel "orgueil". La sensibilité religieuse est entre les hommes une grande marque de division, selon qu'on l'éprouve ou qu'on y soit totalement étranger, mais elle n'oppose pas les croyants aux non-croyants. Pascal s'adressait à ceux qui, malgré leur absence de foi, pouvaient l'entendre, non à ceux qui ne voient là que des gémissements dont l'intelligence ou la raison nous libère. Entre ces deux camps, il n'est sans doute pas possible de trancher - qui est clairvoyant ? qui est aveugle et égaré ? - du moins peut-on savoir dans lequel on se trouve. Selon le cas, le poème de Hugo sera ou bien une simple rêverie poétique ou bien l'expression d'une angoisse douloureuse et sérieuse.

jeudi 14 novembre 2013

Précision

On s'étonnera peut-être du choix de mettre en ligne les extraits de la publication d'un auteur qui n'a pas laissé de traces - force est de le reconnaître, malgré le respect que j'avais pour lui et l'amitié qui nous liait - traitant d'un sujet à ce point décalé d'avec la réalité des jours derniers. Mais les précédents billets ont déjà donné dans ce registre et les controverses ont été assez vives pour qu'il soit inutile d'en rajouter. Si vingt-et-un préfets s'émeuvent que la société française soit au bord de l'explosion sociale, laissons à d'autres le soin d'en analyser les causes et de se faire les exégètes d'un texte qui se déchire. J'ai un peu dit ce que j'en pensais et des réformes, jusque dans nos modes de pensée, qu'il conviendrait d'opérer et qui n'est pas une affaire simplement de politique fiscale. Pour le reste, j'entends rester tête nue et ne revêtir le bonnet d'aucune cause partisane. La pensée de Pascal vaut peut-être autant qu'on s'y attarde que les intérêts des équarisseurs méritent d'être défendus. Petit conseil à leur endroit : lire 180 jours d'Isabelle Sorente, où l'on voit ce qu'il en est du monde des abattoirs. Quel inquiétant phénomène, cette remise en cause radicale de l'autorité de l'Etat que la légitimité démocratique ne suffit pas à garantir.

mercredi 13 novembre 2013

Alexis Sarentchof, Conversations sur le mal (I)

Extrait des Conversations sur le mal, où il est question de la conception chrétienne du mal. L'ouvrage, publié en 1985 chez un petit éditeur à Genève, est malheureusement épuisé. Alexis avait eu la gentillesse de m'en envoyer un exemplaire quelques mois avant sa disparition en mer.

“- Mais, en dernier ressort, le mal est une énigme, ne croyez-vous pas ?
- Vous avez raison. Une énigme et qui plonge ses racines dans le mystère de Dieu ou dans certaines capacités, les pires, de l’homme.
- De l’homme, sans doute. Mais qu’entend-on par là ? La nature humaine comme une détermination universelle à laquelle on ne peut échapper, comme dans la doctrine chrétienne du péché originel, ou la nature humaine en tant qu’elle est formée par la société ? Dans ce cas, on ne peut pas proprement parler de “nature”. On n’a affaire qu’à des individus, qui n’ont pas de “nature”, d’essence préétablie, qui sont ce que la société, ou “le temps”, font d’eux. Alors le mal, de quel côté est-il ?
- Je ne suis pas sûr qu’on doive s’en tenir à ces cloisonnements stricts. A chaque fois, si vous suivez la piste jusqu’au bout, vous vous heurtez à des difficultés insurmontables, à un mur.
- Vous pensez donc qu’on ne peut pas échapper à ces apories ?
- Tout de même, il faut distinguer les plans. Et prendre son temps. Considérez, par exemple, la conception chrétienne dans ce qu’elle a de plus général - parce que là encore il y aurait d’importantes nuances à apporter. Que dit-elle en somme ? Qu’à cause du péché d’Adam -appelez-le comme vous voulez : “le péché originel” selon Augustin ou “le péché des premiers parents” selon la formulation des Pères grecs- tous les hommes ont été soumis au péché, au diable et à la mort -c’est ce qu’écrit saint Paul ; il n’y a de salut que par et dans le Christ-Sauveur. Le mal règne sur la terre et Satan est le maître de ce monde, selon les paroles mêmes de Jésus. Le combat entre le bien et le mal est un combat entre Dieu et Lucifer qui était, ne l’oubliez-pas, un ange de lumière. Et ce combat se livre en chaque homme. C’est cela qui est important : que tout se joue dans le cœur de l’homme. Pas dans la société en général, dans ses institutions, mais au plus intime de chacun d’entre nous, selon ses orientations, ses choix.
- Mais cela conduit à une totale passivité à l’égard de tout ce qui dans la société est cause de malheur, d’inégalité, d’injustice. C’est plutôt déprimant.
- Aujourd’hui la plupart des chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, ne sont pas d’accord avec cette conséquence. Ils estiment au contraire que le message chrétien est avant tout “social”. Mais ce n’était pas l’avis d’un homme comme Pascal, par exemple. La société humaine, quelqu’elle soit, est fondée sur l’amour égoïste de soi et par conséquent sur la haine. Réformez autant que vous voudrez la société, ses institutions, ses moeurs, donnez lui une structure démocratique, respectueuse des droits de l’homme, en dernier ressort, vous ne sortirez pas de l’ordre de la haine. Vous n’obtiendrez jamais rien d’autre qu’une meilleure régulation des égoïsmes, jamais une société authentiquement juste. Ca c’est sa thèse fondamentale, et elle exprime parfaitement le point de vue chrétien, quoiqu’en pensent les croyants d’aujourd’hui. Le salut n’est ni social, ni politique, il est d’une nature autre, d’une nature “spirituelle” et il est d’un autre ordre.
- L’ordre de la charité, n’est-ce pas ?
- Exactement. L’essence de la position pascalienne et chrétienne - en fait, là encore, elle est d’origine paulienne - tient dans la distinction des trois ordres : la chair, l’esprit et la charité. Entre ces ordres, il y a un abîme, et même un abîme infini si l’on considère tout ce qui sépare le deuxième du troisième, bien plus infini qu’entre le premier et le deuxième ordre qui en comparaison se touchent, enfin presque.
- Mais cela peut-on encore aujourd’hui le comprendre ? Même les chrétiens, dans leur immense majorité, ne l’acceptent plus.
- Sans doute, mais enfin, tel est le sens du message chrétien. Les croyants, il me semble, perdent beaucoup à ne plus le saisir. La réforme des institutions, il y a toujours des hommes pour la prêcher. Nul besoin d’être chrétien. Les hommes qui les premiers ont adopté cette perspective “révolutionnaire” n’étaient pas des chrétiens. La plupart luttaient même farouchement contre le christianisme. Les philosophes des Lumières, les hommes de 89, Marx, etc. Pour eux le christianisme, c’était une école de la résignation, et qui fait le lit, avec complaisance, des seigneurs, des maîtres et des rois.
- Mais l’Eglise n’a-t-elle pas toujours été du côté des puissants ?
- Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je vous demande non pas de partager sa foi mais d’adopter son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre contre l’ordre de l’amour. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien.
- Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je vous demande non pas de partager sa foi mais d’adopter son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre contre l’ordre de l’amour. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien. [A suivre]

samedi 2 novembre 2013

Romain Gary, le roman du double

Quel plus étonnant et troublant exemple d'un homme aux identités multiples que le double jeu entre Romain Gary et Emile Ajar sur lequel revient longuement ce beau documentaire :

vendredi 1 novembre 2013

Le privé n'est pas l'intime

Une des idées les plus communément admises, répétées à satiété par les hommes politiques et les médias, est que les croyances et les pratiques religieuses relèvent de la sphère privée. Fort bien. Mais que veut-on dire par là ? Que c'est là une affaire de conscience individuelle qui échappe au contrôle et à la compétence de l'Etat ou bien que les croyances religieuses et ce qu'elles prescrivent n'ont pas à se manifester dans l'espace public, devant être circonscrites dans l'univers intime de la maisonnée ? La première interprétation n'est pas autre chose que le rappel d'un droit humain fondamental, la liberté de conscience, s'inscrivant dans la lignée des doctrines classiques de la tolérance. Mais il serait absurde ou alors proprement totalitaire ou marquant tout simplement un retour à l'Ancien Régime de prétendre que le principe de laïcité interdit toute expression publique des convictions religieuses. Imagine-t-on que celles-ci sont des sortes de vêtements que l'on peut indifféremment mettre et ôter selon que l'on est chez soi ou au-dehors ? Est-ce respecter les individus d'exiger d'eux qu'ils renoncent en public à ce que la religion à laquelle ils adhèrent librement exige, les prescriptions alimentaires ou vestimentaires ou encore la pratique régulière de la prière ? Les croyances (philosophiques, morales, religieuses) qui sont les nôtres ne nous appartiennent pas à la manière d'une propriété ; elles sont, pour une large part, inséparables de l'être que nous sommes, de nos « valeurs », de notre mode de vie. Que nous soyons croyants ou non, elles comptent de façon essentielle pour nous, de telle sorte que les respecter est une conséquence du principe de l'égal respect dû à tout homme. Non pas un respect purement théorique, déduit de l'universalité de la nature humaine, abstraction faite des déterminations qui spécifient les êtres et neutralisant leurs différences, mais, au contraire, respect de l'individu effectif et bien réel qu'il est. Ainsi que le remarque Martha Nussbaum : « La religion est essentielle dans l'idée que les gens ont d'eux-mêmes »1. Aussi le respect de la conscience individuelle n'est-il pas simplement une affaire de tolérance, il se déduit du principe même de la dignité humaine et ses applications doivent être aussi larges que possible, dès lors que le droit des autres à mener leur vie comme ils l'entendent fait l'objet d'un égal respect et que les intérêts vitaux de l'Etat ne sont pas menacés.
La laïcité est un principe politique qui établit la neutralité de l'Etat en matière de religion, mais ce principe s'accompagne de l'obligation faite à l'Etat de garantir la libre expression publique des opinions religieuses, dès lors qu'elle ne porte pas atteinte à l'ordre public. « Privatiser » les croyances ne revient pas à les enfermer dans la sphère de l'intime. Cela signifie qu'elles sont, à certaines conditions près, indépendantes du domaine de compétence de l'Etat qui doit rester neutre par rapport elles. Dès lors, il ne faut pas confondre laïcité (neutralité de l'Etat) et sécularisation (liée à la perte d'influence des normes religieuses dans les sociétés modernes), ainsi que le rappelle l'éminent historien et sociologue Jean Baubérot, un des meilleurs spécialistes français de la question, dans son remarquable ouvrage La laïcité falsifiée [La Découverte, 2010] : « La religion, écrit-il, n'est pas une affaire d'Etat, ni une institution publique ou un pouvoir qui peut réprimer ou punir. A chacun de se déterminer, de se rattacher à une religion ou à une conviction comme il le souhaite, de la manière dont il le veut. L'Etat laïque est le garant d'un choix volontaire et libre.
« Affirmer en revanche que la religion ne peut se vivre que dans la sphère privée, au sens de « sphère intime », refuser le droit de manifester ses convictions religieuses dans l'espace public, vouloir neutraliser cet espace public de toute manifestation religieuse, c'est opérer un court-circuit entre laïcité et sécularisation […] La sécularisation est de l'ordre du socioculturel. Elle est liée à une dynamique sociale.
La laïcité permet le choix. Elle donne la possibilité d'avoir des rapports très divers avec la sécularisation , rapports qui sont la conséquence du choix. La laïcité n'impose rien en la matière, pour peu que l'on pratique sa religion de façon tranquille, dans le respect des droits d'autrui. : ce serait déroger à ses principes de séparation, de neutralité arbitrale de l'Etat, de liberté de conscience et d'égalité des citoyens. »
On peut voir, note encore Baubérot, dans le port de la burqa, du nicab, de la robe de bure, de la soutane, de la cornette, du schreitlmel, du spodik ou du caftan des « symboles de l'oppression », mais comme le rappelait, en 2009, la Fédération de la libre pensée devant la commission parlementaire sur le voile intégral : « Les dictatures ont toujours voulu imposer des modes vestimentaires », c'est pourquoi elle s'oppose à l'interdiction de ces vêtements dans la rue.
Selon la loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, l'Etat « assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes » (art. 1) dans "les seules restrictions de l'intérêt de l'ordre public". De telles restrictions ne peuvent donc être que limitées et il est contraire à l'esprit autant qu'à la lettre de la loi qu'elles s'exercent à l'encontre d'une religion particulière.
Cette conception libérale de la laïcité dont l'application progressive se fit avec toutes sortes de compromis et d'accommodements est désormais remise en cause par l'orientation identitaire de la laïcité républicaine, la « nouvelle laïcité », qui n'a plus rien à voir avec ses principes fondateurs. Jean Baubérot le montre dans une argumentation implacable. J'y reviendrai dans un prochain billet.

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1. The New Religious Intolerance, Overcoming Fear in an Anxious Age, The Belknap Press of Havard University Press, 2012, p. 102.

samedi 26 octobre 2013

Les très tristes heures d'Alain Finkielkraut

Il est de grands et de beaux livres nostalgiques, tel Le monde d'hier de Stephan Zweig qui célèbre la Vienne d'avant la guerre de 1914, où régnaient encore la stabilité et les prérogatives de l'esprit, mais ces livres ne regardent pas ce passé révolu avec un profond ressentiment à l'égard du présent. On peut regretter, avec Benjamin Constant, ces temps « où la terre était couverte de peuplades nombreuses et animées, où l'espèce humaine s'agitait et s'exerçait en tous sens, dans une sphère proportionnée à ses forces », tout en affirmant : « Ces temps ne sont plus. Les regrets sont inutiles ». On peut encore se désoler, avec Adam Smith, que l'esprit chevaleresque ait cédé la place, dans nos sociétés industrieuses, à l'esprit de commerce et d'épargne tout en reconnaissant les vertus pacificatrices du marché. Il y a dans le dernier livre d'Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse [1], de fort belles pages qui relèvent de cette nostalgie, lorsqu'il célèbre la tradition française de la galanterie, cet hommage rendu à la féminité, et nous rappelle au respect des codes sociaux de la civilité et de la courtoisie auxquels tenaient tant les hommes du XVIIe siècle, de Bathalzar Gracian à La Rochefoucauld. On peut encore souscrire, sans trop de peine, au regret qu'il éprouve, avec Hannah Arendt, pour ces temps où l'autorité des maîtres était respectée, où la haute culture, littéraire, philosophique, historique, se transmettait dans une fidélité admirative envers les grands anciens – et là, il faut remonter historiquement très loin en arrière.
S'en serait-il tenu à ces thèmes qui le tourmentent depuis des décennies, depuis La défaite de la pensée jusqu'aux sujets de son émission Réplique sur France-Culture, Finkielkraut resterait nimbé de cette aura qui entoure l'admirateur des ruines et l'on pourrait accueillir ses soupirs avec sympathie. Mais le réquisitoire auquel il se livre de ce qu'est devenue la société française anéantit bientôt cette disposition bienveillante. Ce n'est pas tant le style de l'argumentation qui suscite une exaspération croissante que l'absence même d'argumentation et l'outrance de certaines formules sur des sujets qui mériteraient pourtant d'être abordés avec attention et délicatesse. L'auteur, dit-on, est philosophe, mais ce n'est pas en philosophe qu'il raisonne, parce qu'il ne raisonne pas. Il affirme et constate et ne constate que ce qu'il veut bien voir. Trente ans à tourner à satiété autour de ces préoccupations auraient pu donner enfin le grand livre discutable qu'on attendait. Il n'en est rien.

Les pages qu'il consacre à la laïcité reviennent, il fallait s'y attendre, sur l'affaire du voile islamique. Peut-on admettre qu'une jeune française, de confession musulmane, choisisse volontairement de porter ce signe religieux ? Non, c'est une diabolisation d'elle-même qu'elle valide mais que nous n'avons pas à accepter.[2] J'ai frémi à la lecture de ce passage. Tel jeune manifestant musulman proclame devant les caméras qu'il demande seulement que l'école soit "à l'image de la société" et le voilà aussitôt taxé de "fanatique".|3] Inutile d'apporter ses raisons, la sentence tombe sans qu'on puisse la discuter (aucune référence n'étant jamais donnée, il est impossible d'aller vérifier par soi-même l'exactitude des propos et des citations). Ce n'est pas ainsi qu'on argumente sérieusement, ni surtout qu'on forme à la réflexion critique. L'auteur fut pourtant longtemps professeur à l'Ecole Polytechnique, une des plus belles écoles de la République. Et le reste est à l'avenant.
Dans l’émission La grande table du 14 octobre sur France Culture, Raphaël Liogier pointait face à Alain Finkielkraut une erreur factuelle qu’il interprète comme un "lapsus révélateur" de l’esprit dans lequel le livre a été écrit. Il s’agit de la campagne du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) lancée en automne 2012, évoquée avec inquiétude dans le livre à la page 115 ; campagne qui aurait été un succès, diffusée par des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « La nation, c’est nous ». Le slogan écrit sur les affiches disait, en réalité, tout autre chose et de très différent : « Nous aussi sommes la nation », l'adverbe étant intercalé en rouge par un signet entre les mots de la célèbre formule. Il ne s’agissait pas de s’approprier la nation, mais de rassurer, de dire le désir de participer à son aventure. Cette phrase figurait d’ailleurs sur la fameuse peinture du « Serment du jeu de paume », symbolisant par excellence la nation française ; peinture qui avait été habilement modifiée pour que l’on y voit des personnes à l’évidence juives, d’autres musulmanes, certaines noires, d’autres blanches, certaines jeunes, d’autres plus âgées, etc. Bref, l’affiche se voulait avant tout apaisante, une sorte de plaidoyer pour l’intégration harmonieuse des différentes composantes de la nation.



L’autre erreur, qui se superpose à la première, est de dire que cette campagne fut un succès, alors qu’elle a été, ajoute Raphaël Liogier, mise en échec dès le début, les affiches ayant même été interdites dans le métro à la grande stupéfaction des organisateurs. Ainsi que le remarque Liogier, le lapsus de Finkielkraut n’est pas une simple erreur factuelle mais "le symptôme d’une angoisse de l’encerclement" lui donnant une vision altérée de la réalité : c'est la défaite de la pensée face à l’émotion. Ignorance ou malhonnêteté intellectuelle, peu importe la cause, la fausseté du propos est grave et inacceptable ; erreurs de fond également et qui témoignent d'une étonnante tendance à la simplification des idées.
La pensée libérale, qu'est-ce donc ? Une idéologie de « bobos », de nature essentiellement sceptique, en tous points opposée aux principes de la laïcité républicaine |4]. En quelques mots, bien frappés, tout est dit et il n'y aurait rien à ajouter sur le sens de la liberté selon les Modernes. Benjamin Constant et Tocqueville sont convoqués, mais quiconque connaît ces penseurs ne retrouve rien de la profondeur de leurs analyses et celui qui ne les connaît pas - la majorité sans doute des lecteurs - n'apprend tout simplement rien. La démocratie ? Le gouvernement du peuple par le peuple – la définition est pauvre – une dynamique historique qui vise "l'effacement des frontières et le nivellement des différences" [5] – et là, ce n'est pas tant l'indigence de la définition qui est en cause que son caractère formidablement étroit. A aucun moment, la parole n'est laissée à ce qu'auraient à répondre les partisans d'une conception différente de l'intégration, telle la conception libérale que, de toute évidence, Alain Finkielkraut honnit.

Il est totalement faux d'affirmer que la pensée libérale est par nature sceptique, ne serait-ce que parce qu'elle repose tout entière sur le respect des droits humains fondamentaux et la valeur inconditionnelle de la dignité humaine. Un respect qui s'étend jusqu'aux croyances et aux pratiques religieuses des individus, sur lesquelles l'Etat n'a pas à se prononcer, dont il doit même, pour certains auteurs, telle Martha Nussbaum, promouvoir avec bienveillance la libre expression, dès lors qu'elle ne porte pas atteinte aux « intérêts civils », pour parler comme Locke. On est parfaitement en droit de ne pas être libéral, de préférer le modèle assimiliationniste au multiculturalisme, mais encore faut-il expliquer ce qu'est le multiculturalisme – à peine évoqué, Charles Taylor passe comme une ombre - et les raisons qui vous font rejeter ce type de politique publique. Il existe de puissantes critiques de la vision libérale de l'individu et de la conception libérale du lien social. Depuis plus d'une quarantaine d'années, elles nourrissent, outre-Atlantique surtout, de formidables débats, extrêmement construits et argumentés, dont nous sommes ici cruellement privés, soit qu'ils soient sans intérêt soit qu'ils n'aient rien à nous apporter, dès lors que le multiculturalisme est une expression du "politiquement correct" [6], ce qui est une affirmation idéologique tellement réductrice qu'elle en devient dérisoire.

Enfin, la crise de l'autorité que connaîtraient les professeurs, en particulier dans certaines banlieues, les "territoires perdus de la République", rendant la pratique de leur métier impossible. Le fait est avéré, sans nul doute. Mais suffit-il pour traiter de cette question, et plus largement de la violence dans le monde éducatif, de citer trois livres de témoignage et d'ignorer superbement les travaux qui ont été menés par les spécialistes de ces questions, tel Eric Debarbieux, qui tentent d'en comprendre les causes et d'y apporter des solutions* ? Il est vrai que Finkielkraut n'aime pas les experts qui, calculette et chiffres abstraits à la main, nous coupent de la « chair du réel ». Nous qui avons lu les analyses de Raphaël Liogier** sur le populisme sommes avertis de prendre avec la plus grande prudence ce genre de propos.

Si la civilisation française est en péril, si l'alarme doit être sonnée, tant la situation est grave, sans qu'on sache exactement quel est ce "pire qui nous menace de nouveau" [7] - rien dans ce constat ne se rapporte à la grande désolation qui traverse le corps social, l'immense souffrance liée à la précarité croissante, au chômage de masse, etc. Pas une ligne, pas un mot sur les raisons économiques et sociales de la crise du "vivre-ensemble". Ou plutôt un rejet radical de ce type d'analyse, mise au compte d'une complaisance indécente, "l'alibi offert par la critique sociale à l'ensauvagement du monde" [8]. Qu'est-ce là, sinon, au bout du compte, une absence totale d'attention aux conditions de vie effective des hommes, pire : un défaut d'imagination, de compassion même, qui est, inséparablement, un défaut d'intelligence. A quoi s'ajoute une sorte de misologie rampante lorsque Finkielkraut nous invite à nous fier à nos sens plutôt qu'à la science [9]. Rien de ce que les études savantes nous apprennent ne semble compter, seul doit être dénoncé, comme la cause ultime du désastre, le renoncement, plus ou moins masochiste, à notre identité patrimoniale dans une situation de "choc des civilisations" [10] où l'Europe est devenu un "continent d'immigration" [11}. Que la pluralité puisse être une source d'enrichissement, autant personnel que collectif, et de créativité est le type même de ces idées bien pensantes qui nous égarent. L'ouverture à l'autre est, selon Finkielkraut, une sorte de slogan béat qui se paye, particulièrement en France, du mépris de soi et du renoncement à notre propre tradition. On peut partager cette inquiétude qui, de fait, n'est pas sans raisons, mais elle est présentée de façon si unilatérale, si peu nuancée, qu'elle se perd dans l'excès. Il ne suffit pas d'utiliser à son profit Pascal et la distinction des ordres [12], il aurait fallu également prendre au sérieux la règle qui est au cœur de sa méthode : "On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accordant toutes nos contrariétés"[13]. Le rappel des propos tenus par Claude Lévi-Strauss à la fin de sa conférence, Race et culture, à l'UNESCO en 1971, ne suffit pas à dissiper les malentendus, puisqu'ils ne vont nullement dans le sens de l'intention qu'Alain Finkilekraut leur prête[14]. Est-il besoin de souligner qu'il n'est nullement inscrit dans le marbre que la reconnaissance de l'altérité exige le sacrifice de sa propre identité. Un des principes de base de la conception interculturaliste est, au contraire, que l'accueil et le respect des minorités ethniques et religieuses par la culture hôte doit se faire dans la préservation de son héritage, de ses valeurs fondatrices et de son identité.

Je laisserai les derniers mots au sociologue québécois, Gérard Bouchard, qui présente de façon très juste, dans la préface à son livre, L'interculturalisme [15], le défi auquel sont confrontées les démocraties modernes : « C’est un défi qui pourrait se résumer comme suit : comment arbitrer les rapports entre cultures d’une façon qui assure un avenir à la culture de la société hôte, dans le sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes, et qui, en même temps, accommode la diversité en respectant les droits de chacun, tout particulièrement les droits des immigrants et des membres des minorités, lesquels, sous ce rapport, sont ordinairement les citoyens les plus vulnérables. C’est là, comme on sait, une des dimensions de l’immense travail de réaménagement des sociétés modernes depuis quelques décennies dans le but de briser les marginalités,de réinventer la démocratie et de rééquilibrer les rapports de force entre classes, genres, générations et régions, le tout dans un contexte de mondialisation. ". Cette démarche équilibrée, profondément inscrite dans les idéaux politiques de nos démocraties libérales tout en tenant compte de leur évolution, est bien plus féconde que celle adoptée par Alain Finkielkraut qui, plus triste que nostalgique, est surtout sans avenir.
Si la critique de son livre doit être sérieuse et attentive, ce n'est pas tant en raison de ses qualités intrinsèques que de la place médiatique qu'occupe son auteur. Là réside sa force. On ne saurait formuler de compliment moins flatteur.
En guise d'antidote, et pour s'offrir une bouffée de chaleur colorée et joyeuse, pourquoi ne pas relire La vie devant soi de Romain Gary ? Sûr que nous sommes là dans un univers dangereusement bigarré où "rien n'est blanc ou noir, le blanc c'est souvent le noir qui se cache et le noir, c'est parfois le blanc qui s'est fait avoir". Autour de Momo, ce nouveau Gavroche, c'est la mixité à tous les étages. Le Grand Remplacement. L'horreur en somme.

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1. Stock, Paris, 2013
2. p. 54.
3. p. 40.
4. p. 55.
5. p. 214.
6. p. 210.
7. p. 83, souligné par moi.
8. p. 198.
9. p. 110.
10. p. 176.
11. p. 213.
12. p. 41.
13. Pensées, frag. 684, édition Brunschvicg.
14. Voici ce que déclarait Claude Lévi-Strauss à la fin de son allocution : " Or, on ne peut se dissimuler qu'en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu'elle s'assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et les musées parce que nous nous sentons de moins en certains d'être capable d'en produire d'aussi évidentes.
Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soient compromises la diversité. Mais si l'humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu'elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s'amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité." Ces remarques ne vont nullement dans le sens d'une justification de politiques publiques qui interdiraient activement les pratiques de certaines minorités. Elles réclament un droit à la mise à distance, un droit à être soi contre la tendance à l'uniformisation, parfaitement compatible avec l'idéal libéral de respect des différences. Je remercie Raphaël Liogier de m'avoir éclairé sur ce point.
15. Editions du Boréal, 2012.

*Voir notre précédent billet : "Violence et vulnérabilité, un nouveau paradigme pour l'école".
** Ce populisme qui vient, Textuel, 2013. Voir notre précédent billet de présentation du livre de Raphaël Liogier.

jeudi 24 octobre 2013

John Locke, Lettre sur la tolérance

Pour éclairer les débats contemporains, il est souvent bon de revenir aux textes fondateurs qui continuent de les inspirer et de les nourrir. Tel est le cas de la Lettre sur la tolérance publiée (en latin) par John Locke en 1689, alors qu'il s'était réfugié en Hollande. Cette courte lettre a durablement marqué la pensée libérale, depuis les Pères de la Constitution américaine jusqu'à Martha Nussbaum. La version d'origine est ici restituée dans la belle traduction française de Jean Le Clerc qui date de 1710.
Locke, écrivant en période d'intenses conflits religieux, montre, tout d'abord, combien la politique de persécutions et de conversions forcées, au nom de la vérité de la foi (alors même que ces questions « épineuses et délicates » ne peuvent être tranchées par la raison humaine) est tout à la fois contraire à l'enseignement pacifique des Evangiles, à la « méthode » employée par le Christ et les apôtres, en même temps qu'une telle politique est inutile, ne produisant, au mieux, qu'une adhésion de façade (un argument semblable sera employé par Pierre Bayle dans son Commentaire philosophique sur le "contrains-les d'entrer").
Locke en vient aussitôt à établir une distinction fondamentale entre « ce qui regarde le gouvernement civil » et ce qui « appartient à la religion », et les justes bornes dans lesquelles doit s'exercer leur autorité respective : « L'Etat, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'exécution impartiale de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. » Il ajoute, pour bien délimiter les frontières de chaque « compétence » (civile et ecclésiastique) : « La juridiction du magistrat temporel se termine à ces biens temporels, tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu'il puisse ni ne doive s'étendre jusques au salut des âmes. » La délimitation ici établie n'est pas entre la sphère privée et la sphère publique, puisque que les croyances religieuses et tout ce qu'elles impliquent de pratiques (cérémonies, par ex.), s'exercent dans l'espace public. La distinction porte sur la raison, la nature et la finalité du pouvoir politique, à savoir la garantie des grands intérêts – la sécurité, la liberté, la santé et la possession. De là vient que le pouvoir politique, l'autorité de l'Etat, soit bornée et ne puisse en rien s'exercer ni intervenir dans le domaine religieux et spirituel (qui n'a rien, notons-le, de réservé à la sphère privée, l'espace clos de la maisonnée). Pour autant que les citoyens ne portent pas atteinte à ces intérêts civils et qu'ils obéissent aux lois, l'Etat doit être respectueux à l'égard de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses. Ce point est évidemment fondamental. Par conséquent, il n'appartient pas à l'Etat de protéger les valeurs d'une culture dominante qui seraient menacées par l'arrivée de populations pratiquant une religion étrangère. Les questions religieuses relèvent de la compétence de l'Eglise.
Voici comment Locke définit celle-ci : « Par ce terme, j'entends une société d'hommes qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut ». Ce qui importe pour Locke, c'est tout d'abord le caractère libre et volontaire de l'appartenance à Eglise avec laquelle il est par conséquent on est toujours libre de rompre (sans encourir de sanction de la part du pouvoir). Cette liberté est tout à fait essentielle dans l'ethos de la pensée libérale : « Il n'y a personne qui, par sa naissance, soit attachée à une certaine église ou à une certaine secte, mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l'espérance du salut a été la seule cause qui l'a fait entrer dans cette communion, c'est aussi pour ce seul motif qu'il continue d'y demeurer. Car s'il vient dans la suite à découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d'irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d'en sortir qu'il l'a été d'y entrer ? » L'engagement religieux ne saurait donc être mis au compte d'une sorte de détermination culturelle ou sociale, liée à la naissance, à la famille etc., c'est un engagement de la conscience, qui laisse celle-ci toujours libre d'en changer. C'est ce caractère de liberté qui est essentiel pour Locke, la participation volontaire à l'origine de l'institution ecclésiastique, non le caractère purement privé de la croyance. Le culte de Dieu est un culte public. La question est alors de savoir si et dans quelles limites le pouvoir de l'Etat peut intervenir dans ce domaine.
« Le bien public, écrit Locke, est la règle et la mesure des lois ». Dès lors, « l'observance ou l'omission de quelques cérémonies ne peut faire aucun préjudice à la vie, à la liberté ou aux biens des autres ». En l'absence de telles conséquences préjudiciables pour la sécurité ou la paix civile - le même argument sera repris, en substance, par Nussbaum - l'Etat n'a aucun droit, aucune légitimité à intervenir en matière de pratiques religieuses, que celles-ci portent sur les prescriptions alimentaires, vestimentaires ou cérémonielles (par ex. dirions-nous la pratique publique de la prière). Ces prescriptions sont différentes selon les religions, le propre du christianisme étant d'avoir quasiment aboli toutes ces prescriptions, mais il n'en résulte pas que le pouvoir civil ne doive pas respecter d'autres coutumes et tout ce qu'elles impliquent. Il s'agit de là de questions qui sont, du point de l'Etat, « indifférentes » : « Le magistrat, n'ayant nul droit de prescrire à quelque Eglise que ce soit les rites et les cérémonies qu'elle doit suivre, il n'a pas non plus le pouvoir d'empêcher aucune Eglise de suivre le culte et les cérémonies qu'elle juge à propos d'établir ». Ainsi : « si l'envie prenait à quelque personne d'immoler un veau, je ne crois pas que le magistrat eût droit de s'y opposer ». Et il précise la raison de cet interdit : « Le devoir du magistrat est seulement d'empêcher que le public ne reçoive aucun dommage et qu'on ne porte aucun préjudice à la vie ou aux biens d'autrui ».Inversement : « Tout ce qui peut être dommageable à l'Etat et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Eglises, ni mériter l'impunité ». Mais vient aussitôt la précaution à respecter : « Seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir et à ne point opprimer la liberté d'aucune Eglise sous prétexte du bien public » (souligné par moi).
Il y a pourtant des questions morales, par exemple celle des « bonnes mœurs », où le religieux et le politique, « la conscience et le magistrat » se rencontrent d'une façon éventuellement conflictuelle. Locke pose plus précisément la question de savoir ce qu'il en est « lorsque le magistrat ordonne des choses qui répugnent à la conscience des particuliers ». Locke pose, à cette occasion, un de ses grands principes que l'on peut mettre au compte de ce qu'appellerai volontiers une tolérance non accommodante : « alors chaque particulier doit s'abstenir de l'action qu'il condamne en son cœur, et se soumettre à la peine que la loi prescrit ». D'autres solutions plus respectueuses des exigences de conscience (par ex. l'objection de conscience) verront le jour. Pour Locke, la loi n'a pas à tenir compte de ces considérations, puisqu'elle n'a d'autre fin que le bien public, la garantie des intérêts civils et non le respect de toutes les implications des croyances dont il n'y a pas lieu de s'accommoder. J'emploie à dessein cette expression puisque vous savez que la politique québécoise s'efforce, au contraire, de chercher autant que possible, en matière religieuse, des « accommodements raisonnables ».
La seule limite que Locke (tout comme More d'ailleurs et pour de semblables raisons) établit en matière de tolérance religieuse est à l'égard des athées : « Ceux qui nient l'existence d'un Dieu ne doivent pas être tolérés parce que les promesses, les serments, les contrats et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engagés un athée à tenir sa parole ». Un argument qui est en réalité purement machiavélien (Machiavel soutenant que la religion est nécessaire au respect des engagements). Mais pour le reste, c'est bel et bien le principe de tolérance, de distinction des ordres et des compétences et de respect de la pluralité des conceptions religieuses, qui doit s'imposer.

vendredi 18 octobre 2013

L'identité, pauvre débat

Frédéric Taddéi a consacré ce soir son émission culturelle - on est tenté désormais de mettre des guillemets - sur France 2 au dernier ouvrage d'Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse, réunissant autour de l'essayiste un économiste (peu au fait de ces questions), un historien (suffisant mais médiocre) et un scénariste (sympathique, certes, mais non moins incompétent). Quel pauvre débat, insignifiant, dénué de tout argument critique sérieux, qui vraiment ne fait pas honneur au service public. Les intellectuels de plus grande envergure ne manquent pourtant pas dans ce pays pour porter la discussion au niveau où il devrait être placé, celui des principes et des arguments raisonnés non des faits seulement ou des positions idéologiques. Le plus frappant fut la dernière sortie de Finkielkraut qui s'en prit allusivement à ces penseurs américains, en particulier à une philosophe américaine dont il ne donna pas le nom, qui veulent nous imposer leur modèle multiculturel à la faveur d'un nouvel impérialisme, alors que nous devons, selon ses propos, défendre "modestement" notre conception de la laïcité, non pas au nom de valeurs universelles, mais de notre propre tradition, telle qu'elle est inscrite dans la "civilisation française" (comme s'il s'agissait là d'un ensemble uniforme). La philosophe en question est, sans nul doute, Martha Nussbaum dont un des derniers ouvrages vient d'être traduit en français, La nouvelle intolérance religieuse, Vaincre la politique de la peur, que j'ai lu dans l'édition anglaise (le titre est un peu différent : The New Religious Intolerance, Overcoming Fear in an Anxious Age) et qui est, en effet, très sévère envers les politiques publiques européennes, et françaises tout particulièrement, en matière de respect de la pluralité religieuse. Tout se joue-t-il, comme l'affirme Finkielkraut, dans l'opposition entre, d'une part, un modèle jugé dangereux de mixité qui dissoudrait notre identité, notre tradition, le legs qui nous vient du passé et que nous devons sauvegarder et, d'autre part, la préservation d'un idéal d'intégration qui ne recule pas devant les exigences d'assimilation, seules en mesure de préserver notre civilisation nationale ? En réalité, ramener la réflexion autour de l'intégration, de l'identité, à cette alternative constitue une réduction assez affligeante de ce qui est en jeu et que les débats outre-Atlantique ont constitué avec bien plus grand sérieux. Encore faut-il entendre ces arguments. Nous nous y emploierons dans un prochain billet. Celui-ci, pour l'heure, n'est rien de plus que l'expression d'une exaspération, tout d'abord devant les défaillances du service public. Le débat crispé, souvent violent, autour de ce livre controversé et, d'une manière générale, autour de ces questions met aux prises des positions radicales, mais où donc est la discussion philosophique raisonnable - socratique, devrait-on dire - qui éclaire et qui, dans l'attention aux raisons de l'autre, fait avancer la réflexion ?

mercredi 9 octobre 2013

Conversation avec Matthieu Ricard

La conversation avec Matthieu Ricard, modérée par la philosophe Françoise Dastur, lors du colloque organisé par Arte-Filosofia et François Lapérou à Cannes samedi dernier, fut riche et chaleureuse et pour le public, stimulante, je crois. Une journée entière à discuter de son dernier livre qui rencontre un succès étourdissant, après que chacun de nous ait donné une conférence d'une heure et quart. Pour ma part, je suis revenu sur les origines du paradigme qui oppose frontalement égoïsme et altruiste, en essayant de montrer comment s'est constituée cette matrice qui fait peser sur la bienveillance désintéressée soit le poids du soupçon soit la contrainte excessive du sacrifice. L'expression orale fut, évidemment, plus libre et improvisée que le texte que voici, mais je vous le livre tel qu'il fut rédigé. Ces conférences ont été enregistrées et seront diffusées prochainement par les éditions Frémeaux sous forme de CD.



Egoïsme et altruisme : Retour sur la constitution d'un paradigme dominant

La souffrance et la détresse des autres nous affecte, nous touche et nous pousse parfois à agir en conséquence. Qu'il existe en nous une disposition à la bienveillance, à la sympathie, comment en douter ? Non, ce n'est pas cela qu'il s'agit de prouver, mais autre chose et de plus précis : que cet altruisme est pur et authentique, qu'il se donne pour fin le bien d'autrui pour lui-même, autrement dit qu'il est désintéressé, sans quoi ce n'est pas de l'altruisme véritable, ce n'est encore qu'une stratégie, directe ou indirecte, de l'intérêt propre qui n'a pas de valeur, de valeur morale. Nous prétendons vouloir le bien d'autrui, mais dans le fond, ce n'est que notre intérêt, l'approbation des autres, la satisfaction personnelle qui résulte d'une action que nous recherchons. Voilà l'objection. Ces deux positions ont nourri d'intenses controverses philosophiques depuis le XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui opposant les partisans de l'égoïsme dit psychologique et ceux qui soutiennent que l'altruisme, le désir de faire le bien d'autrui pour lui-même et d'agir à cette fin, indépendamment, voire aux dépens de nos intérêts propres n'est pas une illusion de la conscience. Pour les premiers, un tel désintéressement n'existe pas ou, s'il existe, il est invisible et ne peut être attesté de façon indiscutable, alors que pour les seconds, c'est par une réduction excessive et injustifiée que tout en nous est ramené à des mobiles d'intérêt propre.
Avant d'entrer dans la arguments des uns et des autres, il importe de comprendre d'où vient que le débat moral se pose en ces termes, alors que la philosophie antique ignorait cette problématique. Pour le dire en bref, la question que posaient les Anciens, Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens, étaient celle de la bonne vie, celle dans laquelle l'homme accomplit sa propre excellence en agissant selon la vertu, qui est la seule voie du bonheur puisque c'est bien et cela, le bonheur, que nous poursuivons toujours et ne pouvons pas ne pas poursuivre. Le chemin de la bonne vie, le christianisme lui a sans doute apporté une réponse différente, mais il s'agissait encore de poursuivre le salut en vu de la félicité éternelle, quoique celle-ci ne puisse être obtenue sans l'aide de Dieu et de la grâce. « Tous les hommes veulent être heureux jusqu'à celui qui va se pendre » écrit Pascal dans les Pensées. Le désir du bonheur est « en nous sans nous » dira encore Malebranche, en sorte que c'est un instinct dont il n'est pas possible de se déprendre. Mais tout change lorsque, à partir du XVIIe siècle, la question de la bonne vie est remplacée par celle de la vie morale, comme vie orientée vers l'amour pur, vers le bien d'autrui, comme chez les philosophes anglais du XVIIIe ou, comme chez Kant, comme obéissance inconditionnelle à la loi, respectée pour elle-même, et pour aucune autre raison. Dans tous les cas, ce qui compte, ce qui fait la valeur proprement morale d'une action, c'est qu'elle résulte d'une intention désintéressée et toute l'affaire est de savoir si un tel désintéressement est possible et s'il l'est, comment le reconnaître, comment l'attester, comment échapper au soupçon qu'il y a encore un intérêt propre à l'œuvre. Autrement dit, alors que les Anciens opposaient les passions à la raison, désormais c'est une nouvelle distinction qui occupe une place centrale : intérêt versus désintéressement. Il est évidemment impossible d'entrer dans l'analyse détaillée des positions concurrentes, mais nous pouvons essayer de dessiner la structure, la charpente, de cette problématique qui se déploie jusque chez des philosophes contemporains aussi influents et importants que Lévinas ou Derrida.

La matrice théorique du débat moderne altruisme versus égoïsme

« Avec le christianisme, écrit Nietzsche, il y a progrès dans l’affinement du regard psychologique : La Rochefoucauld et Pascal. Le christianisme a compris l’identité complète des actions humaines et leur égalité de valeur dans les grandes lignes (elles sont toutes immorales) », écrit Nietzsche dans La volonté de puissance. De fait, c'est tout d'abord chez les moralistes français du XVIIe siècle qu'apparaît une critique radicale de l'amour-propre, la mise en évidence d'une sorte de perversion ontologique qui fait que l'homme ne cherche et ne peut rechercher en toutes choses que son profit et son intérêt propre, et cela dans la continuité de la distinction faite par saint Augustin dans La cité de Dieu entre deux amours, l'amour infini de Dieu qui conduit jusqu'au mépris de soi, et l'amour infini de soi qui conduit jusqu'au mépris de Dieu et qui est le propre de l'homme déchu par le péché originel. Tout le travail de La Rochefoucauld dans les Maximes constitue, au premier abord, une dénonciation systématique des fausses vertus, l'amitié, la libéralité, le dévouement, etc. qui ne sont que des travestissements de ce qui est toujours à l'œuvre, la poursuite égoïste de l'intérêt propre, une manière de n'aimer que soi-même et toutes choses pour soi, selon la définition que lui-même donne de l'amour-propre (maxime 105, 1664), étant entendu que par intérêt, il ne faut pas entendre non pas simplement la poursuite des biens matériels, des intérêts de bien, mais, également, des intérêts d'honneur, de nature symbolique et qui visent à être reconnu, admiré, estimé. « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » [maxime 3, p. 301] « Il n’y a point de libéralité, et ce n’est que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons » [maxime 29, p. 306]. « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes » [maxime 83, édition de 1678, p. 414]. Ou encore : « L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnage, même celui de désintéressé » [maxime 177, manuscrit Liancourt]. Ce n'est pas, selon La Rochefoucauld, que le désintéressement n'existe pas, mais, ainsi qu'il l'écrit dans une autre maxime, il est « caché au fond du cœur » et nous l'ignorons nous-même [maxime 69, 1678], autrement dit, le désintéressement est invisible, non représentable, aussi bien à nos propres yeux qu'aux yeux d'autrui. Il n'entre jamais dans la lumière du monde et ne se fait jamais connaître que sous des formes trompeuses qui sont autant de mystifications. Nous ne pouvons jamais savoir avec certitude, si notre motivation ou celle des autres, jusque dans la belle action, l'action moralement la plus louable et estimable, apparemment la plus désintéressée, est bien et bel dénuée de considération d'intérêt propre, puisque ces mobiles échappent à notre conscience. Celle-ci est comme aveuglée par une motivation qui est tout à la fois universelle et inconsciente. L'humilité étant la vertu suprême, celle-ci ne peut jamais se montrer. Le bien ne se donne jamais à voir dans une évidence splendide et indiscutable. Seule la divinité qui sonde les cœurs le connait. « Il n'y a que Dieu, qui sache si un procédé est net, sincère, et honnête » [maxime 157, 1664].
Qu'en résulte-t-il ? L'universalité du soupçon puisque nous sommes autant les dupes de nous-mêmes que nous le sommes des autres. Toutes les relations humaines sont ainsi prises dans une fausseté, une inauthenticité universelle qui peut seulement être diagnostiquée et mise à jour par l'analyste qui dénonce la fausseté des vertus humaines. Or, le propre du soupçon, à la différence du doute, c'est qu'il ne peut être surmonté. Au soupçon qu'un intérêt égoïste motive votre conduite qui a toutes les apparences du dévouement ou de la générosité, vous ne pouvez tout simplement pas répondre. Dit en termes modernes, le soupçon est infalsifiable, c'est pourquoi, du reste, il ne saurait donc être considéré comme une hypothèse scientifique. Plus généralement, c'est là le défaut principal de la doctrine de l'égoïsme psychologique : elle postule que nous poursuivons toujours un intérêt propre, de quelque nature qu'il soit, que nous en soyons ou non conscients. S'il y a là un défaut de scientificité, qui fait qu'il s'agit là plus d'un postulat idéologique que d'une théorie proprement scientifique des conduites humaines, au plan psychologique et dans les relations entre les hommes, elle s'impose comme une sorte d'évidence dont les effets sont délétères. Lisez les Maximes de la Rochefoucauld, et vous avez l'impression qu'il peint le portrait sans fard de l'homme tel qu'il est et que , oui, vraiment, si on est lucide, les choses sont telles qu'il les présente (quoique une étude plus approfondie montrerait que sa pensée est plus complexe qu'il n'y paraît).
Cette vision moniste qui ramène toutes les motivations humaines à la poursuite de l'intérêt propre exerce une véritable hégémonie sur nos représentations, et elle est encore, à certaines variations près, au centre de la vision de l'homme sur laquelle repose, très largement, l'économie : l'idée que l'homme est essentiellement un individu égoïste qui cherche rationnellement à maximiser ses utilités, les conduites altruistes ou désintéressées étant à ce point marginales, si elles existent seulement (ce que les partisans de l'égoïsme psychologique contestent) qu'il est inutile de les prendre en considération. De toute façon, elles ne peuvent jamais être connues comme procédant d'une intention réellement désintéressée.
J'ai parlé de la vision de l'homme sur laquelle repose l'économie. Voyez, par exemple, le postulat qu'Adam Smith, le fondateur de l'économie politique, place au cœur de la théorie du marché et de la relation entre les acteurs économiques dans La richesse des nations (l'ouvrage date de 1776). Le passage est célèbre : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, mais toujours de leurs intérêts. » Adam Smith avait pourtant soutenu dans un livre antérieur d'une vingtaine d'années, La théorie des sentiments moraux (1759) que les hommes ne sont pas mus par un seul mobile mais par deux, l'amour de soi et la sympathie. Selon le premier : « Quelque égoïste qu'on puisse supposer que l'homme soit, il y a, à l'évidence, dans sa nature des principes d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion, l'émotion que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit que nous nous les représentions de quelque façon que ce soit ». Selon le second : «Tout homme est sans doute recommandé par la nature, premièrement et principalement, à ses propres soins ; et comme il est plus capable que tout autre de pourvoir à sa conservation, il est juste qu'elle lui soit confiée. Aussi chacun de nous est plus profondément intéressé à ce qui l'intéresse immédiatement, qu'à ce qui intéresse autrui ». Comme vous le voyez, le concept d'intérêt n'est pas univoque, puisqu'il désigne aussi bien un intérêt pour soi qu'un intérêt pour autrui. Contrairement aux défenseurs de l'égoïsme psychologique, Smith ne pratiquait aucune sorte de réduction anthropologique. Néanmoins, c'est le mobile de l'intérêt égoïste qui commande les relations d'échange et, dès lors que c'est l'économie qui encastre la société et non l'inverse, seul l'intérêt suffit à harmoniser et à pacifier les rapports sociaux. La bienveillance ne disparaît pas des rapports inter individuels, mais seul l'égoïsme est socialement structurant, ou prétendument tel. Toute la philosophie politique moderne repose sur ce présupposé égoïste, quoiqu'elle lui donne deux réponses différentes : le contrat et le marché.

Le sacrifice et l'attestation du désintéressement véritable

Ainsi se construit une matrice théorique opposant radicalement intérêt et désintéressement, égoïsme et altruisme. Quels traits distinctifs celui-ci doit adopter ? Pour le dire en bref, une intention sera définie comme authentiquement altruiste si elle ne poursuit aucun intérêt propre, si elle est authentiquement désintéressée, autrement dit si elle n'apporte aucun bénéfice, profit, de quelque nature qu'il soit, même en terme de satisfaction personnelle ou d'estime de soi. Une telle intention existe-t-elle ? En théorie, oui. Mais peut-elle être reconnue ? C'est là qu'est la difficulté. La logique de ce système de pensée conduit à donner au désintéressement ou à l'altruisme une dimension proprement sacrificielle. On le voit dans la doctrine du pur amour, chez Fénelon par exemple. Le véritable amour, en l'occurrence il s'agit de l'amour de Dieu, ne doit pas obéir à l'espérance du salut, sans quoi c'est encore un amour imparfait, mercenaire, un amour impur. Voyez le rapport qui s'établit ici entre pureté, au sens de la pureté morale, et désintéressement. Comment l'attester ? Car, de fait, le problème ici est celui de l'attestation. La solution, chez Fénelon par exemple, c'est que le fidèle doit faire le sacrifice de son salut et accepter sa propre damnation, accepter de vivre éternellement dans l'enfer et continuer néanmoins d'aimer Dieu pour lui-même. Je n'ai évidemment pas le temps d'entrer dans le détail de cette thèse, moins encore dans les controverses infinies qu'elle a suscitées. L'important, c'est de comprendre la logique qui est à l'œuvre.
Plus généralement, l'action proprement altruiste devra se faire aux dépens de soi dans un renoncement radical, sans limite, dans un véritable sacrifice de soi, qui exclue toute possibilité d'un bénéfice en retour. Il faut vraiment être prêt à tout donner jusqu'à la conscience que vous donnez, jusqu'au plaisir qui accompagne le fait de donner (même si ce n'est pas ce plaisir que vous recherchiez). Le don altruiste doit aller jusqu'à la totale inconscience totale de soi, sinon vous êtes toujours pris dans le mouvement réflexif de la satisfaction, de la rétribution. Est-ce seulement possible ? Ici, nous ne sommes plus dans une réflexion de type psychologique. Il est tout à faite remarquable qu'on trouve certains aspects marquants de cette exigence sacrificielle de l'altruisme dans l'œuvre de Lévinas.

L'altruisme hyperbolique d'Emmanuel Lévinas

Dans l’Humanisme de l’autre homme, de longues et belles analyses sont consacrées à cette idée que la relation à autrui est une « mise en question » de soi, une « sommation », une interpellation, qu’on ne peut comprendre sur la seule base de l’intentionnalité de la conscience qui est ici comme « désarçonnée » [p. 53], prise à partie, sollicitée dans ce que Levinas appelle une « visitation » : le visage de « l’absolument autre » en tant qu’il s’adresse à moi. La nudité du visage de l’être en détresse n’est pas un objet que la conscience constitue, il se donne à la faveur d’une intrusion à laquelle on ne saurait se dérober. Sollicitation de l’être en détresse qui affecte si puissamment qu’il n’est plus possible de se dérober, de détourner le regard, de chercher des excuses. C’est pourquoi la passivité de la réceptivité à l’autre est la condition de l’action, ou de ce que Levinas appelle « l’Oeuvre » : orientation du Même vers l’Autre, qui est « générosité radicale » [p. 44]. Rien pourtant qui appelle l’idée d’un parfait désintéressement, d’un renoncement définitif, d’une dépossession de soi. Charge sans doute contre l’égoïsme, la vision économique de l’homme comme un calculateur obnubilé par la maximisation de ses intérêts, mais charge qui ne va pas au-delà et qui permet de définir le mal comme détournement du regard, refus d’une responsabilité trop exigeante, trop envahissante : le Mal comme égoïsme [p. 89]. Cela nous le comprenons aisément. L’OEuvre n’exclut pas tant la réciprocité, le retour, la rétribution, qu’elle ne se fait patience, attente indéfinie, peut-être au-delà de la mort, d’un aboutissement dont je ne serai peut-être pas le contemporain, mais qui n’est nullement exclu par définition : « Renoncer à être le contemporain du triomphe de son oeuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi » [p. 45]. Mais triomphe attendu, espéré tout de même, quoique soit acceptée l’éventualité qu’il s’accomplisse dans « un temps par-delà l’horizon de mon temps », et ce par un mouvement de générosité qui est élan d’une « jeunesse radicale » d’un être « déjà comblé » [p. 48], capable de surmonter, par sa richesse même, l’égoïste souci de soi et qui se fait Bonté dans le renouvellement perpétuel de ses propres forces à mesure qu’elles s’épanchent et se vident. Bien que nous ne soyons plus dans la logique de l’échange, marchand ou non, ni de l’équation du prêté pour un rendu, il n’y a rien encore qui appelle à l’obligation d’un parfait renoncement : l’OEuvre « n’est pas entreprise en pure perte » [p. 44].
Pourtant, la dimension proprement sacrificielle s’immisce déjà dans ce texte de Levinas, lui donnant une orientation bien plus radicale et que les livres à venir développeront . Quelques formules sont l’indice de cette radicalisation outrancière : « Elle [l’OEuvre] exige, par conséquent, une ingratitude de l’Autre » [ibid.]; « la vulnérabilité est plus [ou moins] que la passivité recevant forme ou choc. Elle est l’aptitude – que tout être dans sa “fierté naturelle” aurait honte d’avouer – à “être battu”, à “recevoir des gifles” » [p. 104]; « l’ouverture, c’est la dénudation de la peau exposée à la blessure et à l’outrage » [ibid.]. Enfin : « Or, dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, “quelque chose” a débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité. »
La relation à autrui qui, dans l’Humanisme de l’autre homme, relevait de l’élan d’une générosité juvénile se teinte, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, de nuances bien plus sombres; elle se fait douleur, déprise de soi, jamais suffisante, d’un être empêtré dans l’étouffement de soi : « Non point au repos sous une forme, mais mal dans sa peau, encombré et comme bouché par soi, étouffant sous soi-même, insuffisamment ouvert, astreint à se dé-prendre de soi, à respirer plus profondément, jusqu’au bout, à se dé-posséder, jusqu’à se perdre » [p. 174]. Il n’est plus question désormais dans ces lignes de générosité, mais d’inquiétude, de souffrance, d’accusation, d’expiation, de sacrifice de soi qui nous fait « otage » d’autrui. La passivité est décrite comme un « s’offrir qui n’est même pas assumé par sa propre générosité – un s’offrir qui est souffrance, une bonté malgré elle » [p. 92] : exténuation de l’être qui n’est plus commission à l’autre confié à sa charge et qui engage sa responsabilité, mais « être-pour-l’autre » absolument, totalement. La réflexion de Levinas se meut alors dans une espèce de dualisme qui rappelle l’opposition de Fénelon entre l’amour pur de Dieu, appelant à la désappropriation de soi, au sacrifice de toute espérance de salut, à l’abandon de la volonté propre, et l’amour de soi, toujours nécessairement intéressé, mercenaire. Cette filiation avec le quiétisme fénelonien, soulignée par Robert Spaemann, a quelque chose de très étonnant chez un penseur qui vient pourtant de la tradition judaïque. Si nous sommes encore dans le domaine de l'éthique, c'est celui d'une éthique de la sainteté. On peut comprendre dès lors qu'elle pousse l'effort théorique au-delà des formes plus « raisonnables » d'altruisme, mais les contraintes qu'elle fait porter au désintéressement annule les modalités de la relation à l'autre, et c'est un des plus sérieux problèmes posés par l'éthique de Levinas.
Le grand apport de la recherche contemporaine, issue des expériences menées en psychologie sociale (en particulier par Daniel Batson) et dont parle si bien Matthieu Ricard dans son ouvrage, est de dépasser cette alternative entre l'égoïsme et l'altruisme, et cela en refusant une vision strictement moniste des motivations humaines, en proposant une vision plurielle qui laisse place aux conduites proprement altruistes sans avoir besoin de donner à celles-ci le tour sacrificiel dont nous avons parlé. Mais l'essentiel est acquis. Nous savons désormais que l'égoïsme psychologique, l'idée que l'homme est un individu rationnel qui vise à maximiser ses intérêts et ses préférences est, non seulement une hypothèse désolante, mais une hypothèse fausse. Reste à en tirer les leçons dans notre compréhension des rapports sociaux, politiques et même économiques. Et là, il reste beaucoup de travail à faire.