On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 29 décembre 2011

Traduction du discours de Vaclav Havel à l'Université de Harvard, mai 1995 : "Le fragile vernis de la civilisation"

Je suis heureux de vous offrir, en cette fin d'année et pour commencer sous de beaux auspices l'année nouvelle, la traduction du magnifique discours de Vaclav Havel, prononcé en mai 1995 à l'université de Harvard. Comme il serait souhaitable, heureux et profitable que les préceptes qu'il formule et honore deviennent un peu les nôtres !

"Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs,

Lors d'une récente soirée, j'étais assis dans un restaurant en plein air près de l'eau. Ma chaise était à peu près semblable aux chaises qu'on trouve dans les restaurants près de la rivière Vltava à Prague. On jouait la même musique rock que l'on joue dans la plupart des restaurants tchèques. Je voyais des publicités auxquelles je suis accoutumé à la maison. Plus que tout, j'étais environné de jeunes gens qui étaient tous habillés à l'identique, qui prenaient des verres qui se ressemblaient tous, et ils se conduisaient avec la même désinvolture que celle de leurs contemporains à Prague. Seuls leur apparence et les traits de leur visage étaient différents, car j'étais à Singapour.
J'étais assis en songeant à cela et de nouveau – pour la énième fois – je pris conscience d'une vérité presque banale : nous vivons maintenant dans une seule civilisation globale. L'identité de cette civilisation ne réside pas simplement dans la similitude des vêtement ou des boissons, ni dans le constant bruit de la musique commerciale qui est partout la même dans le monde, ni même dans la publicité internationale. Elle réside dans quelque chose de plus profond : grâce à l'idée moderne de progrès indéfini, avec son expansionnisme immanent, et à l'évolution rapide de la science qui en découle, notre planète, pour la première fois dans la longue histoire de l'espèce humaine, a été recouverte, en l'espace de quelques décennies, par une seule et même civilisation, essentiellement technologique. Le monde est maintenant intriqué dans les réseaux de télécommunication constitués de millions de petits fils, ou capillaires, qui non seulement transmettent de l'information à la vitesse de la lumière, mais qui véhiculent également des modèles intégrés de comportement social, politique et économique. Ce sont des conducteurs de normes légales, tout autant que de milliards de milliards de dollars parcourant le monde tout en restant invisibles même à ceux qui traitent directement avec eux. La vie de la race humaine est totalement interconnectée non seulement d'un point de vue informationnel, mais au sens causal également. En guise d'anecdote, je pourrais illustrer ceci en vous rappelant – puisque je viens de parler de Singapour – qu'aujourd'hui il suffit d'une simple transaction initiée dans l'ombre par un seul employé de banque indélicat à Singapour pour jeter à terre une banque à l'autre bout de la terre. Grâce aux réalisations de cette civilisation, pratiquement chacun d'entre nous sait ce que signifient chèques, obligations, lettres de change, et actions. Nous sommes familiers avec CNN et Tchernobyl, et nous savons qui sont les Rolling Stones, Nelson Mandela ou Salman Rusdie. Plus encore, les capillaires qui ont intégré cette civilisation de façon si parfaite véhiculent également certains modes de co-existence humaine qui ont montré leur valeur, tels la démocratie, le respect des droits de l'homme, l'Etat de droit, les lois du marché. De telles informations circulent en flux autour du monde et, à des degrés divers, prennent racine en différents endroits.

Dans les temps modernes, cette civilisation globale est apparue dans un territoire occupé par l'Europe et, finalement, par la culture euro-américaine. Historiquement, elle a évolué à partir d'une combinaison de traditions – classiques, judaïques et chrétiennes. J'en suis arrivé à comprendre comme ce monde est petit et comme il se tourmente lui-même avec un nombre incalculable de choses dont il ne devrait pas se tourmenter si les gens étaient capables de trouver en eux-mêmes un peu plus de courage, un peu plus d'espoir, un peu plus de responsabilité, un peu plus de compréhension mutuelle et d'amour. En théorie, du moins, ce monde nous donne, non seulement la capacité d'une communication mondiale, mais également un ensemble de moyens coordonnés en vu de se défendre contre de nombreux dangers communs. Il peut aussi, d'une manière qui est sans précédent, rendre notre vie sur terre plus facile, et nous ouvrir à des horizons, à ce jour, inexplorés dans la connaissance de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons.

Et pourtant, il y a dans cette civilisation quelque chose qui ne va pas tout-à-fait.

Permettez-moi de faire de cette cérémonie l'occasion d'une brève méditation sur un sujet sur lequel je me suis beaucoup attardé, et que je présente souvent en des occasions semblables à celle-ci. Je voudrais insister aujourd'hui sur la source des dangers qui guettent l'humanité, en dépit de cette civilisation globale, et souvent directement à cause d'elle. Par-dessus tout, je voudrais parler des manières dont ces dangers peuvent être affrontés.

Bien des grands problèmes que nous rencontrons aujourd'hui, tels que je les comprends, ont leur origine dans le fait que cette civilisation globale, bien que partout visible, n'est en réalité rien de plus qu'un mince vernis posé sur la somme totale de la conscience humaine [human awareness].
Cette civilisation est immensément fraîche, jeune, nouvelle, et l'esprit humain l'a accueillie avec une vertigineuse alacrité, sans qu'il ait changé d'une façon essentielle. L'humanité a graduellement, et de bien des façons diverses, forgé nos modes de pensée, notre relation avec le monde, nos modèles de conduite et les valeurs que nous acceptons et reconnaissons. Par essence, ce nouvel et unique épiderme de la civilisation mondiale se contente de recouvrir ou de dissimuler l'immense variété des cultures, des peuples et des univers religieux, des traditions historiques et des attitudes historiquement formées, tout ce qui, en un sens, réside en-dessous de lui. En même temps, alors même que ce vernis de la civilisation mondiale se répand, ce « dessous » de l'humanité, cette dimension cachée, exige de plus en plus d'être entendu et qu'on lui accorde droit à la vie.

Et ainsi, alors que le monde comme un tout accepte, de façon croissante, les nouvelles habitudes de la civilisation globale, un autre processus contraire se met en place : des anciennes traditions reprennent vie, différentes religions et cultures s'éveillent à de nouvelles manières d'être, cherchant une place nouvelle pour exister, et luttant avec une ferveur croissante pour réaliser ce qui est unique en elles et ce qui les rend différentes des autres. En fin de compte, elles cherchent à donner une expression politique à leur individualité.

Il est souvent dit, qu'en nos temps, chaque vallée crie pour son indépendance et serait même prête à lutter pour elle. Bien des nations, ou du moins certaines parties d'entre elles, combattent la civilisation moderne ou ses principaux partisans afin d'avoir le droit d'adorer leurs anciens dieux ou d'obéir aux anciennes injonctions divines. Ils mènent leur combat en utilisant des armes fournies par cette même civilisation qu'ils combattent. Ils emploient des radars, des ordinateurs, des lasers, des gaz toxiques et, peut-être à l'avenir, même des armes nucléaires. Par opposition avec ces inventions technologiques, d'autres produits de cette civilisation – comme la démocratie ou l'idée des droits humains – ne sont pas acceptés dans beaucoup d'endroits du monde, parce qu'ils sont considérés comme étant hostiles à ces traditions locales.

En d'autres termes, le monde euro-américain a équipé d'autres parties du globe avec des instruments qui, non seulement pourraient effectivement détruire les valeurs des Lumières – lesquelles, entre autres choses, ont rendu possible l'invention précisément de ces instruments - mais qui pourraient également paralyser la capacité des hommes à vivre ensemble sur cette terre.

Que résulte-t-il de tout ceci ?

A mes yeux, cet état des choses contient un défi manifeste, non seulement pour le monde euro-américain, mais pour la civilisation d'aujourd'hui prise comme un tout. C'est un défi pour elle de commencer de se comprendre comme une civilisation multi-culturelle et multi-polaire, dont la signification réside non pas dans la négation de l'individualité des différentes sphères de culture et de civilisation, mais dans la possibilité d'être plus complètement elles-mêmes. Cela ne sera possible, et même concevable, que si nous acceptons tous un code de base de co-existence mutuelle, une sorte de minimum commun que nous pouvons tous partager, qui nous permettra de continuer de vivre côte-à-côte. Toutefois, un tel code n'aura pas la moindre chance d'être accepté s'il est seulement le produit du petit nombre qui agit ensuite avec force sur les autres. Il doit être l'expression de la volonté authentique de chacun, jaillissant des racines spirituelles authentiques qui sont cachées sous la peau de notre commune civilisation globale. S'il est simplement disséminé à travers les capillaires de la peau, à la manière des publicités de Coca-Cola – comme une commodité offerte par quelques-uns à d'autres – on ne saurait espérer qu'un tel code puisse prendre racine d'une façon profonde et universelle.

Mais l'humanité est-elle capable d'une telle entreprise ? N'est-ce pas une idée désespérément utopique ? N'avons-nous pas à ce point perdu le contrôle de notre destinée que nous sommes condamnés à l'extinction progressive dans une confrontation high-tech entre les cultures, du fait de leur fatale incapacité de coopérer-opérer face aux catastrophes imminentes, qu'elles soient écologiques, sociales ou démographiques, ou face aux dangers engendrés par l'état de notre civilisation comme tel ?

Je ne sais pas.

Mais je n'ai pas perdu espoir.

Je n'ai pas perdu espoir parce que je suis persuadé encore et toujours que, reposant en sommeil dans les racines les plus profondes de la plupart, sinon de toutes les cultures, il y a une similitude essentielle, quelque chose dont on pourrait faire, si une telle volonté existait, un point de départ unifiant pour un nouveau code de la co-existence humaine qui pourrait être fermement ancré dans la grande diversité des traditions humaines.

Ne trouvons-nous pas quelque part dans les fondations de la plupart des religions et des cultures, bien qu'elles puissent prendre mille et une différentes formes, des éléments communs tels que le respect pour ce qui nous transcende, que nous entendions par là le mystère de l'Etre ou un ordre moral qui se tient au-dessus de nous, le respect pour nos voisins, pour nos familles, pour certaines autorités naturelles, le respect pour la dignité humaine et pour la nature, un sens de la solidarité et de la bienfaisance envers les hôtes qui viennent avec des bonnes intentions ?

L'origine ancienne et commune ou les racines humaines de nos diverses spiritualités, dont chacune apporte une autre sorte de compréhension humaine de la même réalité, ne constitue-t-elle pas ce qui pourrait authentiquement amener ensemble les hommes de différentes cultures ?

Et les commandements de base de cette spiritualité archétypale ne sont-ils pas en harmonie avec ce qu'une personne même irreligieuse – sans savoir exactement pourquoi – peut considérer comme juste et plein de sens ?

Naturellement, je ne suggère pas que les hommes modernes puissent être contraints d'adorer d'anciennes déités ou d'accepter des rituels qu'ils ont depuis longtemps abandonnés. Ce que suggère est quelque chose de tout à fait différent. Nous devons arriver à une profonde connexion mutuelle ou parenté entre les diverses formes de notre spiritualité. Nous devons nous souvenir de notre substance originellement spirituelle et morale, qui s'est développée à partir de la même expérience essentielle de l'humanité. Je crois que c'est là le seul moyen de réaliser une authentique régénérescence de notre sens de la responsabilité envers nous-mêmes et envers le monde. Et, en même temps, c'est le seul moyen de réaliser une compréhension plus profonde entre les cultures qui les rendra capables de travailler ensemble dans un esprit authentiquement œcuménique afin de créer un nouvel ordre du monde.

Le vernis de la civilisation globale qui enveloppe le monde moderne et la conscience de l'humanité, ainsi que nous le savons tous, a une nature double, mettant en question, à chaque étape du chemin, les valeurs sur lesquelles elle est fondée, ou qu'elle propage. Les milliers de réalisations merveilleuses de cette civilisation qui marchent si bien pour nous et qui nous enrichissent peuvent aussi nous appauvrir, nous diminuer et détruire nos vies, ce qu'elles font souvent. Au lieu de servir les hommes, nombre de ces créations les aliènent. Au lieu d'aider les gens à développer leur identité, elles les leur retirent. Presque chaque invention ou découverte – depuis la scission de l'atome et la découverte de l'ADN jusqu'à la télévision et l'ordinateur – peut être tournée contre nous et utiliser à nos dépens. Comme il est plus aisé aujourd'hui que durant la Première Guerre mondiale de détruire une métropole entière en un seul raid aérien ! Et comme il serait plus facile aujourd'hui, à l'ère de la télévision, pour un fou comme Hitler ou Staline de pervertir l'esprit de toute une nation. Quand les hommes ont-ils jamais eu le pouvoir que nous possédons aujourd'hui d'altérer le climat de la planète ou d'épuiser ses ressources minérales ou la richesse de sa faune de sa flore en l'espace de quelques courtes décennies ? Et combien plus destructeur aujourd'hui qu'au début du siècle le potentiel que les terroristes ont à leur disposition.

A notre époque, il semblerait qu'une partie du cerveau humain, la partie rationnelle, qui a fait toutes ces découvertes moralement neutres, a connu un exceptionnel développement, alors que l'autre partie, qui devrait être en alerte pour s'assurer que ces découvertes servent réellement l'humanité et ne la détruira pas, est restée catastrophiquement en arrière.

Oui, d'où que je commence de réfléchir aux problèmes qui attendent notre civilisation, j'en reviens toujours au thème de la responsabilité humaine, qui semble incapable de suivre le rythme de la civilisation et de l'empêcher de se tourner contre l'espèce humaine. Tout se passe comme si le monde était devenu quelque chose de tout simplement trop vaste pour que nous puissions nous en occuper.

Il n'y aura pas de retour en arrière. Seul un rêveur peut croire que la solution réside dans la réduction du progrès de la civilisation d'une manière ou d'une autre. La tâche principale à l'époque qui s'annonce est d'une autre nature : une renaissance radicale du sens de notre responsabilité. Notre conscience doit rejoindre notre raison, sans quoi nous sommes perdus.

Je crois profondément qu'il n'y a qu'une seule façon de réaliser cette fin : nous devons nous détourner de notre anthropomorphisme égocentrique, de notre habitude de nous considérer comme les maîtres de l'univers qui pouvons faire ce que bon nous semble. Nous devons découvrir un nouveau respect de qui nous transcende : pour l'univers, pour la terre, pour la nature, pour la vie, et pour la réalité. Notre respect pour les autres hommes, pour les autres nations et pour les autres cultures, peut seulement se développer à partir d'un humble respect pour l'ordre cosmique et de la conscience que nous en faisons partie, que nous sommes en lien avec lui et que rien de ce que nous faisons n'est perdu, mais appartient plutôt à la mémoire de l'Etre, où elle est jugée.

Une meilleure alternative pour le futur de l'humanité réside dans le fait d'imprégner notre civilisation d'une dimension spirituelle. Il ne s'agit pas simplement de comprendre la nature multi-culturelle et de trouver l'inspiration pour la création d'un nouvel ordre du monde dans les racines communes de toutes les cultures. Il est également essentiel que la sphère culturelle euro-américaine - celle qui a créé cette civilisation et qui a enseigné à l'humanité son orgueil destructeur – retourne maintenant à ses propres racines spirituelles et devienne un exemple pour le reste du monde dans la recherche d'une nouvelle humilité.

Des observations générales de ce genre ne sont certainement pas difficiles à faire et elles ne sont ni nouvelles ni révolutionnaires. Les hommes modernes sont passés maîtres dans l'art de décrire la crise et la misère du monde que nous forgeons, et dont nous sommes responsables. Mais nous sommes bien moins capables d'arranger les choses.

Alors que s'agit-il de faire précisément ?

Je ne crois pas en quelque clé universelle ou panacée. Je ne suis pas un adepte de ce que Karl Popper appelait une « ingénierie sociale holistique », en particulier parce que j'ai dû mener la plus grande partie de ma vie d'adulte dans des circonstances qui résultaient de la tentative de créer une utopie marxiste holistique. Je sais assez, par conséquent, ce qu'il en est des efforts de ce genre !

Cela me décharge pas, cependant, de la responsabilité de penser aux manières de rendre le monde meilleur.

Il ne sera certainement pas facile d'éveiller en l'homme un nouveau sens de la responsabilité pour le monde, une capacité à se conduire comme s'il devait vivre sur cette terre pour toujours, et d'être comptable un jour de son état. Qui sait combien de cataclysmes horribles devront se produire avant qu'un tel sens de la responsabilité soit admis ? Mais cela ne signifie pas que ceux qui désirent y contribuer ne puissent pas commencer immédiatement. C'est une grande tâche pour les professeurs, les éducateurs, les intellectuels, le clergé, les artistes, les entrepreneurs, les journalistes, pour tous ceux qui exercent une activité dans la vie publique.

Par-dessus tout, c'est une tâche pour les hommes politiques.

Même dans les conditions les plus démocratiques, les hommes politiques ont une immense influence, peut-être plus qu'ils n'en sont eux-mêmes conscients. Cette influence ne réside pas dans leurs mandats actuels, qui, en tout état de cause, sont considérablement limités. Elle réside dans quelque chose d'autre : l'impact spontané qu'exerce leur charisme sur le public.

La principale tâche de la génération présente des hommes politiques n'est pas, je crois, de plaire au public par les décisions qu'ils prennent, ni de faire des sourires à la télévision. Elle n'est pas de gagner les élections ni de s'assurer des places au soleil jusqu'à la fin de leurs jours. Leur rôle est tout à fait différent : il est d'assumer leur part de responsabilité dans les projets à long terme de notre monde et, ainsi, de donner un exemple au public pour lequel ils travaillent. Leur responsabilité est de penser audacieusement au loin, non pas de craindre la défaveur de la foule, d'imprégner leurs actions d'une dimension spirituelle (ce qui, bien sûr, n'a rien à voir avec le fait d'assister de façon ostentatoire à des offices religieux), d'expliquer sans cesse – à la fois au public et à leurs collègues – que la politique doit faire bien plus que refléter les intérêts de groupes particuliers ou de lobbies. Après tout, la politique a pour but de servir la communauté, ce qui signifie qu'elle est la moralité mise en pratique. Et comment peut-on mieux servir la communauté et la moralité pratique qu'en cherchant, au milieu de la civilisation globale, elle-même globalement en danger, leur propre responsabilité politique globale, c'est-à-dire leur responsabilité pour la survie même de l'espèce humaine ?

Je ne crois pas qu'une homme politique qui s'engage sur ce chemin difficile mettra inévitablement en péril sa survie politique. Il esr une idée trompeuse, tenant le citoyen pour un idiot, selon laquelle le succès politique dépend de sa capacité à jouer de cette idiotie. Il n'en est pas ainsi. Une conscience sommeille en chaque être humain, quelque chose de divin. Et c'est en cela que nous devons placer notre espérance.

Mesdames et Messieurs,

Je me trouve peut-être dans la plus célèbre université du pays le plus puissant au monde. Avec votre permission, je dirai quelques mots sur le sujet de la politique d'une grande puissance.

Il est évident que ceux qui ont la plus grande puissance et la plus grande influence ont également la plus grande responsabilité. Qu'on le veuille ou non, les Etats-Unis d'Amérique portent probablement la plus grande responsabilité envers la direction que le monde prendra. Les Etats-Unis devraient donc réfléchir le plus profondément possible à cette responsabilité.

L'isolationnisme n'a jamais été une stratégie gagnante pour les Etats-Unis. S'ils étaient entrés plus tôt dans la Première Guerre mondiale, ils n'auraient pas eu à payer le prix des morts qu'ils ont subi.

Il en est de même de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque Hitler se préparait à envahir la Tchécoslovaquie, et, ce faisant, à exposer au grand jour le manque de courage des démocraties occidentales, votre président écrivit une lettre au président tchécoslovaque l'implorant de parvenir à un accord avec Hitler. S'il ne s'était pas illusionné lui-même, et avec lui le monde entier, en croyant qu'un accord était possible avec ce fou, si, au contraire, il avait montré un peu les dents, peut-être la Seconde Guerre mondiale n'aurait-elle pas eu lieu, et des dizaines de milliers de jeunes américains n'auraient pas eu à trouver la mort en la combattant.

De même façon, juste à la fin de cette guerre, si votre président, qui était par ailleurs un homme exceptionnel, avait dit un « non » ferme à la décision de Staline de diviser le monde, peut-être la Guerre Froide, qui coûta aux Etats-Unis des centaines de milliards de dollars, n'aurait-elle pas eu lieu non plus.

Je vous en supplie : ne répétez pas ces erreurs ! Vous les avez toujours payées d'un prix lourd. Il n'y a tout simplement aucun moyen d'échapper à la responsabilité que vous avez en tant que pays le plus puissant du monde.

Ce qui est en jeu va bien au-delà de l'obligation de se dresser contre ceux qui veulent de nouveau diviser le monde en sphère d'intérêts, ou soumettre ceux qui sont différents ou plus faibles. Ce qui est en jeu, c'est le salut de l'espèce humaine. En d'autres termes, il s'agit de ce dont j'ai déjà parlé : de comprendre la civilisation moderne comme une civilisation multi-culturelle et multi-polaire, de tourner notre attention vers les sources originellement spirituelles de la culture humaine et, par-dessus tout, de notre propre culture, de tirer de ces sources la force pour la création courageuse et magnanime d'un nouvel ordre pour le monde.

Il n'y a pas longtemps, j'étais à un gala pour célébrer un important anniversaire. Y étaient présents cinquante chefs d'Etat, peut-être plus, qui étaient venus honorer les héros et les victimes de la plus grande guerre de l'histoire humaine. Ce n'était pas une conférence politique, mais le genre d'événement social qui a principalement pour but de montrer hospitalité et respect aux hôtes invités. Lorsque le plan de table fut connu, je découvris à ma surprise que ceux qui étaient assis à la table à côté de la mienne n'étaient pas identifiés comme les représentants d'un Etat particulier, comme c'était le cas aux autres tables : ils étaient désignés comme les « membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU et du G7 ». J'éprouvais à ce sujet des sentiments mêlés. D'un côté, je songeais comme il était merveilleux que les plus riches et les plus puissants du monde se voient souvent et même à ce dîner, qu'ils puissent parler ensemble de façon informelle et en viennent à mieux se connaître. De l'autre, un léger frisson parcourut ma colonne vertébrale, car je ne pouvais m'empêcher d'observer qu'une table avait été distinguée comme particulièrement importante. C'était une table pour les grandes puissances. De façon presque perverse, je me pris à imaginer que les gens qui y étaient assis, avec leur caviar russe, divisaient le reste d'entre nous, sans nous demander notre opinion. Peut-être tout cela est-il simplement la fantaisie d'un ancien ou peut-être d'un futur scénariste. Mais je tenais à l'exprimer ici. Pour une raison simple : afin d'insister sur l'énorme écart qu'il y a entre la responsabilité des grandes puissances et leur hubris. L'architecte de cet arrangement – je devrais penser que ce n'était aucun des présidents présents – n'était pas guidé par un sens de la responsabilité pour le monde, mais par l'orgueil banal des puissants.

Mais l'orgueil est précisément ce qui conduira le monde à l'enfer. Je suggère une alternative : l'acceptation humble de notre responsabilité pour le monde.

Une grande opportunité se présente en vu de la co-existence entre les nations et les sphères de civilisation, de culture et de religion qui doit être saisie et exploitée autant que possible : c'est l'apparition de communautés supranationales ou régionales. A présent, il existe beaucoup de telles communautés de part le monde, avec différentes caractéristiques et divers degrés d'intégration. Je crois en cette approche. Je crois dans l'importance des organismes qui s'insèrent entre les Etats-nations et la communauté mondiale, des organismes qui peuvent constituer des intermédiaires importants de la communication globale et de la coopération-opération. Je crois que cette tendance vers l'intégration dans un monde où – comme je l'ai dit – chaque vallée aspire à l'indépendance, doit recevoir le plus grand soutien possible. Ces organismes, toutefois, ne doivent pas être l'expression de l'intégration pour l'intégration. Ils doivent constituer un des instruments permettant aux pays et aux peuples qui sont proches géographiquement, ethniquement, culturellement, économiquement et qui ont en commun des intérêts de sécurité, de former des associations et de mieux communiquer à la fois entre eux et avec le reste du monde. En même temps, de telles communautés régionales doivent se débarrasser de la peur que d'autres communautés comparables sont dirigées contre elles. Des rassemblements régionaux par aires qui ont une commune tradition et une commune culture politique devraient constituer une partie naturelle de la complexe architecture du monde. La coopération entre de telles régions devraient être une composante naturelle de la coopération-opération à l'échelle mondiale. Aussi longtemps que l'élargissement de l'adhésion à l'OTAN, afin d'inclure des pays qui se sentent culturellement et politiquement appartenir à la région que l'Alliance a été créée en vu de défendre, est comprise par la Russie, par exemple, comme une entreprise anti-russe, ce sera un signe que la Russie n'a toujours pas compris le défi de cette aire.

L'organisation mondiale la plus importante est l'ONU. Je pense que le cinquantième anniversaire de sa naissance pourrait être l'occasion de réfléchir comment infuser en elle un nouvel ethos, une nouvelle force, un nouveau sens, et en faire réellement la plus puissante arène de bonne coopération-opération entre toutes les cultures qui forment notre civilisation planétaire.

Mais ni le renforcement de structures régionales ni le renforcement de l'ONU ne sauveront le monde si les deux processus ne sont pas nourris par cette charge spirituelle renouvelée en laquelle je vois le seul espoir que l'humanité survive encore un millénaire.

J'ai évoqué ce que je pense que les hommes politiques devraient faire.

Il y a, toutefois, une autre force qui exerce tout autant, sinon plus encore, une influence sur l'état d'esprit général que celle des hommes politiques.

Cette force, ce sont les mass médias .

C'est seulement lorsque le destin me propulsa dans le royaume de la haute politique que je suis devenu pleinement conscient du pouvoir à double tranchant des médias. Et c'est un aspect ou une expression de la double nature de la civilisation d'aujourd'hui dont j'ai déjà parlé.

Grâce à la télévision, le monde entier a découvert, en l'espace d'une soirée, qu'il existe un pays appelé le Rwanda où les hommes souffrent au-delà de toute imagination. Grâce à la télévision, il est possible d'apporter au moins un peu de secours à ceux qui souffrent. Grâce à la télévision, le monde entier, en l'espace de quelques secondes, a été choqué et horrifié par ce qui s'est passé à Oklahoma City et, en même temps, il a compris que c'est un grand avertissement pour tous. Grâce à la télévision, le monde entier sait qu'il existe un pays internationalement reconnu appelé la Bosnie et l'Herzégovine et que, dès qu'elle a reconnu ce pays, la communauté internationale a essayé, en vain, de le diviser entre de grotesques mini Etats, selon les vœux des seigneurs de la guerre qui n'ont jamais été reconnus par personne comme les représentants légitimes de quiconque.

Cela constitue le côté merveilleux des mass médias d'aujourd'hui ou, plutôt, de ceux qui collectent les nouvelles. Les remerciements de l'humanité vont à tous ces reporters courageux qui risquent volontairement leur vie où que se passe quelque chose de mal, afin d'éveiller la conscience du monde.

Il y a, toutefois, un autre aspect de la télévision, moins merveilleux, qui se délecte des horreurs du monde ou qui, de façon impardonnable, en font des lieux communs, ou encore qui contraint les hommes politiques à devenir avant tout des stars du petit écran. Mais où est-il écrit que quelqu'un qui "est bon" à la télévision est nécessairement également un bon homme politique ? Je suis toujours étonné de voir à quel point je suis toujours à la merci des directeurs de télévision ou des éditeurs, à quel point mon image publique dépend bien plus d'eux qu'elle ne dépend de moi, combien il est important de sourire de façon appropriée à la télévision, ou de choisir la bonne cravate, à quel point la télévision me force à exprimer mes pensées de façon aussi cursive que possible, en boutades, slogans ou extraits sonores, à quel point mon image télévisuelle peut me rendre différent de mon vrai moi. Cela m'étonne et, en même temps, je crains que cela ne serve pas de bons buts. Je connais des hommes politiques qui ont appris à se voir eux-mêmes seulement comme la caméra de télévision les voient. La télévision a ainsi expropriée leur personnalité, et a fait d'eux quelque chose comme des ombres télévisuelles de leur ancien moi. Je me demande même parfois s'ils ne dorment pas d'une façon qui fasse bonne impression à l'écran !

Je ne suis pas outré que la télévision ou la presse déforme ce que je dis ou qu'elle l'ignore, ou qu'elle me fasse paraître comme quelque étrange monstre. Je ne suis pas en colère contre les médias lorsque je vois que l'ascension ou la chute d'un homme politique dépend plus d'eux que de l'homme en question. Ce qui m'intéresse est quelque chose d'autre : la responsabilité de ceux qui ont les mass médias entre leurs mains. Eux aussi portent une responsabilité pour le monde et pour l'avenir de l'humanité. De même que la scission de l'atome peut enrichir immensément l'humanité de mille et une manières et, en même temps, la menacer de destruction, la télévision peut avoir de bonnes ou de mauvaises conséquences. Rapidement, de façon suggestive et à un degré sans précédent, elle peut répandre l'esprit de compréhension, d'humanité, de solidarité humaine et de spiritualité, ou elle peut stupéfier des nations et des continents entiers. Et, de même que notre usage de l'énergie atomique dépend seulement de notre sens de la responsabilité, le bon usage du pouvoir qu'a la télévision d'entrer dans n'importe quelle maison ou dans tout esprit humain dépend également de notre sens de la responsabilité.

Que notre monde soit sauvé de tout ce qui le menace aujourd'hui dépend, au premier chef, de ce que les hommes reviennent à la raison, de la compréhension du degré de leur responsabilité et de la découverte d'une nouvelle relation envers le miracle de l'Etre. Le monde est entre nos mains à tous. Et, cependant, certains ont une plus grande influence sur ce destin que d'autres. Plus une personne a d'influence – qu'il soit un homme politique ou un présentateur de télévision – plus grande est l'exigence envers son sens de la responsabilité et moindre la considération qu'il devrait porter à ses propres intérêts.

En conclusion, permettez-moi une brève remarque personnelle. Je suis né à Prague et j'y ai vécu pendant des décennies sans être autorisé à étudier correctement ou à visiter d'autres pays. Néanmoins, ma mère ne renonça jamais à l'un de ses rêves secrets et extravagants : qu'un jour, j'étudierai à Harvard. Le destin n'a pas permis que je réalise son rêve. Mais quelque chose d'autre est arrivé, quelque chose qui n'aurait jamais traversé l'esprit même de ma mère. J'ai reçu un titre de Docteur de Harvard sans même avoir besoin d'y étudier !

Plus encore, j'ai eu la chance de voir Singapour, et un nombre incalculable d'autres endroits exotiques. Il m'a été donné de comprendre comme ce monde est petit et comme il se tourmente lui-même en bien des façons auxquelles il échapperait si les hommes pouvaient trouver en eux un peu plus de courage, un peu plus d'espoir, un peu plus de responsabilité, un peu plus de compréhension mutuelle et d'amour.

Je ne sais pas si ma mère me regarde d'en-haut depuis le paradis, mais si c'est le cas, je devine ce qu'elle pense probablement. Elle pense que je me mêle de sujets dans lesquels seuls ceux qui ont étudié comme il convient les sciences politiques à Harvard ont le droit de fourrer leur nez.

J'espère que vous ne le pensez pas.

Je vous remercie de votre attention."

Le texte de ce discours peut être lu en anglais à l'adresse suivante :

  • www.humanity.org
  • samedi 24 décembre 2011

    Joyeux Noël

    Chères et chers ami(e)s, joyeuses fêtes de Noël ou, pour l'appeler par ce qu'elles célèbrent, de la Nativité. Qu'elles soient le moment d'une plus grande fraternité et, pourquoi pas de recueillement, plutôt que l'occasion de cette débauche de nourriture qui m'apparaît presque indécente. Mais ne soyons pas bégueule ! Que notre joie demeure, et celle des enfants !

    vendredi 23 décembre 2011

    Vaclav Havel et le Dalaï Lama & autres photos de Prague au lendemain de sa mort

    Katerina, une de mes anciennes étudiantes de Sc-Pô, de nationalité tchèque, a eu l'extrême gentillesse de m'envoyer ces photos de Prague. La plus bouleversante est celle de la rencontre de Vaclav Havel avec le Dalaï Lama, prise quelques jours avant sa mort. Qu'elle soit vivement remerciée pour cet émouvant témoignage où se voient la tristesse et l'hommage fraternel de tout un peuple.


    Dernière photo de Vaclav Havel avec le Dalaï Lama, le 10 décembre 2011
  • http://zpravy.idnes.cz



    Place Venceslas, Prague, première soirée dimanche soir
    Photo: Deník/Martin Divíšek
  • http://jihlavsky.denik.cz


    Place Saint Venceslas
    Photo: Petr Hloušek, Právo
  • www.novinky.cz



    Vaclav Havel, à l'écoute des anciens Maîtres de son pays
    Auteur: Pavel Štecha
  • http://aktualne.centrum.cz
  • mercredi 21 décembre 2011

    Le scandale de l'expulsion des étudiants étrangers

    Extrait de l'article de Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefebvre, "Etudiants étrangers : la mobilisation ne faiblit pas", publié sur le site en ligne du Monde :

    " La mobilisation contre la circulaire Guéant qui restreint les possibilités, pour les étudiants étrangers ayant fini leurs études en France, d'y rester pour travailler, ne faiblit pas, au contraire. Estimant la circulaire "moralement inadmissible, politiquement dangereuse et économiquement absurde", une soixantaine d'intellectuels, universitaires, réalisateurs, avocats et médecins ont lancé, le 10 décembre, une pétition réclamant son abrogation et intitulée "Notre matière grise est de toutes les couleurs".

    Sur les 2,3 millions d'étudiants en France, 278 000, soit 12%, sont étrangers, ce qui fait de l'Hexagone le troisième pays d'accueil, derrière les Etats-Unis et le Royaume-Uni. La circulaire du 31 mai signée des ministères de l'intérieur et du travail vient préciser une loi du 24 juillet 2006. Celle-ci offre notamment à un étudiant étranger, la possibilité de rester en France à l'issue de son cursus, pour effectuer sa première expérience professionnelle. Ce sont les conditions pour passer de ce statut d'étudiant à celui de salarié qui sont aujourd'hui restreintes par la circulaire, menaçant potentiellement plusieurs milliers d'étudiants étrangers de reconduite à la frontière..."

    Lire la suite :
  • www.lemonde.fr

    La pétition contre la circulaire Guéant peut être signée à l'adresse suivante. Je l'ai fait, bien évidemment.
  • http://www.universiteuniverselle.fr/

    A faire circuler, chers amis...
  • dimanche 18 décembre 2011

    Discours de Vaclav Havel

    Discours inaugural de Vaclav Havel au 14e Forum 2000. Un texte magnifique où il dénonce, mais avec sobriété et esprit de finesse, l'arrogance de la civilisation moderne, sa prétention, sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines, à vouloir tout connaître et maîtriser, au mépris du sens du mystère et de l'humilité.

    In Memoriam, Ethique et politique chez Vaclav Havel


    En hommage à Vaclav Havel, pour lequel j'ai toujours éprouvé une immense admiration, et dont la mort attriste tous ceux qui de près ou de loin ont aimé cette magnifique figure qui incarnait l'engagement moral et politique le plus noble.
    J'avais publié ce texte dans le Supplément de L'Encyclopédie Universalis en 1993. Je le reproduis aujourd'hui dans son entier (sauf les notes) :

    Vaclav Havel est d'abord un dramaturge, célèbre dans le monde entier, aux côtés de Ionesco ou de Beckett, pour son théâtre de l'absurde. C'est à ce titre qu'il fut d'abord connu, avant que son engagement politique, dans la Charte 77, en fasse une des figures de proue de la résistance tchèque au pouvoir totalitaire. La "Révolution de velours" l'a conduit, en décembre 1989, à la Présidence de la République de la Fédération de Tchécoslovaquie. Aux yeux de tous, il apparaît d'abord comme un humaniste qui prône l'amour chrétien du prochain plutôt que la satisfaction des intérêts égoïstes, qu'ils soient individuels ou nationaux, le respect des droits de l'homme, la justice sociale, programme qu'il résume en reprenant à son compte la formule de Masaryck, le premier président de la Tchécoslovaquie : "Jésus, et non pas César". Dans la mesure où, de surcroît, il définit l'art politique, non comme l'art du possible et du calcul rationnel, mais comme "l'art de l'impossible qui consiste à nous rendre meilleurs", on l'aura compris, Monsieur Vaclav Havel est un idéaliste rêveur dont on peut, d'ores et déjà, prédire la chute. Car la confrontation avec la dureté du réel va le mettre, si ce n'est déjà fait, devant l'alternative, bien connue, ou bien de perdre le pouvoir pour rester fidèle à ses convictions, ou bien de perdre son âme. Dilemme tragique entre l'éthique et la politique qui est la tragédie, selon Max Weber, de tout homme juste qui veut œuvrer, en ce bas-monde, pour la réalisation du bien commun. On le dit déjà, Havel est une belle âme, mais un mauvais président. Peut-être en est-il, hélas, ainsi. Mais si cette contradiction entre la vraie morale et la politique est indépassable, et s'il faut dire avec Merleau-Ponty que "Tous les régimes sont criminels" - tout au moins, ceux qui, avec Machiavel, ont appris à durer - le plus tragique ne serait-il pas de s'en réjouir et de ne pas prendre au sérieux le sens de cette souillure de l'action politique ? Quoiqu'il en soit, avant de prononcer un jugement sur l'échec du Président Havel - les électeurs tchèques et slovaques sauront bien s'en charger, le cas échéant - peut-être faudrait-il prendre la peine de savoir comment Vaclav Havel pense les relations entre l'éthique et la politique. Un article, paru dans Libération, le 7 octobre 1991, a laissé entrevoir la profondeur d'une pensée qui le rare mérite de s'exposer à la question philosophique, inaugurée par Platon, du rapport entre la morale et la transcendance, et de nous confronter à l'exigence d'une « fondation » non seulement du politique, mais de l'éthique.
    C'est là, en effet, le problème le plus difficile : une contrainte morale peut-elle s'imposer à moi, sans qu'elle soit autre chose qu'une simple illusion de la conscience individuelle qui ne trouve en elle que ce que la société y a mis ? Les principes de l'action morale individuelle, au nom desquels un être peut risquer la totalité de son existence et celle de ses proches, sont-ils autre chose que des conventions sociales, relatives à l'intérêt des sociétés (ou des individus) - conventions que la conscience intériorise par l'éducation comme le pensent aussi bien Freud que Durkheim ? Comment comprendre ce qui fonde la responsabilité à l'égard de nos propres actes ? Le jugement d'autrui ? Mais qu'en est-il lorsqu'on est seul et qu'il n'y a personne pour nous voir ? Y a-t-il une vérité de la conscience intérieure ? Cette interrogation est au coeur de la réflexion de Havel qui fonde la responsabilité, et d'une manière générale, l'éthique sur ce qu'il appelle, assez énigmatiquement, "la mémoire de l'Etre". L'expérience morale est absolument irréductible : "(peu de choses m'inquiètent et m'angoissent autant qu'une "explication" scientifique de mon "moi" - qu'elle soit biologique, psychologique ou politique)" écrit, entre parenthèses, Vaclav Havel dans une lettre à sa femme, Olga.
    L'éthique de V.Havel est d'abord une métaphysique qui affirme qu'il y a du sens, de l'absolu, qu'il y a de l'être. Mais cette ontologie nous vient d'abord d'une expérience. L'expérience morale de la responsabilité est un fait irrécusable, absolument premier. Sans cette expérience, qui se révèle de façon pathétique dans la faute où l'on s'accuse soi-même sans consolation, il n'y aurait pas de saisie authentique du sens de nos actes, et, plus largement, du sens de toutes choses, du mystère de notre être au monde, du mystère de l'Etre et de la vie. "La vraie seule politique, écrit V. Havel dans cet extrait des Méditations d'été publié par Libération, la seule digne de ce nom, et d'ailleurs la seule que je consente à pratiquer, est la politique au service du prochain. Au service de la communauté. Au service des générations futures. Son fondement est éthique, en tant qu'elle n'est que la réalisation de la responsabilité de tous envers tous. C'est la responsabilité telle qu'en elle-même, celle que j'appelle la responsabilité "supérieure", supérieure par le fait qu'elle s'ancre dans la métaphysique. Elle se nourrit de la certitude, consciente ou inconsciente, que rien ne se termine par la mort, car tout s'inscrit pour toujours, tout s'évalue ailleurs, quelque part "au-dessus de nous", dans ce que j'ai déjà appelé "la mémoire de l'Etre", dans cette partie indissociable de l'ordre mystérieux du cosmos, de la nature et la vie, que les croyants nomment Dieu, et au jugement duquel tout est soumis". Voilà un Président de la République en exercice qui affirme aujourd'hui que son action politique, est fondée non seulement sur une morale, mais sur une métaphysique de la responsabilité qui présuppose l'immortalité de l'âme et le jugement dernier !
    Il n'y a pas de lieu de marquer, ici, les influences nombreuses qui se sont exerçées diversement sur lui, même si, outre le christianisme, celles de Heidegger, de Patocka, de Sartre et surtout de Lévinas sont évidentes et avouées. Sa synthèse est personnelle, ancrée qu'elle est dans son engagement militant pour les droits de l'homme, et surtout dans son expérience de la prison. Aucun livre n'en formule le système. C'est une tentative de synthèse que nous proposons, en nous appuyant sur ses textes principaux que sont Le pouvoir des sans-pouvoir (1978), Interrogatoire à distance (1986), et surtout les Lettres à Olga (juin 1979-septembre 1982).

    I. La vie dans la vérité et la vie dans le mensonge

    La primauté de l'éthique

    Les auteurs de la Charte 77 ne voulaient pas que leur engagement fût compris comme une action politique, la contestation d'un programme auquel il s'agirait d'opposer un autre, (la sociale-démocratie plutôt que le socialisme d'Etat), ou la volonté de remplacer l'équipe au pouvoir. Le fondement était d'abord une prise de conscience de la crise éthique de la société sous la coupe d'un pouvoir totalitaire qui détruit les ressorts de la vie sociale et de l'engagement individuel. Face à l'immobilisme, à la corruption, à l'uniformisation, à la démoralisation des individus qui se sont développés dans la société tchécoslovaque après l'invasion de 1968, la Charte s'est d'abord comprise comme une réaction de réveil, une "fatigue de la fatigue", un sursaut de la vie. Une des idées essentielles que V. Havel ne cesse de répéter, c'est qu'il est impossible de comprendre la situation d'inertie de la société tchécoslovaque uniquement d'un point de vue politique, crise qui appellerait une alternative elle-même de nature politique. En effet, le système post-totalitaire n'est pas d'abord un type de régime politique, avec ses institutions, son discours officiel, son appareil de répression. Ce qui constitue son essence, et sa condition de possibilité, c'est qu'il plonge ses racines dans ce qu'il y a de plus profond en l'homme, son sens de la responsabilité, sa liberté, sa dignité, non pour en assurer la réalisation, mais, au contraire, pour les aliéner. C'est pourquoi aussi bien le mal que le remède au mal ne sauraient-ils jamais être saisis du point de vue politique, mais uniquement éthique : "Car, comme l'écrit Havel, si la crise de la société est essentiellement éthique, la seule issue logique et sensée qui s'offre au citoyen devra elle-aussi être de nature éthique".
    Toutefois, l'autre intuition centrale des auteurs de la Charte, perçue assurément sous l'influence de J. Patockà, c'est que l'aliénation de la vie ne caractérisent pas uniquement les régimes post-totalitaires. Ceux-ci disposent d'une certaine stabilité grâce la satisfaction relative des désirs de consommation, et, par conséquent, ils ne s'opposent pas tant aux sociétés occidentales développées qu'ils ne représentent "une autre forme de la société industrielle de consommation". Par conséquent, la critique des systèmes post-totalitaires se déploie, chez V.Havel, dans une critique plus générale des sociétés contemporaines, dans la mesure où celles-ci entraînent une "crise de l'identité humaine" et révèlent une impuissance de l'homme face à la domination de la technique (Heidegger, Patockà).
    La restauration de l'esprit civique, de la liberté et de la responsabilité de chaque citoyen dans l'espace public est la condition éthique préalable à un renouveau de la politique : "L'urgence du civisme comme condition nécessaire de toute politique demeure de plus constante, tandis que la politique comme telle tourne à tous les vents (...) Le civisme, c'est le courage, l'amour de la vérité, la conscience toujours en éveil, la liberté intérieure et la responsabilité toujours assumée pour la chose publique". La primauté de l'éthique est affirmée par la reprise, sous forme de blason, de la formule de J. Patocka : "Il y a des choses qui méritent qu'on souffrent pour elles". Dans Interrogatoire à distance, Havel raconte comment ce mouvement est né, tout d'abord comme une réaction spontanée à l'arrestation des membres d'un groupe rock, les Plastic people. Qu'un philosophe aussi discret et essentiel que Patocka ait pu accepter de devenir l'un des trois porte-parole de la Charte montre qu'il s'agissait de toute autre chose que d'une affaire de musique. Le gouvernement avait réprimé cette expression de la jeunesse qui voulait seulement pouvoir chanter librement, parce que c'est la spontanéité même de la vie qu'il voulait couvrir de sa chape de plomb. La Charte n'est pas née d'une décision théorique, planifiée, mais d'un mouvement spontanée d'individus qui voulaient défendre les droits de chacun à s'exprimer, à chanter, à parler, à échanger, bref, le droit à être libre dans l'imprévisibilité et la spontanéité de la vie, tout ce à quoi le pouvoir ne pouvait que s'opposer. Cette opposition à la spontanéité est, en effet, un des traits caractéristiques des régimes totalitaires, comme l'avait déjà montré H. Arendt. Dans la mesure où ce système vise une rationalisation, une domination totale de la vie individuelle et sociale, de même que l'histoire des hommes dans son ensemble, c'est l'essence même de la liberté humaine comme contingence et spontanéité qu'il entend détruire. Voulant dominer l'histoire, c'est le ressort même de l'historicité qu'il anéantit. Il importe, dans ce contexte, de souligner l'importance que revêt le refus des "chartistes" de s'engager sur le terrain idéologique, la volonté qu'ils affichent de parler uniquement au nom de leur conscience individuelle, sans souci du nombre ou du succès. La Charte présente très clairement une critique de la philosophie utilitariste qui fonderait la morale sur le principe d'utilité (commune ou individuelle) : "Dire qu'une chose est d'essence ou d'origine éthique, c'est dire que nous ne les faisons pas pour des raisons "pragmatiques", parce que nous serions certains qu'elle puisse réussir à court terme, donner des résultats tangibles, vérifiables, matériels, mais simplement parce que nous la jugeons bonne. La motivation éthique nous pousse à faire le bien par principe, pour l'amour du bien. Elle s'appuie sur une certitude très différente de celle qui sous-tend l'attitude "pragmatique" : sur notre conviction essentielle que le bien comme tel a toujours un sens". V. Havel signale l'incompréhension fréquente de ses interlocuteurs occidentaux à saisir l'essence proprement éthique du mouvement, la foi dans le sens profond, bien que mystérieux, de l'engagement individuel : "Sa puissance d'action, écrit-il, est indépendante de sa force numérique. L'ambition des "chartistes" est d'agir en accord avec leur conscience individuelle et leurs convictions, d'indiquer aux autres qu'eux aussi en ont la possibilité. De rappeler à chacun sa dignité humaine. De sauver la vérité de l'oubli". Cette puissance de la conscience individuelle face à l'omnipotence du pouvoir totalitaire définit ce que Havel appelle "le pouvoir des sans-pouvoir".

    Le pouvoir des sans-pouvoir.

    Pour comprendre comment la vérité et l'authenticité peuvent acquérir une puissance singulière dans les régimes totalitaires, il faut d'abord saisir la nature de ces systèmes "post-totalitaires" ou "auto-totalitaires", selon l'expression que V. Havel préfère employer. Deux idées capitales sont soulignées dans le début du "Pouvoir des sans-pouvoir" : l'idée d'une "gravitation" du système qui tourne sur lui-même, dans un mouvement autarcique, détaché de la réalité ; et le rôle de l'idéologie dans le justification du soutien que les individus apportent à ce système auto-institué. Ces deux notions désignent finalement une réalité unique : l'aliénation de l'individu et de l'identité humaine. C'est le refus de cette aliénation, de ce mensonge auquel tout le monde participe pour en assurer la permanence, le refus de ce que V. Havel appelle "la vie dans le mensonge", qui caractérise la révolte de l'individualité qui veut reconquérir sa dignité, son identité, sa vérité. Cette révolte n'a pas besoin de prendre la forme d'un engagement politique bruyant, elle se marque à la simple résolution de cesser de "jouer le jeu", de mentir, de faire semblant, à la décision de dire la vérité, et d'être soi.
    Ce qui distingue principalement les régimes post-totalitaires des dictatures classiques, selon V. Havel, c'est leur stabilité. Celle-ci résulte de l'obéissance des individus, obéissance fondée certes sur la peur, mais justifiée par l'alibi psychologique qui sert aux individus à masquer leur propre aliénation, c'est-à-dire par l'idéologie. De là résulte l'efficacité singulière de l'idéologie qui est tout à la fois un discours vide, mensonger, trompeur, sur lequel le régime assied son oppression, et, en même temps, un discours que les individus acceptent, sans y croire, et en fonction duquel ils agissent. Opposée à la réalité par le mensonge qui la définit, l'idéologie constitue positivement la réalité dans la mesure où les hommes font comme si ils y croyaient. Ce n'est donc pas tant l'idéologie qui est perverse, que l'obéissance, l'adhésion purement formelle, par laquelle elle devient un principe de vie, mais de vie dans le mensonge. C'est pourquoi l'idéologie n'a de force que par la démission des individus qui y adhèrent, ne serait-ce que formellement, et agissent en conséquence. La fonction de l'idéologie n'est donc pas seulement d'être un simulacre de la vérité qui légitime intellectuellement le pouvoir totalitaire, c'est surtout d'être une légitimation pour les individus de leur propre démission devant le mensonge. D'un côté, l'idéologie est une falsification de la réalité et de la vie : "Le pouvoir est captif de ses propres mensonges, c'est pourquoi il doit continuer à falsifier le passé, il falsifie le présent, il falsifie l'avenir. Il falsifie les données statistiques...". Mais, d'un autre côté, l'idéologie n'a d'efficace que si les individus font semblant d'y croire, tout en étant, en vérité, tout à fait indifférent à cette rhétorique creuse : "l'individu n'est pas forcé de croire à toutes ces mystifications, il doit cependant se conduire comme s'il y croyait ou du moins les tolérer en silence, ou encore être en bons termes avec ceux qui les opèrent. Mais cela l'oblige à vivre dans le mensonge". V. Havel analyse cette dialectique de l'apparence et de la réalité, où l'obéissance de chacun au mensonge, "la vie dans le mensonge", produit une réalité "auto-totalitaire", la "gravitation" du système sur lui-même, son auto-engendrement. "C'est l'un des principes du système post-totalitaire que d'intégrer chaque individu dans la structure du pouvoir, nullement pour qu'il y réalise son identité humaine, mais pour qu'il y renonce au profit de "l'identité du système", c'est-à-dire pour qu'il soit l'un des co-porteurs de la "gravitation" générale, le serviteur de sa "fin en soi", pour qu'il porte la coresponsabilité de la "gravitation", pour qu'il soit entraîné et impliqué comme Faust avec Méphisto". On comprend, dès lors, que le conflit fondamental, pour V. Havel, ne se situe pas entre l'idéologie et la réalité, mais entre la "vie dans la mensonge" et la "vie dans la vérité". En effet, selon une relation dialectique profonde, l'idéologie - qui est falsification et mensonge - n'a de vérité, de sens, d'existence que dans la mesure où les individus ne la dénoncent pas comme telle, et, par conséquent, vivent dans le mensonge. Mais, c'est là aussi l'extrême faiblesse de l'idéologie qui est suspendue à cette aliénation dont chacun peut à chaque instant se libérer. Le système totalitaire n'est donc pas un ordre dictatorial classique où quelques-uns dominent le plus grand nombre, la domination du système repose d'abord sur la démission de chacun, légitimée par l'idéologie. Le véritable conflit est le conflit entre les exigences de la vie et de la vérité, et les exigences du système : "Le conflit entre les intentions de la vie et celles du système ne s'extériorise pas dans un conflit entre deux communautés socialement limitables l'une par rapport à l'autre, et seul un regard rapide permet - et encore seulement approximativement - de séparer la société en dominants et dominés. C'est d'ailleurs l'une des différences les plus importantes entre le système post-totalitaire et la dictature "classique" dans laquelle on peut encore localiser socialement la ligne de conflit. Dans le système post-totalitaire, cette ligne passe de facto par chaque individu, car chacun est à sa manière victime et support du système. Ce que nous appelons système n'est donc pas un ordre que certains imposeraient aux autres, mais c'est quelque chose qui traverse toute la société et que la société entière contribue à créer...".
    C'est donc à la prise de conscience de l'engagement de chacun dans la "gravitation" du système que la Charte en appelle. Cette prise de conscience, cette "révolution existentielle", consiste d'abord dans une rupture, dans le refus du mensonge, de faire semblant, comme si on y croyait, dans le refus de l'indifférence. Le passage de la "vie dans la mensonge" à la "vie dans la vérité" n'est pas un engagement politique, dans un quelconque parti d'opposition, c'est un passage existentiel, un choix pour la vérité. Or, il y a un "pouvoir politique explosif et incalculable" dans ce passage existentiel où l'individu retrouve son essence, son identité. Car ce sont les sous-bassements mêmes du système qui s'effondrent. V. Havel montre ainsi que le véritable ennemi de ce système n'est rien d'autre que ce réveil de la vérité, de la vie qui se situe dans la conscience et dans le coeur, dans ce lieu secret de l'âme qu'aucun pouvoir ne saurait jamais atteindre. Ainsi Alexandre Wat expliquait-il que c'est l'âme que Staline voulait dominer et refondre et que c'est sur l'âme que tout son immense pouvoir est venu se briser : "L'essence du stalinisme, c'est avant tout la perekovka (rééducation) des âmes".
    Mais V. Havel ajoute autre chose qui a une portée essentielle : "la vie dans la vérité" n'est pas tant le contraire de la "vie dans le mensonge" que le sous-jacent, sans lequel il ne saurait y avoir ni mensonge, ni aliénation. Car, en un sens fondamental, l'aliénation de la vie est impossible, la vie est inaliénable. Dans la mesure où le régime totalitaire trouve sa condition transcendantale de possibilité dans l'aliénation de la vie, dans la répression des intentions spontanées des individus à une existence libre et autonome, l'impossibilité d'une telle aliénation marque la fragilité, non seulement politique, mais ontologique de ce pouvoir. Dire que l'aliénation de la vie - l'idéologie - est le fondement du régime totalitaire, c'est l'asseoir sur la poudrière qui doit inéluctablement le faire exploser, cette vie même qui ne cesse de revendiquer ses droits, fut-ce sous les figures grimaçantes de l'obéissance ou de la démoralisation. "La vie dans la vérité" n'est pas seulement la revendication de l'individu à ses droits, revendication qui menace la gravitation du système, "la vie dans la vérité" est le fonds réprimé de "la vie dans le mensonge", et donc le sol dans lequel l'ordre totalitaire enfonce ses racines. Dans une phrase essentielle, V. Havel écrit : "La 'vie dans la vérité' est donc directement inscrite dans la structure de la 'vie dans le mensonge' comme son alternative réprimée, comme une intention authentique à laquelle la 'vie dans le mensonge' donne une réponse inauthentique". L'aspiration à la vérité sommeille au creux du mensonge, non comme son contraire, mais comme son "ouverture secrète vers la vérité".
    La revendication des intentions de la vie n'est pas de nature politique, elle constitue le fonds "pré-politique" sur lequel toute forme politique, authentique (démocratique) ou inauthentique (totalitaire), est enracinée. Dans la mesure où la "dissidence" et la Charte de 77 s'appuient explicitement sur ces intentions de la vie, ces mouvements ne pas eux-mêmes de nature politique, mais "pré-politique" ou éthique23. Ethique signifie donc, pour V. Havel, ce qui est enraciné dans le sol pré-politique des revendications de l'individu à la vérité, à la liberté et à la dignité de soi. C'est pourquoi V. Havel peut affirmer : "Je suis partisan d'une "politique antipolitique".
    Les intentions de la vie dont il parle désignent d'abord les droits de l'homme : "le besoin élémentaire de l'individu de vivre au moins dans une certaine mesure en harmonie avec lui-même, tout simplement de façon supportable, de ne pas être humilié par ses supérieurs et par les autorités, de ne pas être constamment contrôlé par la police, de pouvoir s'exprimer plus librement, de faire valoir sa créativité naturelle, de disposer de garanties juridiques, etc.". Toutefois, les revendications de l'individualité impliquent, plus encore, la possibilité pour l'homme de constituer un sens à sa propre existence d'être-jeté au monde. C'est pourquoi toute politique authentique est un "projet qui devra partir de l'homme, de l'existence humaine, de sa place dans le monde, de son rapport à lui-même, à autrui et à l'univers". "L'ordre humain" ne peut être réalisé que si préalablement a lieu cette "révolution existentielle" dont la dissidence est l'expression. L'ordre proprement humain, que ne réalise à ce jour ni le système capitaliste ni le régime socialiste s'ancre dans "une nouvelle expérience de l'être, un nouvel enracinement dans l'univers, une "responsabilité supérieure" à nouveau saisie, une relation intérieure à autrui et à la communauté humaine". Devenir "dissident" n'est donc tant une décision politique qu'un refus du mensonge et de l'aliénation de notre dignité humaine : "Cette situation (de dissident) est la conséquence de positions existentielles concrètes". Ainsi il définit la dissidence dans le bloc soviétique comme "l'expérience de la vie sur le récit le plus avancé du pouvoir deshumanisé".
    Il est particulièrement important de souligner, qu'en leurs fondements, les régimes post-totalitaires sont proches des sociétés occidentales de consommation. Car, c'est la peur de mettre en danger les intérêts matériels qui explique, le plus souvent, la soumission au mensonge. Or, le renoncement des exigences morales et spirituelles au nom de la satisfaction des intérêts matériels est une caractéristique de la société moderne de consommation. "Est-ce que l'adaptation tellement générale à "la vie dans le mensonge" et le développement tellement aisé de l'"autototalitarisme" social ne sont pas en rapport avec la répugnance générale de l'individu de la société de consommation à sacrifier quoique ce soit de ses acquis matériels au nom de sa propre intégrité spirituelle et morale ? Est-ce que cela n'a pas de rapport avec sa capacité à renoncer à ce "sens supérieur" face aux appâts superficiels de la société moderne ? Avec sa capacité à se laisser séduire par l'insouciance du troupeau ? La grisaille et le vide de la vie dans le système post-totalitaire ne sont-ils pas finalement l'image caricaturale de la vie moderne en général ? Et ne sommes-nous pas en réalité -bien que nous soyons selon des critères extérieurs de civilisation loin derrière lui-une espèce de memento pour l'Occident, lui dévoilant sa tendance latente ?". Nous l'avons déjà souligné, la critique que Havel fait du système politique de son pays va bien au-delà. Si la condition de possibilité de l'aliénation est la démission de chacun qui sacrifie sa responsabilité à la satisfaction de ses intérêts égoïstes, ce sont toutes les sociétés contemporaines de consommation qui développent cette aliénation de la vie et de la dignité humaine. L'influence de la philosophie de Heidegger et de sa méditation sur l'essence de la technique est, ici, considérable. V. Havel en retient l'idée essentielle que la politique est incapable, à elle seule, de transformer cette époque de l'histoire humaine ; s'impose "la nécessité d'un changement radical de la manière qu'a l'homme de se concevoir lui-même, de concevoir le monde et sa position dans le monde". Pour cette raison "les démocraties parlementaires traditionnelles ne proposent pas de moyen de faire front de manière fondamentale à la "gravitation" de la civilisation technique et de la société industrielle de consommation". Proche des analyses d'A.Soljénitsyne, V. Havel écrit : "Le revirement de l'individu concret est, à mon sens, un acte fondamentalement plus profond que n'importe quel retour aux mécanismes de la démocratie occidentale".
    Ce qui est en jeu, c'est la sauvegarde qui est confié à l'homme du monde "naturel", du monde de la vie. Cette proximité de la terre et de l'horizon, des choses qui nous parlent, "d'un monde qui a un matin et un soir, un "en bas" (la terre) et un "en haut" (le ciel), où le soleil se lève tous les jours à l'est, chemine à travers le ciel et se couche à l'ouest, et où les concepts de chez-soi et d'étranger, du bien et du mal, de proximité et d'éloignement, de devoir et de droit signifient encore quelque chose de précis et de très vivant". Cette proximité d'un monde qui est confié à notre garde est fondamentalement anéantie à l'ère de la technique. Or, sans cette relation au "monde de la vie", au "monde naturel", il n'y a pas d'épreuve de la responsabilité individuelle, de saisie du sens de toute chose, d'expérience du mystère de l'existence et de la présence de l'être, qui soit possible. Avec Heidegger et Patockà, V. Havel s'efforce de tracer les conséquences incalculables que la modification de notre relation à l'étant dans la technique entraîne, non seulement pour la nature et l'avenir de l'espèce humaine, mais pour notre être-propre et le sens que nous donnons à notre existence individuelle. Sous cet angle, il voit dans les systèmes totalitaires la préfiguration menaçante du monde à venir. "Je crois, écrit-il, qu'en ce qui concerne ses relations avec les systèmes totalitaires, la plus grande faute que l'Europe occidentale pourrait commettre est celle qui menace le plus, semble-t-il : ne pas les comprendre tels qu'ils sont en dernière analyse, c'est-à-dire comme un miroir grossissant de la civilisation moderne en son entier et une invitation pressante -peut-être la dernière- à une révision générale de la façon dont la civilisation se conçoit". Plus loin, il précise encore : "De même que la cheminée qui "salit le ciel" n'est pas un simple défaut technique qu'on pourrait corriger par d'autres moyens techniques (...) mais le symbole d'une civilisation qui renonce à l'absolu, se détourne du monde naturel et dédaigne ses impératifs, de même les systèmes totalitaires eux-aussi représentent un avertissement plus pressant que le rationalisme occidental ne veut l'admettre. En effet, ils sont avant tout un miroir convexe des conséquences nécessaires de ce rationalisme. Une image grotesquement agrandie de nos tendances profondes, la pointe extrême de son évolution et le fruit effrayant de son expansion. Ils lui offrent des renseignements précieux sur sa propre crise (...) C'est la domination totale d'un pouvoir hypertrophié, impersonnel, anonymement bureaucratique, un pouvoir qui n'a pas encore perdu toute conscience, mais qui opère déjà en-dehors de toute conscience (...) c'est un monstre que les hommes sont impuissants à diriger, qui les entraîne dans un inconnu effrayant, mû par son propre automatisme "objectif" (c'est-à-dire émancipé de tous les critères humains, y compris de la raison humaine et, partant, tout-à-fait irrationnel)".
    Il y a, chez Havel, une subordination radicale de la politique à l'homme, à l'individu concret, à ce qu'il appelle, on l'a vu, "le monde de la vie", les "intentions de la vie". La communauté politique ne peut être juste et humaine que si chaque citoyen prend d'abord la mesure du sens de son existence et de sa responsabilité vis-à-vis d'autrui. Le clivage n'est donc pas entre le socialisme ou le capitalisme. "Ce sont là des catégories purement idéologiques, écrit-il, des catégories qui ne sont plus en cause depuis longtemps. A mon avis, la question qui se pose est tout autre, une question plus profonde et qui concerne tout le monde dans une mesure égale. C'est la question de savoir si on pourra réussir, d'une manière ou d'une autre, à reconstituer le monde naturel comme vrai terrain de la politique, à réhabiliter l'expérience personnelle de l'homme critère originel des choses, à placer la morale au-dessus de la politique et la responsabilité au-dessus de l'utilité, à redonner un sens à la communauté humaine et un contenu au langage humain, à faire en sorte que le pivôt des événements sociaux soit le "moi humain", le moi intégral, en pleine possession de ses droits et de sa dignité, responsable de lui-même, parce qu'il se rapporte à quelque chose au-dessus de lui et capable de sacrifier certaines choses, capable en cas extrême de sacrifier l'ensemble de sa vie privée et de sa prospérité quotidienne -ce que Patocka appelle "le règne du jour"- pour que la vie ait un sens".

    II. La responsabilité et la "mémoire de l'Etre"

    Un article de E. Lévinas, lu pendant sa détention, est à l'origine de la synthèse de sa philosophie morale que V. Havel esquisse dans les dernières lettres (129 à 144), écrites à sa femme et et dont l'intégralité a été rassemblée sous le titre Lettres à Olga. V. Havel se refuse le titre de philosophe. Il le répète souvent. Mais, dans la mesure où il s'efforce, sous l'influence de la pensée phénoménologique de J. Patockà et de E. Lévinas, de penser le sens et le fondement de l'expérience de la responsabilité, et qu'il l'ancre dans une métaphysique de l'Etre, c'est bien une réflexion philosophique dont il nous expose la recherche. Une des caractéristiques de la pensée de V. Havel est l'importance qu'il attache à certaines expériences, à la fois banales et cruciales, dans lesquelles la responsabilité individuelle émerge dans sa nudité impérieuse. "Mes méditations ne sont pas, et je n'essaie pas qu'elles soient, une philosophie, encore moins un système philosophique qui puisse ajouter à la richesse de l'humanité en ce domaine. C'est plutôt le témoignage d'un homme – moi - dans une situation particulière, et ses murmures secrets. C'est (peut-être) simplement un document existentiel (comme de la poésie), une trace de ma vie intérieure, rien de plus".

    L'expérience de la responsabilité

    Les Essais politiques et les admirables Lettres à Olga présentent plusieurs expériences singulières de responsabilité, dont plupart sont fictives, la dernière seule ayant été vécue par l'auteur.
    Le premier exemple, auquel il donne dans "Le pouvoir des sans-pouvoir" une valeur paradigmatique, est celui d'un marchand de légumes qui a placé, dans sa vitrine, la banderole : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !". Bien qu'il soit parfaitement indifférent à la signification idéologique de ce message, le marchand atteste ainsi sa subordination à l'ordre totalitaire et, par cette résignation même, en assure la permanence. Le fait d'enlever la banderole devient, dès lors, un évènement d'une haute signification qui exprime les prémices de la libération de l'individu vis-à-vis de l'aliénation, de l'idéologie et du mensonge. Une telle révolte est, bien sûr, inacceptable pour le régime, parce qu'elle anéantit le fondement "auto-totalitaire" sur lequel il repose.
    Un autre exemple que donne V. Havel d'une exigence morale, à la fois irrécusable et incompréhensible, est le fait de se sentir obligé de payer sa place dans un tram vide, au milieu de la nuit, alors qu'il n'y a pas de receveur et que l'on descend à la prochaine station. La portée de l'expérience va bien au-delà de l'apparence. Ce que Havel montre, c'est que la conscience qui nous guide est absolument irréductible à n'être que l'expression de déterminations sociales ou psychologiques inconscientes, liées à l'éducation, ou au milieu social. Ces facteurs sont comparés aux coulisses et aux projecteurs de théâtre, mais ils ne sont pas la pièce elle-même. Ce qui parle dans la conscience, ce n'est pas la société, ni même l'intérêt particulier bien compris qui aurait porté à faire l'économie d'une couronne, ce qui ainsi se révèle, c'est la transcendance même d'un être omniscient, incorruptible, "quelqu'un d'éternel qui me rend éternel avec lui", et qui est la Loi dans toutes les questions de morale.
    Le dernier exemple, plus révélateur encore, est lié à un événement extrêmement douloureux, de la vie de Vaclav Havel. Lors de sa première détention préventive, il écrivit au procureur une demande de libération. Elle contenait des formulations ambiguës - Havel avait voulu usé de ruse et de finesse - qui furent largement exploitées politiquement par le pouvoir qui la fit publier. La libération de Havel qui s'ensuivit était, en vérité, un stratagème pour le déshonorer aux yeux de ses amis qui croyaient qu'il avait cédé et avait renié ses opinions. Ce qui n'était d'abord qu'un calcul maladroit se transforma en une expérience cruciale de la honte : "J'ai vécu la honte -d'abord pressentie, puis subie- devant mes proches, mes amis, mes connaissances, la société, c'est-à-dire la honte devant les hommes concrets, faillibles et fautifs, eux-aussi (qui me jugeaient et me défendaient à tort ou à raison), qui ne savaient rien de cet incident et de la façon dont j'avais souffert". Il cherchait, d'un côté, à minimiser sa propre faute, tout en sachant, en même temps, qu'il y avait eu, de sa part, une défaillance personnelle. Or, au creux de l'expérience de la faute, et de l'échec jaillit, en l'homme, la conscience de la responsabilité absolue à l'égard de ses actes : "Seule l'expérience de l'échec permet à l'homme de comprendre plus clairement - à condition qu'il y reste ouvert - la responsabilité à l'égard de soi-même". La conscience de la responsabilité est véritablement le coeur de la pensée de Havel. Loin de se limiter à un horizon d'individus plus ou moins proches, de faits concrets, d'actes singuliers, elle ouvre et s'enracine dans ce qu'il appelle "l'horizon absolu" ou encore l'Etre.

    L'expérience de l'Etre

    Havel ne donne pas à cette notion une définition précise. L'Etre est une énigme, il parle de l'Etre "énigmatique", mais, c'est aussi une évidence, qui s'enracine dans l'expérience irrécusable qu'il y a du sens, et non pas rien. L'expérience de l'Etre nous donne à comprendre, dans une saisie intérieure plus que proprement intellectuelle, l'unicité de toute chose dans "l'Etre en général". Trouvant ses racines dans une "expérience du monde", elle induit une orientation de la vie toute entière, elle est "un état d'âme et de coeur, une clé pour la vie, et l'orientation de la vie, une forme d'existence". En tant qu'il s'agit d'une expérience spirituelle, elle est de l'ordre du mystère, à la fois indicible et irrécusable. Havel ne s'attache pas à donner des contours précis à cette notion, l'Etre est le fonds du sens, l'horizon absolu, ce qu'il appelle également "le monde de la vie". Une telle expérience engendre ce qu'il ne craint pas d'appeler la foi48 ; faisant de l'homme un "croyant" en la transcendance (l'Etre n'est toutefois pas identifié à Dieu, et moins encore au Dieu chrétien49) elle est le fonds où s'enracine sa responsabilité, et, au-delà, toute éthique véritable. Le drame du monde moderne, c'est d'abord que "nous vivons à l'âge de l'éloignement général par rapport à l'Etre". De telle sorte que la renouveau de la conscience éthique ne peut jaillir que d'une préalable ressaisie par chacun de relation à l'Etre, comme fondement de notre véritable identité, et de notre transcendance : "Une vie supportable ne peut être assurée que par une humanité qui s'oriente vers "l'au-delà" du monde, une humanité qui, dans tous ses "ici" et "maintenant" se rattache à l'infini, à l'absolu et à l'éternité".
    L'expérience de l'Etre est d'abord une méditation sur la quête du sens. La profonde intuition de Havel est que l'homme ne chercherait pas du sens, s'il n'y avait pas de sens. Le surhomme nietzschéen est un dieu, parce que, comme Dieu, il est au-delà du sens et de la vérité, il est "l'instituteur des valeurs". Or, pour Havel, comme déjà pour Camus, l'homme ne peut vivre dans une telle transcendance, l'homme n'est pas Dieu. Au contraire l'homme cherche le sens, et fait l'épreuve de son manque dans l'angoisse de l'absurdité, et la déréliction de son existence : "Seul l'homme qui cherche fondamentalement le "sens", qui en a besoin, et pour qui le "sens" est une dimension intégrante de sa propre existence, peut ressentir son absence comme quelque chose de douloureux, et peut l'apercevoir tout court. Le vide ne peut être ressenti que comme "vide par rapport à quelque chose", donc sur la base du sentiment de ce qui manque à l'absence pour que l'absence ne soit pas. Dans cette douloureuse absence le sens est présent, et même avec plus d'insistance que là où il est simplement donné sans questionnement".
    La découverte qu'il y a du sens oriente l'homme vers l'horizon absolu et la transcendance et lui fait découvrir sa véritable dignité. Cette révélation se fait d'abord dans l'expérience de la responsabilité. Trois termes sont indissolubles dans la pensée de V. Havel : le sens de l'Etre (ou "l'horizon absolu"), la responsabilité et l'identité humaine. Havel affirme de façon décisive que "le mystère de l'homme est le mystère de sa responsabilité". Or la responsabilité, comme nous l'avons déjà souligné, dépasse infiniment son objet immédiat : "il ne s'agit pas d'une relation mutuelle entre deux choses relatives mais d'une relation entre quelque chose de relatif et quelque chose de non relatif, le rapport du fini à l'infini, le rapport d'une existence unique en tant que relation de quelque chose à nous à quelque chose d'extérieur à nous, ou à quelque chose d'autre que nous, mais essentiellement c'est une relation entre nous nous (en tant que relativités) et notre seule véritable antithèse (la seule chose qui nous permette de ressentir notre relativité en tant que telle), à savoir l'horizon omniprésent et absolu qui est l'"instance finale", qui est derrière et au-dessus de tout, qui nous donne le cadre, la mesure et la base de nos actes et qui, finalement, délimite et définit tout ce qui est relatif".
    Si notre responsabilité trouve sa condition de possibilité dans l'horizon de l'Etre, il en résulte une autre conséquence capitale : aucun de nos actes ne disparaît dans l'oubli, ils demeurent, au contraire, inscrits dans ce que Havel appelle la "mémoire de l'Etre". Une telle compréhension de la responsabilité absolue implique, ainsi, la croyance au jugement dernier, et à l'immortalité de l'âme. "Rien de ce qui est arrivé ne peut jamais cesser d'être ; tout ce qui a été reste pour toujours déposé dans la mémoire de l'Etre". Il dit encore : "Comment cela se fait, je ne sais pas. Mais on ne peut pas nier ceci : le comportement humain est toujours tributaire - plus ou moins clairement - d'une supposition ou d'une expérience personnelle - de "l'intégrité totale de l'Etre". Comme si nous avions la certitude (...) que "sous" la surface approximative et fuyante, sur laquelle nous communiquons, tout est ancré sur un fond solide - un "fond de l'Etre", et indestructiblement présent à l'"horizon absolu de l'Etre".
    Ancré dans le sol de l'absolu, l'homme découvre l'exigence irrécusable de sa responsabilité et le sens ultime de son être au monde. C'est là que s'enracine la dignité humaine, et non d'abord dans la possession de droits juridiques qui n'en sont que la conséquence. La pensée de V. Havel n'est pas mystique, comme on pourrait le croire, mais plutôt existentielle ou phénoménologique. Elle trouve ses intuitions les plus essentielles dans l'expérience humaine concrète. C'est aussi concrètement que ses engagements politiques se sont manifestés. Mais, l'idée, si profonde qui se dégage de son oeuvres, c'est qu'une politique, pour être éthique, ne peut être à elle-même son propre fondement. En ce sens, il s'oppose radicalement à la perspective relativiste et historiciste qui est adoptée par la plupart des philosophes contemporains. Ainsi, pour ne prendre qu'un seul exemple, John Rawls qui défend, dans la Théorie de la justice, et dans ses articles ultérieurs, une théorie politique et résolument non métaphysique de la justice. Tout le sens de la pensée et de la méditation de Havel est de montrer, d'abord, qu'il n'y a pas de politique authentiquement humaine qui ne soit éthique, et, surtout, que l'éthique ouvre elle-même au mystère de la transcendance.

    samedi 17 décembre 2011

    Recherches sur la conscience et le cerveau

    Je vous signale un texte remarquable, quoique un peu difficile et technique, de Serge Carfantan consacré aux "Recherches sur la conscience et le cerveau" :

  • http://sergecar.perso.neuf.fr

    Où nous apprenons que les sciences, en particulier les applications de la physique quantique, nous invitent à réviser radicalement la vision mécaniste généralement en vigueur qui fait de la conscience un "produit" des activités cérébrales.
  • vendredi 16 décembre 2011

    Erbarme dich, mein Gott, Bach

    Une des arias les plus poignantes de La Passion selon saint Matthieu de Bach, "Erbarme dich, mein Gott" ("Aie pitié de moi, mon Dieu"), dans l'interprétation sublime et bouleversante de la grande contralto canadienne, Maureen Forrester (1930-2010):



    On pourra également écouter la version magnifique de Kathleen Ferrier qui fit verser des larmes à Karayan, mais que je n'ai pas choisie parce que l'enregistrement est médiocre.

    lundi 12 décembre 2011

    La querelle sur le Pur Amour au XVIIè siècle

    La querelle sur l'amour de Dieu qui traversa le xviie siècle, et qui culmina avec la publication en 1697 de l'ouvrage de Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, ne mérite pas d'être mieux connue pour des raisons de simple érudition historique, et ce n'est pas simplement les théologiens ou les philosophes – du reste peu nombreux à s'y intéresser aujourd'hui – qu'elle concerne. Saisie dans son épure théorique et décantée de ses aspects dogmatiques et mystiques, la systématisation que Fénelon donne à des thèses qu'il formalise plus qu'il n'invente constitue le premier et peut-être l'unique moment de l'élaboration extrêmement construite des schèmes a priori d'une pensée du désintéressement radical. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse au premier chef.
    Ces schèmes s'élaborent, à la faveur d'une réflexion concernant la nature de l'amour de Dieu, sur la base d'une double contrainte : la première est posée par la définition chrétienne de l'amour comme charité (agapè), telle qu'elle est formulée par saint Paul dans la 1re épître aux Corinthiens (13, 5) – l'amour « ne cherche pas son intérêt », littéralement : « les choses qui sont siennes » (ta eautes) ; la seconde vient du défi posé par les moralistes liés au jansénisme, en particulier par La Rochefoucauld qui affirme que le désintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sont toujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (maxime 81, édition de 1678) – soit parce qu'il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s'il existe un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur » (maxime 69, ibid.).
    Si l'on résume les choses à leurs traits essentiels, au fond la question que pose Fénelon est la suivante : l'homme – précisons qu'il s'agit ici de l'homme mû par la grâce, non de la nature (déchue) laissée à elle-même – est-il capable d'un amour de Dieu qui soit entièrement désintéressé et qui réciproque la parfaite gratuité de l'amour divin pour l'homme ? Est-il possible d'attester de l'existence – aussi rare soit-elle et le fait seulement d'êtres d'exception (les saints) – d'un tel désintéressement ? Dans les deux cas, la réponse de Fénelon est oui. Et cette réponse s'élabore sur trois principes liminaires. Le premier est de nature définitionnelle : l'amour véritable est désintéressé, c'est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l'espérance de tout bien – s'agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre et se révèle dans l'acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l'amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. Ainsi s'articulent autour de la notion clé de désintéressement les deux concepts qui lui sont intimement liés, pour autant que le désintéressement soit pris dans son sens radical ou « pur » : le renoncement (au bonheur) et l'abandon total de soi à l'autre (en l'occurrence à Dieu), autrement dit : le sacrifice et la désappropriation.
    En élaborant ainsi les schèmes quasi transcendantaux d'une théorie de l'amour véritable – de l'amour « pur », dénué de tout motif « égoïste » –, Fénelon ouvrit la porte à une formidable controverse qui emporta les plus grands esprits de l'époque, mais dont l'intérêt demeure toujours actuel. De fait, nombre d'auteurs contemporains parmi les plus importants de la pensée éthique – et l'on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l'égoïsme et, d'une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l'ego ou au soi – et cette identification est à soi seule infiniment problématique – la source même du mal. Dans le même temps, la compréhension de la structure théorique de base de la relation désintéressée – peu importe qu'elle s'adresse à Dieu ou à l'autre – nous permet de viser ce qui doit être mis en cause si l'on tient à échapper à cette conception classique, pure et sacrificielle du désintéressement que La Revue du MAUSS s'emploie très largement à dépasser. à bien des égards, on peut dire que le programme de cette dernière se résume à la tentative, maussienne précisément, d'élaborer un « tiers paradigme », pour reprendre la formule d'Alain Caillé, centré sur la relation de don, qui ne soit réductible à aucun de ces deux modèles directeurs qui, pour opposés qu'ils soient, se tiennent par la main : l'utilitarisme généralisé et l'éthique du pur désintéressement.

    La doctrine de Fénelon sur le pur amour

    La doctrine que Fénelon présente dans l’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (1697) porte sur la nature de l’amour parfait de Dieu. Loin de la présenter comme une invention tirée de son esprit, Fénelon se recommande de la plus ancienne tradition théologique et mystique de l’église. Il s’agit donc d’un exposé de théologie et de spiritualité positives, non d’une quelconque spéculation philosophique. Et ce n’est pas seulement sur les plus grands docteurs de l’église ancienne (saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Clément d’Alexandrie, etc.) autant que médiévale (saint Thomas, saint Bernard) qu’il appuie sa démonstration, mais, avant tout, sur les données les plus certaines des écritures, plus particulièrement sur la leçon de saint Paul. C’est, en effet, l’auteur de la Ire épître aux Corinthiens qui affirme de la charité (agapè) qu’elle « ne cherche pas son intérêt » (13, 5).
    Mais qu’est-ce qui constitue le trait distinctif du désintéressement ? Avant Kant, avant Schopenhauer, Fénelon définit comme désintéressé ce qui, en aucune manière, ne se rapporte à quelque intérêt propre. Aimer Dieu d’amour pur, c’est l’aimer en lui-même, pour la raison unique de la gloire qui lui revient, et non pour soi. Aussi l’amour fondé sur l’espérance du salut, sur le désir du bonheur, quoique surnaturel et venant de Dieu, est-il de nature inférieure : amour mercenaire, propriétaire, égoïste encore, par tout ce qui le rattache au moi.
    Là, aussi peu qu’ailleurs, précisons-le, Fénelon ne prétendait nullement faire œuvre nouvelle. Innombrables sont les auteurs qui, depuis saint François de Sales et son Traité de l’amour de Dieu (1616), avaient exposé semblable définition, à laquelle il fut initié par Mme Guyon alors qu’il était à Versailles précepteur en titre du petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne. Thèse qui, non moins que la sienne, fit à plusieurs reprises dans le courant du siècle l’objet de vives controverses.
    Aussi la querelle qui opposa Fénelon et Bossuet peut-elle être considérée comme le point d’orgue du conflit qui, tout au long du grand siècle, traversa l’église catholique de France sur la spiritualité et la mystique. L’autre conflit étant, on le sait, celui qui opposa Jansénistes et Jésuites sur la liberté et la grâce, ainsi que sur la prédestination. Polémiques immenses et complexes que l’on donne, ordinairement, pour être sans rapport, quoique nous pensions, comme nous le montrerons bientôt, que c’est à tort qu’on les sépare aussi nettement.
    L’amour pur, donc, est indépendant du désir du bonheur, de l’espérance de salut qu’il transcende par la perfection même de son désintéressement. à cette définition première se doit ajouter, en second lieu, toute une thématique générale de la désappropriation, de l’anéantissement du moi en Dieu.
    Le moi, c’est-à-dire l’amour-propre – que Fénelon juge, tout autant que Pascal, « haïssable » – ne peut échapper à la stratégie égoïste qui secrètement et inconsciemment toujours l’anime qu’à la condition de se défaire de toute volonté propre, de s’abandonner passivement, indifférent à soi, dans une foi nue, laissant être la seule volonté de Dieu. Parce que le désir est, par définition, une disposition intentionnelle de l’ego, la volonté doit se faire l’instrument de sa propre dépossession.
    Mais là, précisément, est le problème. Comment la volonté qui, en tous ses actes, s’affirme et se pose elle-même, qui est marquée par une positivité ontologique inamissible pourrait-elle travailler à son propre anéantissement sans que ce paradoxal exercice soit encore une affirmation de soi ? Car, de fait, le sujet de la volonté, celui qui toujours veut, c’est bien moi. Que serait une volonté humaine hors la volonté individuée d’un être, d’un sujet, d’un moi, d’un ego ? Or il s’agit pourtant d’atteindre à cette désappropriation de soi qui fasse de Dieu, et non de l’ego, le sujet de la volonté. Que ce soit Dieu qui veuille, et non moi. Mais le moyen d’y parvenir ? Car, en raison de la positivité de la volonté, qui est celle d’un sujet qui se pose, et se pose dans l’existence, on ne peut vouloir autre chose qu’être et être heureux. De là, semble-t-il, l’impossibilité pour le sujet d’atteindre, par le mouvement de sa volonté, à la perfection du pur amour, désintéressé, indifférent au souci naturel, inviscéré en nous, du bonheur.
    La réponse à cette difficulté constitue le trait de la doctrine fénelonienne qui fera l’objet des plus vives critiques. La volonté ne peut accéder au terme, contre nature, du pur amour, où tout entière elle s’anéantit et s’abandonne à Dieu pour ne plus vouloir que ce que veut Dieu, indifférente à son bonheur et à son malheur, à la promesse du paradis et à la crainte de l’enfer, qu’au prix d’un sacrifice de l’espérance dans le salut et d’un acquiescement résolu au désespoir terrible et affreux que provoque en elle le sentiment certain d’une damnation éternelle. Telle est ce qu’on appelait à l’époque la « supposition impossible », et qui donne à la doctrine de l’amour pur de Dieu, chez Fénelon, sa formulation définitive : « On dit : “Mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamner aux peines éternelles de l’enfer, sans perdre votre amour, je ne vous en aimerais pas moins” » (Explication des maximes des saints, article X).
    Pareil sacrifice absolu est exigé par l’économie générale d’un système qui se présente comme une véritable antinature. On trouverait une logique identique chez un autre des plus importants théoriciens du pur amour au xviie siècle, le père Alexandre Piny, sous la plume duquel on peut lire ces mots terribles : « Nous voir souffrir contente Dieu. » Ce n’est point que, pour nos auteurs, Dieu trouve quelque jouissance perverse, sadique, dans notre désespoir et notre souffrance – quoiqu’on puisse se demander pourquoi, étant le créateur libre de la nature, il n’a pas créé un ordre des choses qui nous eût épargné cette âpre et redoutable voie ? –, c’est que seul un amour qui se donne au cœur même de l’expérience du désespoir – là où n’est plus qu’une absence totale d’espoir – peut se manifester authentiquement et attester qu'il est un amour, libre et pur, de Dieu pour lui-même sans bénéfice ni profit à attendre et à espérer pour soi.
    Ainsi s’ajointent let s'accordent les pièces d’un système qui paraît davantage répondre aux exigences d’une cohérence purement formelle qu’aux données de la psychologie affective. Et l’ensemble se déduit à partir d’un postulat fondateur établissant que n’est pur et parfait que ce qui est désintéressé et qui, ne satisfaisant en aucune manière aux intérêts de l’ego, s’exerce en réalité « à ses dépens » (la formule est de Piny). Ainsi l’amour authentique des saints se donne dans un geste volontaire d’abandon passif lorsque, au plus noir du désespoir, à nos yeux paraît le visage d’un Dieu indifférent, pis encore : d’un Dieu, juste, peut-être, mais sans miséricorde, et qui nous aura, n’en doutons pas, condamner au malheur éternel.
    De cet édifice, de cette construction, les détracteurs de la doctrine du pur amour – Bossuet non moins que Malebranche et bien d’autres encore, moins connus aujourd’hui – détruiront une à une les pièces maîtresses, montrant combien elles sont contraires aux principes fondamentaux de la foi et de la révélation chrétienne.
    La critique du pur amour
    Si l’on s’en tient à Bossuet, qui fut le principal et redoutable adversaire de Fénelon, sa critique du pur amour repose sur deux piliers principaux : une conception eudémoniste de la volonté et le refus de disjoindre en Dieu essence et bonté.
    Le bonheur est la fin de la volonté telle qu’elle a été créée par Dieu, et rien ne saurait venir déroger à cette loi de la nature qui comme telle n’a rien de coupable. Le désir du bonheur qui, éclairé et soutenu par Dieu, nous conduit à rechercher le salut et les moyens d’y parvenir ne relève pas d’une décision libre. Inscrit en nous à la manière d’un instinct qui agit « en nous sans nous », selon la formule de Bossuet, ce désir définit ontologiquement la nature même du vouloir. Non seulement sa fin, mais son essence même. Car vouloir, nous avons déjà rappelé cette leçon augustinienne (et platonicienne) que reprennent à l’unisson Bossuet et Malebranche (ainsi que l’avait fait, avant eux, Jansénius), c’est vouloir être heureux. La finalité naturelle de la volonté vers le bien et le bonheur, comme tout ce qui relève de la nature, a été créée par Dieu, constituant, par conséquent, une détermination nécessaire de notre être : « Ne me demandez pas pourquoi je veux être heureux, écrit Malebranche, demandez-le à celui qui m'a fait, car cela ne dépend nullement de moi. L'amour de la béatitude est une impression naturelle ; interrogez le Créateur. » Or un des aspects philosophiquement les plus remarquables de la doctrine de Fénelon est de nier – en particulier dans sa critique du jansénisme – que la volonté soit invinciblement déterminée par ce qui en elle produit plaisir et bonheur, au regard de quoi elle demeure, au contraire, libre selon une véritable liberté d’indifférence. Pareille manière d’instaurer une authentique indépendance de la volonté humaine par rapport à la nature, c’est-à-dire à l’ordre et à la disposition des choses telles qu’elles ont été créées par Dieu, fut vivement reproché à Fénelon aussi bien par Bossuet que par Malebranche.
    Le deuxième argument majeur de la critique de l’évêque de Meaux est de nature théologique. S’il est légitime de distinguer en Dieu son essence et sa libéralité, il s’agit là d’une simple distinction de raison, et non d’une distinction réelle, car, dans le fait, il appartient à la nature même de la divinité de se communiquer. Dieu est, par essence, diffusion de soi (diffusivum sui) : « souverainement communicatif », et cela parce que Dieu est amour. Essence et libéralité communicative sont aussi inséparables en Dieu que le sont, en l’homme, volonté et désir du bonheur. La fin que Dieu poursuit dans la distribution de sa grâce n’est autre que notre bonheur : « Dieu, écrit Bossuet, est la nature la plus parfaite, et dès là aussi la plus libérale et la plus communicative. » Et il ajoute les mots suivants qui donnent la clé de son rejet du quiétisme : « Mais communicative et libérale, afin de nous rendre heureux, et non pas pour l'être elle-même, puisqu'elle est antérieure à toutes ses communications. » à l’encontre de Fénelon et de Malebranche – entre eux d’accord, une fois n’est pas coutume, sur ce point – pour lesquels Dieu agit primordialement dans le souci de sa propre gloire, selon Bossuet, c’est dans sa créature que Dieu est glorifié.
    Aussi selon Bossuet, désirer le bonheur éternel, espérer le salut et la béatitude, c’est-à-dire l’union à Dieu, ce n’est pas obéir à la loi « égoïste » de l'amour-propre, c’est correspondre à la fin pour laquelle Dieu nous a créés. Le véritable amour pur est donc l'adoration par laquelle nous répondons à la libéralité divine qui se communique à nous et nous appelle à lui.
    C’est un certain discours sur la transcendance de Dieu – hérité de l’antique théologie négative, apophatique, des écrits aréopagitiques, laquelle était bien connue de Fénelon – qui est contesté par Bossuet. à en suivre les principes directeurs, il faudrait poser un Dieu non seulement au-delà de l’être et de l’essence, mais également au-delà de la bonté ou de l’amour. Bossuet n’éprouvait aucun goût pour la théologie du néant, pas plus que pour la spiritualité de la foi nue et de la nuit de l’âme, si caractéristiques des mystiques rhéno-flamands et espagnols du xive siècle et dans la lignée desquels s’inscrit, au xviie siècle, l’école française de la dévotion et du pur amour. Du reste, Bossuet avait lui-même peu d’expérience de la mystique et il se méfiait d’un langage qu’il jugeait extravagant, outré et dangereux.
    Sans le motif de l’intérêt qu’est le désir d’être uni à Dieu, la volonté ne saurait trouver d’impulsion dynamique capable de la mouvoir vers lui, pas plus que l’âme ne peut ressentir de sentiment d’amour pour une divinité que Fénelon définit, de façon purement intellectuelle et abstraite, comme « l’être sans bornes ni restriction ».
    Il est vrai, et c’est là un aspect central de la pensée de Fénelon, que l’amour désintéressé n’est pas tant compris comme un sentiment que comme un acte de la volonté, une résolution de l’homme en proie au désespoir d’aimer Dieu malgré tout.
    Nous laisserons de côté, pour la clarté de la présentation, les arguments nombreux, souvent contradictoires, par lesquels Fénelon s’efforça de répondre aux critiques qui lui avaient été adressées. Il n’eut, du reste, pas raison de ses adversaires. Après bien des intrigues, Bossuet obtint de l’église de Rome qu’elle condamnât ses principales propositions (Bref d’Innocent XII, Cum alias, du 13 mars 1699). Quoi qu’il en soit de la pureté des mobiles spirituels qui animaient les écrits de l’archevêque de Cambrai, ne pouvait être admise l’affirmation d’une indépendance de la volonté qui se donne à aimer un Dieu abstrait en qui sont effacées l’intention salvifique et la bonté miséricordieuse. De plus, on estimait que l’enseignement de Fénelon se rapprochait dangereusement des opinions quiétistes soutenues par Miguel Molinos, nonobstant l’effort qu’il déploya – jusque dans la division de l’Explication des maximes des saints en thèses vraies et fausses – pour se démarquer de ces opinions que l’église avait jugées hérétiques quelque dix années plus tôt. La définition du désintéressement comme indifférence à son propre salut remettait trop brutalement en cause l’enseignement évangélique sur l’espérance et l’attente eschatologique du Royaume pour pouvoir être acceptée. De surcroît, elle présupposait, dans l’interprétation du commandement d’amour, une absence de raison qui est l’apanage de la seule divinité : l’amour de Dieu ne saurait être libre, c’est-à-dire gratuit, arbitraire et contingent, tous attributs qui accompagnent l’idée de désintéressement. En réalité, lorsque l’apôtre Paul définit la charité comme ne cherchant pas son intérêt, il vise davantage la relation au prochain que le rapport à Dieu. Aussi faut-il reconnaître que, sur le plan strictement théologique, la position de Fénelon était peu défendable.
    établir le constat de cet échec, c’est néanmoins occulter ce qui fait la vérité profonde de la doctrine du pur amour, en quoi elle seule était capable d’apporter une réponse à la difficulté majeure, de nature spirituelle, qui traversait la position de ses adversaires, et la mettait véritablement en miettes.

    Le pur amour et la prédestination

    Pour comprendre ce dernier aspect, il faut revenir au lien étroit qui relie, avons-nous montré, le geste d’abandon à Dieu dans le pur amour à l’expérience de désespoir, éprouvée dans les « dernières épreuves », où l’âme a la certitude qu’oubliée de Dieu elle a été vouée de toute éternité à la damnation de l’enfer. « Supposition impossible », peut-être, mais éprouvée réellement à tout le moins, et faisant l’objet d’un sacrifice absolu du salut. Mais, demandons-nous maintenant, s’agit-il, au vrai, d’une supposition tout à fait impossible ? N’est-elle pas, au contraire, non seulement possible, mais plus que probable et, peut-être même, certaine ? Et cela en raison d’une certitude qui n’est pas vraie seulement parce qu’elle est psychologiquement ressentie et douloureusement éprouvée, mais vraie parce qu’elle procède d’une vérité théologique.
    Cette hypothèse, loin d’être saugrenue et infondée, Fénelon lui-même l’accrédite lorsque, dans ses lettres au père François Lamy, répondant aux angoisses dont son ami lui faisait l’aveu, il estime que seul le pur amour est susceptible d’apaiser la détresse d’une âme en proie à l’angoisse que suscite en elle la doctrine de la prédestination gratuite des saints. Cette doctrine, Fénelon y adhérait pleinement, tout comme Malebranche et Bossuet, et ils l’avaient reçue de leur commun maître en la matière, saint Augustin. Or l’interprétation radicale que ce dernier donne de la prédestination ruine toute possibilité de s’en tenir à une conception eudémoniste du christianisme. Fénelon a assumé avec un rare courage les conséquences désespérantes d’une doctrine qui limite le salut au petit nombre des élus, et tout son système est fait pour y répondre.
    Pareille interprétation mérite, néanmoins, quelques explications. Selon saint Augustin, la conséquence principale du péché originel porte sur l’aliénation de la volonté humaine. Alors que le libre arbitre était en Adam une faculté de coopérer à l’action de la grâce divine, laquelle était un secours, une aide sans laquelle (adjutorium sine quo) il ne pouvait accomplir le bien, cette capacité à vouloir le bien est anéantie en l’homme déchu de sorte que vouloir le bien et le faire, cela désormais peut seulement être l’œuvre toute-puissante et invincible de la grâce. Celle-ci est une aide par laquelle (adjutorium quo) le bien est non seulement accompli, mais également désiré. En l’absence de cette aide surnaturelle qui est au commencement de toute œuvre bonne et qui donne à la volonté le pouvoir de persévérer jusqu’à son accomplissement, il ne reste qu’une inclination naturelle vers le mal : l’homme déchu « n’est pas redressé, mais abattu par le libre arbitre » (non erectus, sed praecipitatus libero arbitrio) (Sur la grâce et libre arbitre, VI, 13). Il n’est donc aucune foi ni vertu qui puissent être attribuées à l’homme – fût-ce sous la forme la plus appauvrie d’un vague désir ou d’une obscure velléité – puisque cela même est déjà le signe que Dieu agit en nous. Augustin énoncera cette thèse en une formule presque passée en adage théologique : Dieu en couronnant nos mérites ne couronne que ses dons.
    C’est assez dire que la grâce n’est pas un dû, mais un don – il n’est pas de définition sur laquelle Fénelon insistera davantage –, en sorte qu’il est conforme à l’ordre des choses qu’elle ne soit pas donnée à tous, mais à quelques-uns seulement. Et s’il n’est rien en l’homme déchu qui puisse appeler et mériter le don de la grâce, c’est que ce don est gratuit, immérité, arbitraire. Aussi celui qui le reçoit doit-il louer Dieu pour sa miséricorde et celui – le plus grand nombre en vérité – qui ne le reçoit pas ne doit-il point trouver motif à s’en plaindre puisqu’il subit la peine légitime qui, à cause de son péché en Adam, le place sous la justice vengeresse de Dieu. Dans tous les cas, Dieu est aimable en soi, indépendamment d’une grâce qui est, par définition, un don et qu’il est libre de dispenser ou non et auquel, par définition, il n’est nullement obligé.
    La doctrine de la liberté et de la grâce se prolonge tout naturellement en l’idée d’une prédestination invincible au salut. Car si Dieu est le souverain de nos volontés, comme il l’est de toutes choses, il est également omniscient : il n’est rien que Dieu veuille qu’il ne connaisse de toute éternité et qui ne doive par conséquent nécessairement arriver. Dieu connaît donc éternellement ceux auxquels il donnera sa grâce avant toute prévision des mérites (ante praevisa merita) et qu’il mènera infailliblement au salut, les élus, les prédestinés. Or c’est une vérité révélée selon Augustin que le nombre des élus est fixé de toute éternité et que l’homme ne peut ajouter ni diminuer ce numerus clausus.
    Outre les problèmes redoutables que posait la négation de l’action réelle de la liberté humaine dans l’œuvre du salut, la doctrine augustinienne butait sur une difficulté et une contradiction majeures. S’il est vrai que l’homme ne peut rien vouloir ni aimer qui ne soit pour lui cause de bonheur, comment peut-il aimer d’un amour sain, authentique et positif un Dieu qui ne l’aurait pas prédestiné au salut et qui, sans rien perdre de son impassibilité, le laisserait courir à une damnation éternelle que sa nature lui mérite ? Si je ne suis pas compté parmi les prédestinés, comment Dieu pourrait-il encore m’apparaître comme un Dieu bon et aimable ? L’hypothèse plus que probable de ma damnation ne fait-elle pas surgir devant mes yeux le visage haïssable d’un Dieu malveillant qui exerce sa malédiction aussi bien sur ma vie ici-bas que sur mon destin éternel ?
    Face à ce mystère, objet de scandale pour l’intelligence et le cœur de l’homme, aucune théodicée rationnelle, eût-elle recours à l’idée d’ordre (Malebranche) ou d’harmonie préétablie (Leibniz), n’apporte de réponse satisfaisante. Sur ce point, Fénelon rejoint, quoique secrètement, les conclusions de Pierre Bayle exprimées dans les articles du Dictionnaire historique et critique consacrés aux pauliciens et aux manichéens. Aussi, selon l’archevêque de Cambrai, il ne reste d’autre issue à l’âme angoissée qui veut ne pas sombrer dans le désespoir absolu qu’à s’en remettre à Dieu dans un geste sublime et héroïque d’abandon et d’indifférence à tout souci de soi. Là réside ce qui fait la profondeur et la vérité de la doctrine, théologiquement si incertaine, du pur amour. Celle-ci peut être comprise comme un anti-pari pascalien : nous n’avons aucune raison de risquer la mise de notre existence et de nous convertir à Dieu au vu d’un salut et d’un bonheur éternel dont le calcul des probabilités nous assure que nous en serons presque certainement privés. Envisagée du point de vue (pascalien) de la raison et de l’intérêt propre, l’estimation de l’incertitude du salut conduit non à la conversion, mais au désespoir. Aussi, plus que la quête de la perfection d’un sentiment désintéressé, c’est la paix et le repos de l’âme qu’au cœur des ténèbres de l’angoisse et du désespoir il s’agit de trouver. Au reste, la notion même d’un sentiment désintéressé est une contradiction dans les termes. Que serait un sentiment qui n’intéresserait pas l’ego, qui ne l’affecterait pas ? Mais le pur amour, on l’a vu, n’est pas une spiritualité de l’affectivité, c’est une spiritualité de la volonté. Et l’intention qui la commande n’est pas de transcender une conception eudémoniste, encore égoïste, de l’amour de Dieu : c’est d’échapper aux calculs de l’intérêt propre et de l’ego qui, face au mystère de la prédestination, ne peuvent nous conduire qu’aux tourments les plus insupportables de l’angoisse et du désespoir. Aussi peut-on conclure que le pur amour est encore une stratégie de l’ego, ruse rationnelle et consciente pour se prémunir, autant qu’il est possible, contre un Dieu tout-puissant qui sera sans doute cause pour moi d’une éternité de malheurs et de souffrances.
    Peut-être comprend-on un peu mieux maintenant quelles raisons terribles présidèrent à l’orientation intellectuelle et volontariste qui marqua de son sceau, chez Fénelon, l’étrange et froide doctrine de l’amour pur de Dieu. Sur ces raisons réelles, Fénelon ne s’expliqua jamais publiquement. Elles n’apparaissent qu’au détour de sa correspondance privée, et encore à l’occasion de questions dont il n’admit qu’une seule fois la nature véritablement dramatique. Néanmoins, c’est pour avoir ignoré le fond angoissant et désespérant de l’idée de pur amour que l’on a pu être égaré par le leurre du désintéressement. En réalité, chez Fénelon lui-même, c'est-à-dire chez l'auteur qui articula de la façon la plus cohérente et la plus systématique qui soit les schèmes constitutifs du désintéressement, entendu dans son sens le plus radical, le pur amour peut être compris comme relevant d'une stratégie – en tout point opposée à celle du fameux pari pascalien – qui vise à nous prémunir du désespoir et de la confrontation avec le visage d'un Dieu maléfique. Ce n'est pas à dire pour autant que Fénelon retombe, si l'on peut dire, dans les calculs de l'égoïsme intéressé. Le défi auquel il répondait, d'une manière à la fois proche et différente de Pierre Bayle, visait à rien moins qu'à sauver la possibilité de la foi qui désormais ne pouvait plus être fondée sur la confiance et l'espérance, d'une foi qui, en somme, ne pouvait plus être arrimée sur le don et la promesse du bonheur.

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    * Ce texte reprend, sous une forme légèrement modifiée, le chapitre publié dans Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l'utile, sous la direction d'Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, La Découverte, Paris, 2001, p. 388-400.