On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 29 janvier 2011

Un monde tortionnaire

Avec les crimes d'Etat, la première chose qu'on doive faire, c'est les dénoncer publiquement, les faire entrer dans la pleine lumière du jour, une exposition qu'ils ne supportent pas davantage que les vampires la clarté naissante de l'aube. Mais comment cela serait-il possible si nous manquons d'informations ? Aussi l'accès à la connaissance est-il une exigence démocratique de première importance. Tous les pouvoirs, quel que soit la nature du régime en place, tendent naturellement à se cacher, à oeuvrer dans le secret, à se dissimuler dans l'obscurité, surtout lorsqu'ils recourent à des pratiques aussi inacceptables et condamnables que la torture et les traitements humiliants et dégradants. On dira que cela ne concerne pas les démocraties libérales qui sont vaccinées contre de telles abjections. On sait assez, depuis le 11 septembre 2001, que tel n'est pas le cas.
Le rapport 2010 d'ACAT-France (Action des Chrétiens pour l'abolition de la torture), Un monde tortionnaire, est un travail de documentation sans précédent en français : un tour du globe, continent par continent, qui analyse la situation dans vingt-deux pays. Mais la réalité est plus grave encore : la torture est exercée dans plus de la moitié des Etats membres de l'ONU, incluant des pays de la zone européenne où les formes plus raffinées, psychologiques, qu'elle prend - la "torture blanche" - sont non moins cruelles et dévastatrices que les violences et les brutalités faites au corps.

Une pratique globale et routinière

La première conclusion qui se dégage du rapport, c'est la recrudescence de la torture dans les prisons et les centres de détention secrets sous prétexte de lutte contre le terrorisme, et cela dans des pays qui peuvent fort bien avoir par ailleurs signé les conventions internationales qui posent le principe absolu et inconditionnel de la prohibition de la torture. De telle sorte qu'au nom de la lutte contre le terrorisme se met en place ce que nous savions déjà : un véritable terrorisme d'Etat à l'échelle mondiale, avec souvent la complicité des démocraties occidentales (en Tunisie, en Egypte par exemple).
Ce sont également les opposants politiques, incluant avocats, journalistes, défenseurs des Droits de l'homme, militants syndicaux, croyants de confessions minoritaires, qui dans nombre d'Etats, en Afrique, en Asie, au Maghreb et au Moyen-Orient, sont victimes de ces méthodes d'extorsion forcée de renseignement, lesquelles se rapportent toujours à la funeste culture de l'aveu. Et l'arsenal des moyens employés, terriblement banals et routiniers, est, où que l'on soit, à peu près le même (malgré des variations spécifiques selon les cas). Voici ce qu'il en est en Egypte par exemple : coups de bâton, brûlures, électrocution de différentes parties du corps, privation nourriture et d'eau, de soins, de vêtements, immersion dans de l'eau froide, suspension par les poignets ou les cheveux dans des positions douloureuses, abus sexuels et viols [p. 155]. Le tout executé par des tortionnaires, appartenant à différents services de l'Etat (armée, police, services de renseignement), ou à des milices plus ou moins clandestines, qui bénéficient d'une impunité quasiment totale. A quoi s'ajoutent des conditions carcérales de détention, pendant des jours, des semaines, parfois des mois ou des années, qui équivalent, à elles seules, à des actes humiliants et dégradants.
L'intérêt formidable de ce rapport est tout d'abord de s'en tenir aux faits : ce sont des pays précis qui sont cités, leurs gouvernants, les services responsables de ces actes, de même que sont nommées certaines victimes qu'ACAT a défendues. Et, dans ces cas, il suffit de s'en tenir à ce qui se passe, à la réalité tout simplement de ce qui a lieu, pour que la désignation publique vaille dénonciation.

Les démocraties libérales ne sont pas toujours en reste...

L'intérêt du rapport est également de consacrer toute une partie à l'examen de la situation sur le continent européen, et pas seulement en Albanie, en Bosnie, en Turquie ou en Russie. "Sur 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, 28 ont été condamnés depuis 1999 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour actes de torture et mauvais traitements" [p. 198], en particulier l'Espagne, la France, l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Il faut ici distinguer la participation de ces Etats à la politique américaine de "restitutions extraordinaires" pratiquée sous l'administration Bush, et dans laquelle un certain nombre de gouvernements ont été impliqués, de pratiques plus courantes et ordinaires, en particulier à l'égard des personnes suspectées de participer à des entreprises de nature terroriste, ou à l'égard des migrants en situation illégale.
En Espagne, ce sont des centaines d'agents qui sont mis en cause par les ONG. Quant à la France, elle a été condamnée 14 fois par la CEDH pour violation des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l'homme [p. 212]. Ce sont les brutalités commises par les forces de l'ordre qui sont régulièrement dénoncées, en particulier lors des gardes à vue. "Selon le Service des urgences médico-judiciaires (UMJ) de l'Hotel-Dieu à Paris qui procède à environ 50 000 examens médicaux par an (dont la moitié concerne des gardés à vue), environ 5% des gardés à vue formulent des allégations de mauvais traitements" [p. 213], et les sévices infligés sont d'autant plus graves que les gardes à vue sont prononcées dans le cadre de la recherche d'infractions d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. On se souvient du traitement réservé à Julien Coupat et à sa compagne, Ildune Lévy. Le rapport dénonce également le recours au Taser X26, une arme à impulsion électrique (50 000 volts) qui a été utilisée à 400 reprises en 2009, ainsi qu'au lanceur de balles de défense (flasball), cinq personnes ayant perdu un oeil (en 2009) à la suite de son utilisation selon le Syndicat de la magistrature. Ce sont également les déplorables conditions de détention dans les prisons françaises qui sont épinglées (le 9 juillet 2009, la France a été condamnée par la CEDH dans l'affaire Khider pour traitement inhumain et dégradant, voir p. 217). Enfin, la politique restrictive de la France en matière de droit d'asile a conduit au renvoi dans leur pays de plusieurs réfugiés menacés d'être soumis à la torture dans leur pays d'origine, avant qu'ils aient pu bénéficier d'un recours suspensif.

La situation aux Etats-Unis

Un chapitre (rédigé par Chuck Fager) est consacré plus particulièrement à l'examen de la situation aux Etats-Unis et à la politique menée par le président Obama. Le constat est en demi-teinte. Le nouveau chef de l'exécutif a mis fin officiellement aux pratiques en vigueur sous la précédente administration, mais, malgré ses promesses le complexe de Guantanamo n'a pas toujours pas été fermé, les avocats des détenus de ce camp sont soumis à toutes sortes d'obstruction, contraires aux garanties assurées par la Constitution, enfin le président Obama s'est dit opposé aux enquêtes judiciaires qui auraient pu conduire à l'incrimination pénale des plus hauts responsables de l'administration Bush (incluant le secrétaire à la Défense, Dick Cheney, et l'ancien président lui-même), de la CIA ou de l'armée dont l'implication dans des actes de torture est pourtant parfaitement connue et documentée. Malgré les progrès accomplis, le sentiment qui l'emporte est une relative déception.
On lira également le chapitre qui met en évidence la complicité des médecins, en particulier des psychiatres, et des spécialistes en sciences comportementales lors de la conduite des interrogatoires forcés, ou encore en vu de développer des méthodes psychologiques de destruction de la personnalité qui ont l'avantage de ne pas laisser de traces physiques visibles (toutes techniques que j'avais exposées dans Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l'injustifiable, sur la base en particulier des recherches remarquables d'Alfred McCoy).
Là où font défaut les dispositifs politiques, juridiques, médiatiques qui garantissent la protection des droits des individus, les Etats s'abandonnent à leur pente naturelle, une variation de la volonté de puissance qui conduit à la liquidation de toute opposition, à l'assujetissement des hommes, quels que soient les moyens employés. La démocratie est sans doute le seul mode d'organisation qui soit de nature proprement politique, mais ce n'est pas la forme naturelle du pouvoir : de ce point de vue, c'est même une anti-nature. De là vient qu'elle ait mis si longtemps à s'imposer. C'est pourquoi elle ne peut être établie et conservée que par des hommes conscients de la nécessité d'instaurer un pouvoir qui les gouverne mais qui restent à son endroit particulièrement vigilants, sinon franchement méfiants. Le libéralisme politique, en particulier avec son grand principe structurant (hérité de Locke et de Montesquieu) selon lequel seul le pouvoir arrête le pouvoir, est l'expression la plus aboutie de cette méfiance.

Le rapport d'ACAT peut être téléchargé à l'adresse suivante. C'est, pour chacun d'entre nous, un devoir civique et moral de le faire circuler autant que possible. En cette affaire, l'indifférence est le pire des maux et la meilleure assurance des tortionnaires qu'ils n'ont rien à craindre.

  • www.acat.france
  • jeudi 27 janvier 2011

    Récital Jaroussky

    Extrait du récital Haendel donné par le contre-ténor Philippe Jaroussky, avec les musiciens de l'ensemble Artaserse, dans la Galerie des Glaces au château de Versailles en juin 2009. La musique est si belle, et il prend tant de plaisir à la chanter, comment ne pas être sous le charme ? Une petite pause, alors que le coeur serré, je lis le rapport d'ATAC sur la torture dans le monde, dont je vous parlerai bientôt.

    dimanche 23 janvier 2011

    La lune était sereine...

    "La lune était sereine et coulait sur les flots..." (Victor Hugo, Clair de lune).
    Cette magnifique photo prise par mon frère Ivan :


  • http://itopus.tumblr.com
  • samedi 22 janvier 2011

    Cécile Odartchenko, "Marcher comme en rêve"

    La correspondance avec Cécile Odartchenko, qui jusqu'à peu m'était une parfaite inconnue, a débuté entre nous par un échange portant sur d'anciennes familles ukrainiennes - les nôtres, je suppose - qui, dans les temps anciens, avaient dû se connaître et se fréquenter dans leurs belles demeures à Kiev et ailleurs probablement. Le sujet m'intéressait, bien entendu, mais sans plus : je n'ai pas été elevé dans la nostalgie du passé, aussi passionnant et glorieux soit-il. Mais bientôt vint la découverte qu'elle est éditeur – elle a fondé en 2005 la maison de poésie Des Vanneaux - et écrivain surtout, auteur d'une oeuvre que je lus aussitôt qu'elle m'envoya quelques-uns de ses livres, Chardonneret, La chair salée, Myosotis ou le nuancier de Gérard de Nerval, publiés chez de petits éditeurs provinciaux – Le Petit Véhicule, Abel Bécanes, l'un installé à Nantes, l'autre à Beauvais - dont le courage et l'obstination un peu foutraque à servir la littérature doivent être salués. J'ai passé une bonne partie de la nuit dernière à lire Chardonneret que je ne pus quitter qu'à l'aube, tant l'oeuvre est magnifique, émouvante, et servie par un style d'une très grande maîtrise et beauté, rappelant, à bien des égards, l'univers sensible, fantasque et poétique de Ludmila Oulitskaia. Et quoique cette-dernière soit aujourd'hui une romancière internationalement reconnue, ce qui n'est pas encore le cas d'Odartchenko, la comparaison n'a rien d'excessif, vous pouvez me faire confiance. Aussi n'ai-je pu échapper à l'obligation de corriger un peu cette belle injustice en rédigeant tout de go ce petit billet. A l'arrachée, comme un devoir impérieux qui ne peut être reporté à plus tard. Moi aussi, voyez-vous, il m'arrive comme le roi Salomon de faire de l'intérim, lorsque les éditeurs, enfin ceux qui ont pignon sur rue, sont inscrits aux abonnés absents.

    Chardonneret

    Chardonneret (précédé d'une très belle introduction du poète Pierre Garnier) est le récit souvenir de l'enfance de l'auteur depuis l'âge de huit ans jusqu'à la rencontre du premier amour à la fin de l'adolescence, dans la France entre les années trente et cinquante. La petite Cécile (née à Courbevoie) grandit dans les milieux cultivés et désargentés de l'émigration russe installée en France. D'un côté, le père adoré, plein d'une gaieté inventive en jeux et plaisanteries, hélas buveur immodéré, poète archi-doué, reconverti (après son exil en 1917) dans le dessin de motifs floraux pour les plus grands couturiers parisiens, et, de l'autre, une mère française, extravagante mais violente, qui entrera dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et fera sauter les trains allemands. Quel décor pour venir au monde ! Les parents, lorsqu'ils se séparent, confient l'enfant à Nadia, leur servante fidèle, qui depuis son plus jeune âge lui lit à haute voix les plus grands écrivains de la littérature russe du XIXe, Pouchkine, Tolstoï et Dostoïevski bien sûr, nourrissant l'imagination puissante de l'enfant des souvenirs colorés et lumineux de l'ancienne Russie, cette époque révolue dont la présence mythique berce ses rêves et son oeuvre. Mais ce sont surtout de longues périodes de solitude, dans le Midi pyrénéen, dans le Béarn, puis à Paris de nouveau après la guerre, lorsque sa mère, devenue assistante sociale, l'accueille à nouveau, toujours avec indifférence - elle n'était pas même venue la chercher à la gare lors de son arrivée. Privée d'amis, hormis la présence réconfortante de son frère Paul, elle fréquente sans grand succès des écoles privées, le Cours Désir en particulier que fréquenta également Simone de Beauvoir, et se réfugie, lorsque le quotidien à la maison est trop lourd et la maltraitance insupportable, dans le petit logement qu'occupe Nadia. Puis enfin aux dernières pages, la rencontre coup de foudre avec Albert, l'ami de son frère, qui l'emportera bientôt dans un autre monde et sera plus tard le père de ses trois enfants, "l'échappée vers le haut", comme elle l'écrit dans Myosotis ou Le nuancier de Gérard de Nerval, ce très beau texte qui, à la manière d'un jeu de piste érudit et féérique, suit les traces du poète sur les terres de l'Oise qu'elle habite également et dans lequel elle revient, par petites touches, sur son enfance (la présence toujours du père qui se donnera la mort comme l'auteur d'Aurélia).
    Ce bref résumé ne dit rien du bonheur que l'on prend à lire Cécile Odartchenko. Il y a beaucoup de malheurs dans ce court récit – la guerre, la pauveté, la solitude, la violence de la mère et la déchéance progressive du père – mais avec quelle pudeur, tout cela est-il évoqué ! C'est le courage et l'enchantement du réel (avec ses aspects sombres et tragiques) par la littérature qui l'emportent, une sorte de confiance sourde venue d'un sol lointain, la terre russe et ses plus grands poètes, dont l'héritage (largement fantasmé et imaginaire) lui a été transmis par une servante honteusement exploitée, bonne à tout à faire, ex-comédienne de théâtre Maléï (le Petit Théâtre de Saint-Pétersbourg) et fille de général, qui ne peut retenir ses larmes à l'évocation de ce monde scintillant mais toujours-là, comme en rêve.

    "Cette présence constante de la Russie, écrit Pierre Granier dans son Introduction, dans la France des années trente, cinquante, fait que dans les circonstances les plus tragiques, le rêve continue de couler, d'aller plus loin, d'inonder le paysage de son "obscure clarté" de conte ; bien sûr, c'est une espèce de miracle : maintenir le rêve, le songe, la poésie dans la réalité parfois la plus sordide" [p. 10].

    Ce petit extrait vous dira un peu la beauté de l'écriture d'Odartchenko, qui est un enchantement de page en page :

    « Plus que tout autre souvenir, celui des premières journées de printemps à Saint-Pétersbourg m'était devenu si familier qu'il aurait pu être le mien. La glace de la Néva qui craquait et se mettait en branle, le bruit sourd de cela, puis mêlé au bruit cristallin des morceaux de glace qui s'entre-choquaient et, parce qu'on avait enfin enlevé les cadres qui doublaient les fenêtres en hiver, l'irruption de l'air frais parfumé et le chant des oiseaux, le bruit des roues, des charrettes et des sabots des chevaux...
    Plus tard, c'est en lisant les souvenirs d'enfance de Chklovski que je retrouvai le plus de détails et j'y étais encore attachée comme si ce n'était pas eux, mon père, Nadia, qui avaient été arrachés à leur cadre de vie tant aimé, mais moi-même. J'étais en exil à Salies et seule, comme un enfant juif – je me cachais – et à quoi il était recommandé de rêver, ce n'etait pas à mes propres souvenirs, mais aux siens, à ceux que contenaient les livres. »
    [p. 51]

    Chardonneret , et ses autres livres, Myosotis ou le Nuancier de Gérard de Nerval, ou encore La chair salée, peuvent être commandés sur le site de la maison d'édition de Cécile Odartchenko. Ne vous privez pas du bonheur de cette lecture. Si l'auteur n'est pas connu, ses livres existent et ce n'est pas dans un coin poussiéreux qu'ils doitvent être placés, mais en pleine lumière.

  • http://les.vanneaux.free.fr
  • jeudi 20 janvier 2011

    Moncef Marzouki, "Semer dans le désert"

    Propos du docteur Moncef Marzouki, l'une des grandes figures de l'opposition tunisienne en exil, recueillis en mai 2010 à Paris, par Naima Bouteldja, journaliste installée à Londres, dans le cadre d'une recherche pour l'université d'Exeter sur les mouvements islamistes en Afrique du Nord.
    Interloquée par son énergie, elle lui avait demandé ce qui lui permettait de rester si positif alors que le tableau de la situation politique en Tunisie qu'il dressait apparaissait si sombre...

    « J'ai deux techniques pour rester positif psychologiquement. La première, c'est que je me dis que le temps géologique n'est pas le temps des civilisations, que le temps des civilisations n'est pas celui des régimes politiques et que le temps des régimes n'est pas celui des hommes. Il faut l'accepter. Si je m'engage dans le projet de transformer la Tunisie, vieille de quinze siècles, je ne vais pas la transformer en vingt ans. Je dois donc accepter les échéances de long terme. Et à partir de là, je ne me décourage pas, parce que mon horizon, ce n'est pas les six prochains mois ou la prochaine élection présidentielle : c'est celui des cent prochaines années - que je ne verrai pas, c'est évident.
    « Et l'autre technique vient du fait que je suis un homme du Sud. Je viens du désert et j'ai vu mon grand-père semer dans le désert. Je ne sais pas si vous savez ce que c'est que de semer dans le désert. C'est semer sur une terre aride et ensuite vous attendez. Et si la pluie tombe, vous faites la récolte. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le désert après la pluie, c'est comme la Bretagne ! Un jour, vous marchez sur une terre complètement brûlée, ensuite il pleut à peine et ce qui s'en suit, vous vous demandez comment cela a pu se produire : vous avez des fleurs, de la verdure... Tout simplement parce que les graines étaient déjà là... Cette image m'a vraiment marqué quand j'étais enfant. Et, par conséquent, il faut semer ! Même dans le désert, il faut semer !
    « Et c'est de cette façon que je vois mon travail. Je sème et s'il pleut demain, c'est bien, sinon au moins les graines sont là, car que va-t-il se passer si je ne sème pas ? Sur quoi la pluie va-t-elle tomber ? Qu'est-ce qui va pousser : des pierres ? C'est l'attitude que j'adopte : semeur dans le désert... »

    Et puisque la pluie, contre toute attente, est tombée en Tunisie sur les semences répandues par des hommes comme Marzouki et tant d'autres, que fleurissent les fleurs de la liberté, de la spontanéité, de la responsabilité et de la joie de vivre. Mais cela signifie inversement que la démocratie ne peut jaillir que là où la terre a été travaillée et labourée par un peuple qui, gémissant sous le joug de la dictature, d'avance la prépare et l'attend, et qu'elle ne peut jamais être imposée de force de l'extérieur. Là-bas, aujourd'hui, c'est la fête, une de ces révolutions pacifiques - telle la Tchécoslovaquie en 1968 avant l'invasion des troupes soviétiques - dans lesquelles Arendt voyait l'expression de la démocratie vivante et réelle, où tout le monde s'étreint, se parle et prend son destin en main. Mais quelle honte pour la France qui attire sur elle les foudres d'une juste colère !

    dimanche 16 janvier 2011

    L'angoisse du roi Salomon, ou le coeur bête de Romain Gary

    Ce petit texte paraîtra, dans un premier temps, sur le site en ligne La Revue permanente du Mauss. En avant-goût de ce que pourrait donner le livre auquel je songe, à condition de donner à cette présentation davantage d'ampleur. Comme toujours, vos avis, commentaires, réserves, critiques sont bien venus :

    « Ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on fait de la bonne littérature», le mot d'André Gide, passé en adage, est si unaniment accepté que c'est à peine qu'on oserait en discuter la véracité. Est-il seulement des contre-exemples ? Jean Valjean dans Les Misérablesvde Victor Hugo, Alexis Karamazov dans Les Frères Karamazov de Dostoievski ou Rachel dans Les temps difficiles de Dickens sont des êtres parfaitement bons, mais cela ne fait pas de ces oeuvres, où se rencontrent également des personnages d'une noirceur et d'une perversité singulière, des exemples convaincants de ce que pourrait être une littérature des « bons sentiments ». Ce n'est pas que de tels sentiments n'existent pas et que les hommes soient incapables de répondre parfois aux incitations de la bienveillance, de la bonté et de la générosité, mais écrire un roman où il ne s'agirait que de cela conduirait inévitablement l'auteur à tomber dans le « sentimentalisme » insipide, dans une naïveté larmoyante et ridicule, le cul cul la praline, le tout le monde il est beau il est gentil, le joli joli, un angélisme de pacotille. Quel écrivain de talent voudrait se rendre aussi risible ? Mieux vaut admettre ce qu'écrivait François Mauriac dans son Journal : « Rien ne pourra faire que le péché ne soit l'élément de l'homme de lettres et les passions du coeur le pain et le vin dont chaque jour il se délecte. Les décrire sans connivence […] est sans doute à la portée du philosophe et du moraliste, non de l'écrivain d'imagination dont l'art consiste à rendre visible, tangible, odorant, un monde plein de délices criminelles, de sainteté aussi. » Eh bien ! Il ne s'agira ici ni de l'un ni de l'autre, mais de la bonté tout de même, sans rien de sirupeux ni de rose bonbon.

    Dans le magnifique (et avant-dernier) roman de Romain Gary, publié en 1979 sous le pseudonyme d'Emile Ajar, L'angoisse du roi Salomon*, la bonté dispendueuse, la bienveillance munificente du héros, Salomon Rubinstein, est insatiable, inconditionnelle et totalement désintéressée, mais s'il en est ainsi, c'est qu'elle provient d'abord d'une protestation. Une protestation rageuse et colérique contre la vieillesse qui interdirait les plaisirs de la vie et vous apprête à la mort, contre la misère et de la détresse des oubliés de l'existence, contre l'impuissance ou l'indifférence du Dieu qu'il faut bien remplacer puisqu'il fait si mal son travail ; du moins est-ce ainsi qu'un des personnages, Chuck, interprète la raison métaphysique des largesses et de la bénévolence de ce vieil homme solitaire de quatre-vingt quatre ans qui dépense sa fortune au bénéfice de l'assocation SOS-Bénévoles, fondée par lui au soir de sa vie. Le roman est tout entier traversé par un humour étincellant qui est comme la sublimation d'une rage à peine contenue : la générosité pleinement gratuite est une sorte de pied de nez, de résistance ironique, lancé avec panache à la figure de Dieu et à la cruauté imbécile des hommes.

    Faire la leçon à Dieu

    Le narrateur, Jean, est un chauffeur de taxi, bricoleur à ses heures, qui se trouve engagé par Mr Salomon. Par quoi leur relation, qui deviendra bientôt une profonde amitié, commence-t-elle ? Par une première course en ville au terme de laquelle le vieil homme l'invite à prendre un verre, et tout à trac, sans raisons convenables, moins encore rationnelles, sort son chéquier et liquide le restant dû pour l'achat du véhicule.

      "Je sentais que j'avais rencontré quelqu'un de spécial et pas seulement un marchand de confection qui avait réussi au-delà de toute espérance. J'en ai parlé le soir même avec Chuck et Tong, avec qui je partage la piaule, et ils m'ont d'abord écouté comme si j'étais tombé sur la tête et avais eu des visions religieuses entre le boulevard Poissonnière et le Sentier (…) C'est vrai que monsieur Salomon avait quelque chose de biblique, et pas seulement à cause de son grand âge." [p. 16].

    S'il a fait fortune en ouvrant des magasins dans l'Europe entière, il dépense désormais son argent en finançant une association dont les bénévoles prennent nuit et jour les appels téléphoniques de désespérés qui n'en peuvent plus avec les malheurs de la vie. A l'occasion, ils leur rendent visite et leur apportent petits cadeaux ou aides diverses, selon les besoins. Salomon Rubinsten, le roi du pantalon et du prêt-à-porter, a besoin de quelqu'un qui le conduise, ce sera Jean. Et pourquoi donc ? Parce qu'il a la tête de l'emploi. Non du point de vue de l'apparence – de ce côté-là, il a plutôt une gueule de voyou – mais du fait de sa sensibilité aux causes perdues, les bébés phoques qu'on massacre en Alaska, les goélands qui crèvent suite à la marée noire en Bretagne. Voilà qui vous prépare dangereusement au bénévolat, parce que la « désensibilisation », c'est la condition première du fascisme et du terrorisme, et que c'est justement ce talent dont Jean est dénué : « J'ai toujours été prêt à faire n'importe quoi pour diminuer quand ça souffre » [p. 59]. Deux de ses amis se joignent à lui, un jeune homme noir, Yoko et Chuck, à la froide tête métaphysique, mais qui n'est guère mieux loti que lui : « C'est un grand mystère que Chuck, qui n'a que des idées en tête, se met à avoir du coeur dès que quelqu'un s'adresse à lui dans le malheur » [p. 33].
    Et voici que Salomon les subjugue tous trois par son élégance souveraine, son refus obstiné de se laisser aller aux renoncements de la vieillesse, ses largesses dispendieuses, sa manière de faire « pleuvoir ses bontés sur tous les cas humains qui lui étaient signalés » [p. 23] et que Chuck interprète comme une manière de se substituer à Dieu : « Pour Chuck, le roi Salomon fait du remplacement, de l'intérim vu que le titulaire n'est pas là et il se venge de lui en Le remplaçant pour Lui signifier son absence (…) Pour lui, le roi Salomon faisait de l'intérim pour donner une leçon à Dieu et lui faire honte » [p. 45]. Et ça, si l'on suit Gary, c'est le propre de la relation que les Juifs entretiennent avec le Créateur :

    "Il [Salomon] gesticule, voilà. C'est comme s'il brandissait le poing et faisait des signes pour protester et pour faire comprendre à Jéhovah que c'est injuste de tout faire disparaîtrte, de tout emporter, et, en premier lieu lui- même (…) Tu ne comprendras jamais le vieux tant que tu ne sauras pas qu'il a avec Jéhovah des rapports personnels. Ils discutent, ils s'engueulent. C'est très biblique, chez lui. Les chrétiens, dans leurs rapports avec Dieu, ils ne vont jamais jusqu'à l'engueuler. Les juifs, si. Ils lui font des scènes de ménage." [p. 33]

    La protestation, l'humour et l'angoisse

    Au coeur du roman, la relation compliquée qu'entretiennent Salomon et Jean avec Cora Lamenaire, une ancienne chanteuse réaliste de soixante-cinq ans, qui fut célèbre avant guerre mais qui tomba dans l'oubli à cause de la relation amoureuse qu'elle entretint avec un collabo. Le vieil homme envoie Jean lui apporter une corbeille de fruits confits, parce que, une nuit, elle a appelé SOS-Bénévoles. Quoiqu'il prétende ne pas la connaître, on apprendra bientôt qu'il a été amoureux d'elle à l'époque de sa gloire, qu'elle a protégé sa clandestinité lorsqu'il est resté enfermé durant plusieurs années dans une cave (pour échapper à la déportation) ; après sa déchéance, alors qu'elle travaillait comme dame pipi dans un restaurant, il lui a acheté un appartement et continue de lui verser une rente. Mais entre les deux, c'est depuis des décennies le refus de se revoir et l'échange de reproches vindicatifs : pour l'un, parce qu'elle n'est pas venue lui rendre visite dans sa cachette ; pour l'autre, parce qu'il continue de la poursuivre de ses reproches alors qu'elle lui a sauvé la vie. Toute l'affaire du jeune homme sera de reconcilier ces deux-là que leur fierté sépare l'un de l'autre, alors qu'ils vivent dans une triste solitude. Quand il ne prend pas des appels au milieu de la nuit, Mr Salomon collectionne des timbres poste et des cartes postales.
    Jean se prend d'amitié pour la vieille dame, vient souvent lui rendre visite, la sort en boîte de nuit, l'emmène canoter au Bois de Boulogne, puis devient son amant parce que ce n'est parce qu'on est âgée qu'on n'y a plus droit. Dans le même temps, Jean tombe amoureux d'une jeune libraire, Aline, chez qui il s'installe bientôt sans rien lui cacher de sa liaison avec l'ancienne étoile de la chanson. Si c'est par amour qu'il lui offre une dernière fois les plaisirs de l'union physique, c'est au nom d'un amour en général :

    (…) C'était pas personnel avec mademoiselle Cora, Chuck, c'était personnel avec l'injustice. J'ai encore fait le bénévole (p. 163]

    Et, plus loin encore cet aveu :

    On n'a pas idée de baiser une femme par pitié.
    J'ai dû me retenir. J'ai vraiment dû me retenir.
    Je ne l'ai pas baisée par pitié. J'ai fait ça par amour. Tu comprends très bien ce que c'est, Chuck. C'est par amour, mais ça n'a rien à voir avec elle.
    Oui, l'amour du prochain, dit-il.
    J'ai sauté de mon lit et je suis sorti. Il me faisait trop sentir.
    [p. 165)

    Toute la contradiction de la relation de Jean avec la vieille dame éclate dans ce dialogue. Car c'est tout à la fois elle qu'il aime – sans quoi, ce serait vraiment trop dégueulasse, de la pitié ou de l'aumône justement – et elle, en tant qu'elle est une femme âgée à laquelle il serait injuste de préférer une jolie jeune fille de son âge sous prétexte que cette dernière n'aurait pas de rides et que la vie ne lui est pas encore « passée dessus ». Bien sûr, ça ne peut pas tenir. Jean s'emploie à réunir Cora et Salomon, qui partiront tous deux, à la fin du roman, vivre ensemble à Nice.
    L'angoisse qui travaille les personnages, Salomon et Jean, est liée aux ravages du temps, à l'injustice cruelle de la vieillesse qui n'est pas une raison pour ne plus pouvoir profiter des joies de l'existence et espérer dans tout ce qui nourrit l'espoir des plus jeunes. Et toute l'admiration et l'amour que Jean éprouve pour le vieil homme – lequel se fait refaire les dents pour vingt ans ou plus, s'habille avec l'élégance d'un homme qui a la vie devant soi, et se fait conduire chez une prostituée, on ne sait pas si c'est pour le plaisir ou pour l'humour encore – vient de l'immense protestation que celui-ci proclame comme si ses actes et ses largesses désintéressées gueulaient pour lui contre le grand désordre de l'univers. Jean fait face, à sa manière, contre ce chaos, plus métaphysique que humain ou social, en passant son temps à vérifier la définition des mots dans les dictionnaires, parce que là du moins les choses sont à leur place et c'est sans mauvaise surprise.
    La bonté, cher Mr Salomon, chez Jean aussi, procède d'une sensibilité à fleur de peau qui refuse bien sûr de se plier aux calculs de l'intérêt bien compris, mais aussi à toutes les formes d'apaisement que procurent les leçons de la sagesse. Mais le caractère déraisonnable de la générosité tous azimuts - « Quand on n'a pas le coeur bête, c'est qu'on n'a pas de coeur du tout » [p. 70] - obéit à une raison supérieure lorsqu'elle est une protestation contre la grande déraison de l'ordre des choses. Dès lors, elle n'a rien de naïf, d'imbécile ou d'angélique : elle est l'expression souveraine de la liberté de dire Non à l'injustice cosmique dont les hommes sont les complices et les artisans en second. C'est pourquoi, chez Gary, la bonté dispendieuse est le propre des êtres d'une intelligence supérieure. Et, comparable en cela à ce que devrait être la bonté divine, elle s'exerce sur les bons et les méchants, sur les cons aussi.
    De cette dernière catégorie, Mr Tapu, le concierge de l'immeuble cossu où habite Salomon, est le parfait représentant, caricatural même avec son béret et son mégot aux lèvres. Mais, en homme de coeur, Jean ne l'oublie pas, quoique ce soit d'une façon particulièrement adaptée à son cas :

    J'avais de la peine pour lui et je faisais des trucs exprès pour le motiver, j'arrachais une baguette métallique de la moquette, je cassais une vitre ou je laissais la porte de l'ascenseur ouverte pour lui donner satisfaction. C'était un mec qui avait besoin d'assistance […] Il avait besoin de moi, il lui fallait quelqu'un de personnel à détester, parce que sans ça c'était le monden entier et c'était trop grand. Il lui fallait quelqu'un et quelque chose de palpable […] Quand j'ai compris que je lui manquais, je me suis à l'aider. J'ai commencé par pisser contre le mur dans l'escalier, à côté de sa loge. Il n'était pas là mais il m'a tout de suite reconnu quand je suis redescendu. Il m'attendait […] Je lui ai fait un bras d'honneur et je suis parti. Depuis, il me considère avec satisfaction... [p. 96-97].

    On l'aura compris, la bonté chez Roman Gary est tout sauf une affaire de morale. Si elle répond à une obligation, celle-ci est d'un autre ordre que le respect de principes, de régles et de prescriptions, qu'elles soient sociales ou autres. Quelque chose comme un don inconditionnel qui s'adresse, comme un vivant reproche, à l'anti don divin, pour lui dire son fait et qui s'enracine dans la colère d'une protestation qui se refuse au désespoir tout autant que dans les élans de la sensibilité. On pourrait voir en cela une forme de naïveté – de fait, elle est assumée comme telle puisque Jean tente parfois en vain de s'en guérir (« J'aimerais bien être un truand qui n'a pas froid aux yeux et qui a tout le confort. Tout le confort ? Le confort moral. Qui s'en fout quoi » [p. 19])- mais quand cette naïveté commence à manquer, c'est le monde entier qui court à la « désensibilisation ». Et lorsque cela advient, ce sont les Juifs qu'on extermine, les bébés phoques qu'on tue à coup de gourdin et Aldo Moro qu'on assassine.
    Moquer la sensibilité, la brocarder du nom insultant de « sentimentalisme », au fond c'est l'emploi des salauds. Mais c'est le « coeur bête » de l'homme en colère qui voit l'injustice, qui la dénonce et la combat jusque dans ses conséquences métaphysiques et théologiques. Aussi pourrait-on dire que Gary « voltairise » lorsqu'il reprend les armes de l'humour et de l'ironie de son illustre prédécesseur à des fins assez semblables. En 1979, lorsqu'il écrit L'angoisse du roi Salomon, Gary dresse le poing contre la déficience de Dieu et la méchanceté imbécile des hommes ; bientôt, il tournera la main contre lui-même. Mais cela il est nous interdit de l'interpréter.
    _________________
    * Mercure de France, 1979 ; réédité dans la collection Folio, Gallimard.

    samedi 15 janvier 2011

    Répliques


    Je vous invite à écouter, si vous n'avez pu le faire, l'émission Répliques de ce jour, où Alain Finkielkraut réunissait Marc Fumaroli et Stephan Vaquéro pour parler de Baltasar Grazian (1601-1658), à l'occasion de la nouvelle édition de L'homme de cour, publiée dans la collection Folio et préfacée par Fumaroli.
    Les aperçus sur la civilité en lien avec la pensée française de l'époque, Montaigne (un peu plus ancien), La Rochefoucauld et, on aurait pu ajouter, les moralistes de l'honnetêté, tel Damien Mitton (avec lequel dialogue formidablement Pascal dans le fameux fragment "Le moi est haïssable") sont passionnants. Une belle analyse de la discrétion, de la réserve, du secret, de la dissimulation, de l'hypocrisie aussi sans doute, de la manière et du beau geste, dans tous les cas de la liberté du sujet, chez ce fascinant jésuite espagnol qui est, sans conteste, un des fondateurs de la pensée libérale moderne.

  • www.franceculture.com
  • vendredi 14 janvier 2011

    Le plaisir de déplaire

    L'histoire se passe au mois de juillet dernier. Un de mes amis m'avait gentiment refilé le bébé, et pour lui rendre service - c'est pas possible comme on est parfois idiot ! - j'ai accepté de le remplacer (gratos) à une table ronde publique organisée par le MEDEF des Bouches-du-Rhône - maintenant, vous comprenez pourquoi ce ne pouvait être que du bénévolat - consacrée au thème "Le politiquement correct détruit-il le débat public ? ", enfin quelque chose d'approchant et sur quoi je n'avais rien de particulier à dire, enfin pas plus que n'importe qui. Mais c'est ainsi : vous avez une étiquette sur le front, philosophe par exemple, et l'on s'imagine que vous avez une opinion sur n'importe quel sujet. C'est vrai que pour beaucoup la philosophie, c'est parler pour ne rien dire, tout en faisant semblant de dire quelque chose de très intéressant (comme la politique, mais en moins lucratif). Enfin voilà votre beau parleur qui se trouve devant un auditoire d'une centaine au moins de patrons du coin, endimanchés comme de coutume, en compagnie de deux interlocuteurs (ah, mais j'étais chicos moi aussi, croyez pas !). Quelle erreur de casting, mes amis !
    Je ne sais plus ce que j'ai raconté (en fait, j'ai répondu aux questions posées par le modérateur, lesquelles n'avaient rien à voir avec le thème de la réunion) qu'il y a quand même dans les entreprises un petit problème rapport aux relations de soumission et d'autorité - j'ai toujours dans ces cas-là mon petit Milgram sous le bras (ça peut servir, surtout en pleine affaire France-Télecom, avec ces employés qui se jetent par la fenêtre, rien que pour emmerder leurs patrons) ; que ce serait bien que les patrons se mettent à lire un peu plus de littérature, parce que dans la vie il n'y a pas que le profit, les ratios débit/crédit, les comptes d'exploitation et que les romans, ça vous développe l'imagination, alors quand il s'agit de se mettre à la place des autres, ce n'est pas inutile, n'est-ce pas ? - là, je vous garantis, j'ai senti un froid glacial traverser l'amphi. A la fin, applaudissements à peine polis. Ils étaient furieux, oh mais furieux comme de chez pas possible.
    Aujourd'hui j'ai rencontré un des responsables de l'administration de Sc-Pô qui m'a confirmé, en rigolant, que les organisateurs ne décolèrent toujours pas. Il est chez vous, celui-là ? Oui, et nous en sommes fiers. Ca fait toujours plaisir d'être soutenu quand on vous fait un compliment. Franchement, je suis pas du genre à casser du patron, il faut dire que je n'en connais pas. J'ai plutôt du respect pour les hommes qui ont l'esprit d'entreprise. Mais là, oh mes amis... j'ai goûté à l'arrogance de l'inculture. Ca fait toujours du bien d'être dépucelé !

    jeudi 13 janvier 2011

    Projet

    Et si nous le faisions ensemble, ce livre sur la littérature et le bien ? Vous me proposeriez, ainsi que je vous déjà l'ai demandé, des auteurs, des livres. Je les lirai, peut-être pas tous, mais ceux qui me paraissent le mieux convenir, puis je rédigerai un billet, qui serait appelé à devenir ensuite un chapitre, après que nous en avons discuté ensemble ici. Ce pourrait ainsi être une vraie collaboration, même si gentiment vous me laisseriez l'essentiel du travail à faire. Le jour où le livre paraîtrait - et pourquoi pas ? - je vous rendrai ce que je vous dois et le présenterai comme le fruit de ce travail en commun. Il faudrait que vous soyez quelques-uns à vous prêter à ce jeu la main dans la main. La proposition est lancée...

    mercredi 12 janvier 2011

    Ivan Terestchenko


    Le nouveau site de mon frère Ivan, qui est un merveilleux photographe de renommée internationale :

  • http://itopus.tumblr.com/
  • Vos conseils

    Je songe à rédiger un livre qui aurait pour thème - n'ayant pas peur des provocations ! - la littérature et le bien, dans la foulée des billets sur Dickens, Oulitskaia et Gary (que vous aurez bientôt), et j'y suis fortement incité par un de mes amis proches. Un livre qui serait léger, profond et si possible plein d'humour, à l'image de ces merveilleux écrivains. Mais dites-moi, auriez-vous des suggestions de romans de cette nature à commenter ? Je ne songe pas nécessairement à Dostoïevski ou Camus par exemple, mais à des écrivains de grand talent, français ou étrangers, moins connus. Vos suggestions seraient précieuses...

    Revue Permanente du Mauss

    Le texte, "Ludmila Oulitskaia, une leçon d'humanité" a été publié sur le site La Revue Permanente du Mauss et peut être consulté en intégralité à l'adresse suivante :

  • www.journaldumauss.net

    Je vous réserve un prochain billet intitulé "L'angoisse du roi Salomon, le coeur bête de Romain Gary", que j'ai déjà rédigé mais qui attendra encore un peu avant que je le mette en ligne, histoire de ne pas quitter trop tôt Ludmila Oulitskaia...
  • vendredi 7 janvier 2011

    Ludmila Oulitskaia (suite)

    Une brève présentation de deux autres romans de Ludmila Oulitskaia, Sonietchka * et De joyeuses funérailles ** qui, avec Mensonges de femmes, comptent parmi les plus réussis (le dernier recueil qui vient d'être publié Les sujets de notre tsar est composé de trente-sept nouvelles qui sont vraiment trop courtes, à mon sens, pour aboutir à une réussite comparable).

    Sonietchka

    Sonia est une jeune bibliothécaire, au physique ingrat, qui, ayant renoncé à l'espérance de l'amour, trouve consolation à son existence terne et insipide – cette fois-ci, à l'arrière-plan, l'horizon gris et maussade de l'univers soviétique est omniprésent - dans la lecture de tous les livres qu'elle peut emprunter. Puis le miracle inattendu, absolu, total, frappe un jour à sa porte : la rencontre avec un homme exceptionnel bien plus âgé qu'elle, Robert Victorovitch, un artiste de talent libéré des camps, à cette époque ouvrier à l'usine, et qui au bout de quinze jours la demande en mariage. Et c'est le bonheur sans ombre entre ces deux êtres si disparates que vient couronner bientôt la naissance d'une fille, Tania. La lumineuse et paisible Sonia, éperdue de gratitude envers le sort heureux qui lui est réservée, consacre ses années aux tâches ménagères et à son foyer, tandis que Robert Victorovitch se remet à son art, trouvant progressivement un certain succès et l'aisance qui l'accompagne. Puis un jour, alors que Tania est devenue adolescente, entre dans la maisonnée une malheureuse jeune fille de son âge à la beauté éblouissante, Jasia, avec laquelle elle s'est liée d'amitié et qui s'installera bientôt à demeure. Une liaison finira par s'installer entre Robert et cette petite elfe, que Sonia découvrira par hasard et qu'elle bénira : « Comme c'est bien qu'il ait désormais à ses côtés cette belle jeune femme, tendre et raffinée, cet être d'exception, comme lui ! songeait Sonia. Et comme la vie est bien faite de lui avoir envoyé sur ses vieux jours ce miracle qui l'a incité à revenir à ce qu'il y a de plus important en lui, son art... »
    « Vidée de tout, légère, les oreilles bourdonnant d'un tintement limpide, elle entra chez elle, s'approcha de la bibliothèque, y prit un livre au hasard et s'allongea en l'ouvrant au milieu ».
    Lorsque Robert meurt d'une hémorragie cérébrale, Sonia retourne à sa solitude paisible et à ses lectures chéries, sans jamais cesser de bénir le ciel de lui avoir donné ce qu'elle pensait ne jamais connaître et qu'elle ne s'est jamais approprié. Sonietchka est le roman du Grand Merci à la vie. Et de tous les livres d'Oulitskaia, c'est celui qui baigne dans la lumière poétique la plus pure. Le plus drôle, et qui est une véritable ode à la joie de vivre, est De joyeuses funérailles2.

    De joyeuses funérailles

    Ce roman cocasse, joyeux, se passe à New-York (au moment du putsch de Moscou en août 1991) dans le loft délabré d'un peintre juif russe, émigré aux Etats-Unis, Alik, qui est sur le point de mourir. Autour de lui, toute une cohorte de personnages plus ou moins loufouques, sa femme Nina, à demi folle, ses anciennes maîtresses, Valentina et Irina, une ancienne acrobate devenue avocate, et sa fille presque autiste, Maïka, surnommée Tee-shirt, qui n'accepte de communiquer qu'avec le vieil homme, et d'autres visiteurs que personne ne semble connaître. L'argent manque toujours, les factures s'accumulent, payées de temps à autre on ne sait trop par qui. Sous les fenêtres un orchestre paraguyen joue une bruyante musique qui casse les oreilles de tout le monde, mais avec lequel danseront les invités lors de l'enterrement. On entre, on sort, on boit, dans une agitation permanente autour du lit où plaisante encore l'agonisant. De cet univers, il a toujours été et reste le centre. On ne sait trop si c'est ou non un peintre de talent, mais ce qui est certain, c'est qu'il a fait de son existence une oeuvre d'art réussie et que sa mort en est presque l'apothéose. Au centre de la scène, le duel que se livrent un prètre orthodoxe libéral et un rabbin qui l'est moins pour le salut de cette âme impénitente qui finira par être baptisée in petto par sa femme aux derniers instants. Après l'avoir inhumé, ses amis se réunissent une dernière fois et il leur adresse, par l'intermédiaire d'un message enregistré par Tee-Shirt, son ultime hymne à la vie :
    « Les gars ! Les filles ! Mes chéris ! »
    Nina se cramponna à l'accoudoir. La voix d'Alik poursuivait :
    « Je suis là, les gars ! Avec vous ! Allez, servez à boire ! Buvons et mangeons ! Comme toujours ! Comme d'habitude ! »
    Avec quelle simplicité il avait, par des moyens mécaniques, démoli en une seconde le mur séculaire, lancé un caillou depuis l'autre rive recouverte d'un brouillard impénétrable, et échappé avec désinvolture, l'espace d'un instant, au pouvoir de la loi implacable, sans recourir aux violences de la magie, ni à l'aide des nécromanciens ou des médiums, des tables bancales ou des soucoupes sautillantes... Il avait simplement tendu la main à ceux qu'il aimait. »
    Que retient-on lorsqu'on a refermé l'oeuvre d'Oulitskaia ? Outre le bonheur d'avoir goûté le style d'un écrivain de grand talent, une fraternelle et puissante leçon d'humanité. Quelque chose de profondément bon irradie ses livres et pourtant Ludmila Oulitskaia ne fait jamais profession de « bons sentiments ». On perçoit même chez elle des colères à peine dissimulées : envers les régimes qui corrompent les hommes et anéantissent la spontanéité de la vie, bien sûr, mais aussi, en vrac, les postures morales ou idéologiques, certaines expressions imbéciles de l'athéisme, ou encore la fascination pour Dostoïevski qu'elle juge un écrivain plutôt douteux. Après coup, ce n'est pas seulement l'auteur brillant et doué que l'on en vient à aimer, mais la personne libérale, intelligente et chaleureuse qu'elle est certainement dans la vie, et qu'on a le sentiment d'avoir vraiment rencontrée. Un verre à la main, à la terrasse d'un café, qui ne voudrait s'inviter à sa table ?

    ________________
    * Trad. Sophie Benech, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1996. Prix Médicis étranger ex aequo, 1996.
    ** Trad. Sophie Benech, coll. Folio, Gallimard, 1999.

    mardi 4 janvier 2011

    Aphorisme

    "Quand on n'a pas le coeur bête, c'est qu'on n'a pas de coeur du tout", dixit Romain Gary, L'angoisse du roi Salomon.
    Ce petit aphorisme à l'intention de tous les pourfendeurs du "sentimentalisme" - ah ça, comme injure, on peut pas faire pire ! - et Dieu sait qu'il s'en compte, je ne dis pas à l'université seulement, parce que là, c'est sûr, ils pullulent, mais enfin, c'est partout la même chose où il y a des gens, je veux dire des hommes, si intelligents pour qui les émotions et les sentiments faut pas s'y fier : c'est du compassionnel mou ! Encore un truc qui nous vient des femmes, ou pire encore des féministes - ce qui est tout à fait exact - et si en plus elles sont philosophes - écrivains passe encore - alors le pire est à craindre. Gary devait avoir un petit côté féminin, sous ses airs de macho, pour célébrer comme ça la bonté.
    Si vous ne l'avez pas lu, débutez donc l'année avec ce merveilleux roman, publié en 1979 sous le pseudonyme d'Emile Ajar. L'humanité généreuse et l'humour étincellant de Gary sont à leur sommet.

    lundi 3 janvier 2011

    Alfred Deller

    Et puisque nous en sommes à nous abandonner à la sublime voix du contre-ténor anglais, Alfred Deller (1912-1979), la voici dans le lamento "He was despised" ("Il était méprisé") du Messie de Haendel.
    L'année 2011 s'ouvre pour moi sur la furie du baroque, mais lorsque, le souffle coupé, on a presque perdu conscience en s'étouffant, je n'y reviens pas, ça peut se comprendre tout de même que ces voix-là vous chavirent le "je ne sais quoi" qu'on appelait autrefois l'âme. Il faudrait d'ailleurs nous expliquer comment ce par quoi on l'a remplacée aujourd'hui - le cerveau, un réseau de connexions nerveuses - peut être touché à ce point par la beauté de la musique. Et puis zut! On ne va tout de même pas recommencer à se disputer pour si peu et laisser monter sur scène la ribambelle de philosophes - croyants, athées, spiritualistes, idéalistes, matérialistes ou nihilistes, et encore j'ai laissé les neurobiologistes et les psychanalystes en coulisse, les théologiens restent dehors parce que s'ils s'en mêlent, c'est sûr on va en venir aux mains et quel charivari ce sera ! - qui vont à nouveau se créper le chignon. Silence ! Alfred chante et si ce n'est pas votre "âme" qui vibre, appelez cela comme vous voulez.

    samedi 1 janvier 2011

    Bonne année !

    Cher(e)s et fidèles ami(e)s, mille bonnes choses à vous tous pour l'année 2011 ! Santé, prospérité et bonheur, rien moins que cela ! Et, pourquoi pas, le début d'un autre monde où chacun supprimera selon ses voeux ce qui lui paraît le plus nuisible. Pour moi, ce serait, voyons voir, ... eh bien ! pour commencer du plus facile à ce qui serait proprement utopique : la propriété, les financiers de Wall Street et d'ailleurs - pour l'instant, pas de problème, suffit d'un coup de gomme - la musique dans les restaurants - ah oui, ça de toute urgence ! - le métier d'huissier - dites-moi, comment peut-on être huissier ? -, le JT de TF1 - ça se complique ! - ou l'étiquette "Fumer tue" sur les paquets de cigarette, mais là c'est du rêve. Ce ne serait qu'un début, bien sûr, et chacun complètera la liste à sa guise... Bonne année ! Et à vos rêves...