On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 28 novembre 2013

Petite explication sur le sens de la controverse entre libéraux et communautariens

Je dédie ce texte à mes étudiants de quatrième année de Sciences-Pô Aix-en-Provence, avec lesquels j'ai traité cette question hier, un peu hâtivement, je le crains.

Sait-on du libéralisme où se trouve le point faible ? Faire une société d'individus isolés en eux-mêmes mais séparés les uns des autres par les œillères de l'égoïsme, sans vertu ni loyauté, sceptique en matière de valeurs mais appâté seulement par les attraits de l'intérêt et faisant commerce et marchandise de tout, jusqu'à d'eux-mêmes ? Mais libéral est d'abord celui qui proclame et défend que les hommes sont libres par nature, qu'il n'est pas de sujétion naturelle de l'homme à l'homme, que s'il faut se contraindre les uns les autres que ce soit par consentement - le pouvoir n'est pas sans bornes ni limites sinon celles que dressent les libertés de culte et d'expression, d'aller et venir et d'entreprendre auxquelles le pouvoir s'arrête. Libéral est l'Etat qui s'autolimite – fait unique - et se tait lorsqu'il s'agit de dire ce qui pour chacun constitue la bonne vie. Neutre, c'est sans trop doute trop dire, tolérant en tout cas au sens le moins condescendant du terme parce ce droit-là, le droit pour chacun de mener sa vie comme il l'entend, d'en être l'auteur, distingue l'homme de toutes les espèces existantes ; c'est à cela en somme que tient toute sa dignité. Libérale est la société qui autorise le réfractaire – à différencier du séditieux – l'hérétique, le dissident à se prononcer contre l'opinion majoritaire, contre les mœurs et les coutumes dominantes, à être sans crainte du côté du petit nombre, à être seul peut-être, assuré qu'il sera de bénéficier des mêmes avantages que la majorité. C'est Descartes jetant au loin les opinions et les préjugés de la tradition et montant seul l'échelle de la raison jusqu'au point où le doute s'arrête, invitant chacun a répéter ce geste individuel et à le rendre universel. C'est Kant élevant l'obéissance à la loi morale au-dessus de toutes les contingences et de tous les calculs, nous faisant écouter la voix de l'obligation qui n'est sociale, ni culturelle ni historique – tel est le pouvoir de la raison pratique de nous rendre libre selon cette étrange et paradoxale liberté qu'est la contrainte d'agir par devoir. C'est Rawls plaçant les acteurs d'un jeu constitutionnel dans la position d'avoir à déterminer les principes de base d'une société juste, à la faveur d'une expérience de pensée qui nous laisse sous un voile d'ignorance, comme si toutes les déterminations qui nous spécifient et constituent notre personnalité pouvaient être occultées sans que notre identité, en tant que sujet rationnel, soit diminuée. Et c'est là que le bât blesse.
L'homme libéral n'est pas nécessairement un individu replié sur soi, content de s'occuper seulement de ses affaires privées. Constant l'ouvrait à la religion, Tocqueville à l'engagement dans la vie associative, Mill à la participation aux affaires publiques et ce sont là les noms des plus grands penseurs libéraux, auxquels s'ajoutent Lamartine, Hugo ou Stendhal qui n'étaient pas exactement des atomes fermés au monde. L'homme libéral n'est pas, par nature, égoïste et replié sur soi, mais c'est un moi désengagé qui s'assume comme tel, parce qu'il refuse d'enraciner sa personnalité dans une affiliation, qu'elle soit familiale ou sociale, culturelle ou historique. Il entend, au contraire, échapper à ces liens en tant qu'être rationnel et autonome, affranchi de toute fin et de tout but préétablis par la nature ou la société, mais capable de choisir librement par lui-même ses fins et ses buts. Tel est le cœur de la critique que les penseurs dits « communautariens » adressent à la pensée libérale : un tel sujet décontextualisé n'existe pas. C'est une pure fiction de l'esprit. Le moi est toujours situé. Nous ne pensons et ne pouvons vivre en-dehors de communautés qui nous précédent et nous forment et si nous avons le loisir de les remettre en cause, de les faire évoluer, ce n'est parce que nous échappons à ces communautés mais parce que celles-ci ont établi un ensemble de "valeurs" autorisant de les contester. Une telle capacité critique est le propre de la société démocratique libérale et elle est inscrite dans sa tradition, de telle sorte que c'est une illusion de croire que l'esprit critique et la capacité d'agir de façon rationnelle se donnent à la faveur d'un détachement de cette tradition. Chacun est fils de son temps, disait Hegel. Et cette historicité est le premier argument que l'on peut opposer à la vision libérale de l'homme. Mais réduire celle-ci à une apologie de l'individualisme, identifié à l'égoïsme, c'est se tromper de cible et viser à côté. La controverse porte sur la nature de l'identité humaine, enracinée dans des communautés historiques et culturelles, d'un côté, ou bien de l'autre, rationnelle, anhistorique et asociale, transcendant toutes les déterminations au nom de l'autonomie. Moi désengagé ou moi situé, identité subjective ou intersubjective, tel est l'objet central du débat dont se déduit la suite des controverses portant sur la nature du lien social : association d'individus rationnels, légitimée seulement par la garantie des droits individuels ou communauté unie par la poursuite du bien commun.
Notons au passage que si le libéralisme politique apparaît sous un autre angle que celui auquel nous sommes accoutumés, il en va de même de la pensée communautarienne laquelle ne saurait être réduite à l'apologie du communautarisme et de la ghéttoïsation sociale des groupes ethniques et culturels.

mardi 26 novembre 2013

Pascal, Entretien avec M. de Sacy (1)

L’occasion de l’entretien avec M. de Sacy, le directeur spirituel des solitaires de Port-Royal, est le séjour que fit Pascal aux Granges en janvier 1655. La nature du texte est assez obscure. Il n’est pas de la main de Pascal et ne fut publié qu’en 1728 par le P. Desmolets de l’Oratoire, séparé de son contexte et comme faisant un tout à côté des autres œuvres de Pascal. C’est en 1736 dans les Mémoires du secrétaire de Sacy, Fontaine, que l’entretien fut restitué dans son contexte historique.
La réalité de l’entretien fut contestée, en raison des nombreuses négligences qu’on trouve dans le texte qui est une espèce de collage de citations, en particulier de Montaigne (Pascal) et de saint Augustin (Sacy). Pour la plupart des spécialistes (A. Gounelle, Courcelles, etc.) néanmoins le fait qu’il ait bien eu lieu ne fait pas de doute. Le texte lui-même a, selon toute vraisemblance, été rédigé à partir de notes préparés par les deux interlocuteurs.
La rencontre avec M. de Sacy eut lieu peu après la seconde conversion de Pascal, la nuit du Mémorial, le 23 novembre 1654. C’est l’entretien d’un pénitent avec son confesseur. Celui-ci lui demande de lui parler de ses lectures, en vue de connaître son état spirituel. Telle était la pratique habituelle de Sacy : parler de la préoccupation principale de ses interlocuteurs, puis la rapporter à Dieu. Sacy n’est pas un philosophe. Il considère la philosophie comme une vaine curiosité, source d’orgueil et de suffisance, dangereuse pour le salut de l’âme. Ce qui l’intéresse, c’est l’état spirituel de Pascal dont il s’inquiète, connaissant la réputation de grand savant, de mathématicien et de physicien, qui le précède. Le sujet de la discussion est la philosophie, mais son but est spirituel : ce qui fait question entre Pascal et Sacy, c’est l’utilité spirituelle de la philosophie. Pascal est convaincu, comme Sacy, que le Dieu des philosophes n’est pas le Dieu vivant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est un Dieu d’amour et de miséricorde, et non une abstraction. Dans les Pensées, Pascal identifiera le déisme à une forme d’athéisme (Fragment 690 : « Le déisme presque aussi éloigné de la foi chrétienne que l’athéisme »), et n’hésitera pas à écrire que « la philosophie ne vaut pas une heure de peine » (Fragment 118, intitulé « Descartes »).
Pascal, non moins que Sacy, est convaincu que la vérité ne se trouve pas dans le livre des hommes, mais dans les Ecritures, dans le Nouveau Testament et dans l’Ancien (en tant que « figure » des Evangiles). Mais les livres « humains » peuvent-ils conduire, malgré leurs défauts, plus encore du fait de ces défaut, à Dieu ? C’est la réponse positive à cette question qui va nourrir le fil de l’entretien avec Sacy, lequel ne se départira jamais de sa réserve première.
La philosophie, selon Pascal, peut être au service de l’apologie de la foi chrétienne dès lors que sont mises en évidence les limites de la raison humaine et que s’ouvre, en ses limites mêmes, la vérité la plus haute vers laquelle elle conduit mais qu'elle ne peut produire, exigeant son propre dépassement et son anéantissement dans la foi. Telle est la thèse que Pascal va développer en conclusion de sa présentation d’Epictète et de Montaigne : la philosophie peut contribuer, d’une manière paradoxale, à l’élaboration d’une apologétique rationnelle.
Epictète et Montaigne sont les représentants, selon Pascal, des deux courants principaux de la philosophie : le stoïcisme qui exalte la grandeur de l’homme, le scepticisme – qu’il appelle généralement le « pyrrhonisme » - qui l’humilie. Ces deux écrivains moralistes enseignent davantage un art de vivre, qu’une métaphysique et ils comptaient parmi les auteurs les plus lus au XVIIe siècle (auxquels il faudrait ajouter saint Augustin). L’influence des Essais de Montaigne était considérable sur les hommes du Grand Siècle, et tout particulièrement sur Pascal lui-même qui est nourri de cette lecture.
Ce projet d’user de la philosophie au profit d’une apologie rationnelle de la foi, qui rompe totalement avec les arguments traditionnels, scolastiques, de l’apologétique, Pascal l’avait exposé bien des années auparavant – sept pour être précis -, mais il avait fait alors l’objet d’une vive réprimande. Entre temps, la nature du projet avait fortement changé.
[A suivre].
___________________
Les fragments cités sont tirés de l'édition Brunschvicg des Pensées.

samedi 23 novembre 2013

Responsabilité

On peut apprendre dès le plus jeune âge à jouer d'un instrument et atteindre, pour peu qu'on ait un peu de talent, un niveau qui ne sera peut-être pas celui d'un grand artiste ou d'un virtuose, mais permettant d'interpréter convenablement de magnifiques partitions, et il n'est pas impossible d'être formé et d'accéder à une certaine excellence dans la pratique d'un sport, mais qui nous apprendra les règles de l'art d'écrire et de maîtriser, un peu serait déjà beaucoup, les immenses possibilités de la langue ? C'est un apprentissage que l'on doit faire seul, l'école n'est d'aucun secours et nous restons avec un vocabulaire qui s'effiloche, une grammaire que l'on maltraite et de bien pauvres moyens d'expression. Comme cela est désolant ! Introduire un tel apprentissage dans le parcours universitaire serait une réforme utile et formidablement libératrice. Est-ce la raison pour laquelle il y a peu de chance qu'elle voit jamais le jour, se serait-on avisé d'y songer ? Il est vrai que les mots peuvent être des armes. Quel pouvoir voudrait s'exposer à l'insurrection d'une parole qui serait dotée de la puissance du style ? Je vois pourtant là un projet de réforme pédagogique profondément libéral. Il fut un temps, pas si lointain, où les polémiques étaient trempées dans la plume de grands écrivains et elles portaient loin. Nul ne les a remplacés. S'étonnera-t-on dans ces conditions de la pauvreté de nos débats ? Le fond se vide lorsque l'art de le mettre en forme se perd. Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? A défaut d'être formé, se former soi-même par la lecture et la pratique des grandes œuvres. Les effets de ce travail ne sont pas qu'individuels, ils sont politiques. Qui sait si ce n'est pas là une expression de notre responsabilité citoyenne ?

mardi 19 novembre 2013

Les mésaventures du cerveau de Talleyrand

Extrait de Choses vues, dans lequel Victor Hugo relate avec une ironie toute voltairienne ce qu'il advint, après sa mort le 17 mai 1838, du corps de Talleyrand et d'une partie non négligeable de son organisme ou variation plaisante, quoique assez macabre, sur le thème de la vanité des choses humaines et de leurs grandeurs supposées :

Des médecins sont venus, et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Egyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur la table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d'hommes, construit tant d'édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu'ils avaient laissé : Tiens ! ils ont oublié cela. Qu'en faire ? Il s'est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé et a jeté ce cerveau dans cet égout.
Finis rerum

dimanche 17 novembre 2013

Victor Hugo, "Pensar, dudar"

"Pensar, dudar" [" Penser, douter "], Les voix intérieures, XXVIII, poème de Victor Hugo, daté du 8 septembre 1835, dans lequel il adresse à son amie et confidente, Louise Bertin, ses angoisses religieuses :

Quand on ne songe plus, triste et mourant effort,
Qu'à chercher un salut, une boussole, un port,
Une ancre où l'on s'attache, un phare où l'on s'adresse,
Oh ! comme avec terreur, pilotes en détresse,
Nous nous apercevons qu'il nous manque la foi,
[...]
Cette absence de foi, cette incrédulité,
Ignorance ou savoir, sagesse ou vanité,
Est-ce, de quelque nom que notre orgueil la nomme,
Le vice de ce siècle ou le malheur de l'homme ?
Est-ce un mal passager ? est-ce un mal éternel ?

Notre esprit contemporain douterait, pour le moins, que le manque de foi soit un mal tout court, voyant dans ces interrogations et ces tourments les reliquats d'une ancienne illusion, toujours persistante. Mais être certain que c'est cela et rien de plus, non, en ferais-je l'aveu ? je n'ai pas cette assurance ou, si l'on suit Hugo, un tel "orgueil". La sensibilité religieuse est entre les hommes une grande marque de division, selon qu'on l'éprouve ou qu'on y soit totalement étranger, mais elle n'oppose pas les croyants aux non-croyants. Pascal s'adressait à ceux qui, malgré leur absence de foi, pouvaient l'entendre, non à ceux qui ne voient là que des gémissements dont l'intelligence ou la raison nous libère. Entre ces deux camps, il n'est sans doute pas possible de trancher - qui est clairvoyant ? qui est aveugle et égaré ? - du moins peut-on savoir dans lequel on se trouve. Selon le cas, le poème de Hugo sera ou bien une simple rêverie poétique ou bien l'expression d'une angoisse douloureuse et sérieuse.

jeudi 14 novembre 2013

Précision

On s'étonnera peut-être du choix de mettre en ligne les extraits de la publication d'un auteur qui n'a pas laissé de traces - force est de le reconnaître, malgré le respect que j'avais pour lui et l'amitié qui nous liait - traitant d'un sujet à ce point décalé d'avec la réalité des jours derniers. Mais les précédents billets ont déjà donné dans ce registre et les controverses ont été assez vives pour qu'il soit inutile d'en rajouter. Si vingt-et-un préfets s'émeuvent que la société française soit au bord de l'explosion sociale, laissons à d'autres le soin d'en analyser les causes et de se faire les exégètes d'un texte qui se déchire. J'ai un peu dit ce que j'en pensais et des réformes, jusque dans nos modes de pensée, qu'il conviendrait d'opérer et qui n'est pas une affaire simplement de politique fiscale. Pour le reste, j'entends rester tête nue et ne revêtir le bonnet d'aucune cause partisane. La pensée de Pascal vaut peut-être autant qu'on s'y attarde que les intérêts des équarisseurs méritent d'être défendus. Petit conseil à leur endroit : lire 180 jours d'Isabelle Sorente, où l'on voit ce qu'il en est du monde des abattoirs. Quel inquiétant phénomène, cette remise en cause radicale de l'autorité de l'Etat que la légitimité démocratique ne suffit pas à garantir.

mercredi 13 novembre 2013

Alexis Sarentchof, Conversations sur le mal (I)

Extrait des Conversations sur le mal, où il est question de la conception chrétienne du mal. L'ouvrage, publié en 1985 chez un petit éditeur à Genève, est malheureusement épuisé. Alexis avait eu la gentillesse de m'en envoyer un exemplaire quelques mois avant sa disparition en mer.

“- Mais, en dernier ressort, le mal est une énigme, ne croyez-vous pas ?
- Vous avez raison. Une énigme et qui plonge ses racines dans le mystère de Dieu ou dans certaines capacités, les pires, de l’homme.
- De l’homme, sans doute. Mais qu’entend-on par là ? La nature humaine comme une détermination universelle à laquelle on ne peut échapper, comme dans la doctrine chrétienne du péché originel, ou la nature humaine en tant qu’elle est formée par la société ? Dans ce cas, on ne peut pas proprement parler de “nature”. On n’a affaire qu’à des individus, qui n’ont pas de “nature”, d’essence préétablie, qui sont ce que la société, ou “le temps”, font d’eux. Alors le mal, de quel côté est-il ?
- Je ne suis pas sûr qu’on doive s’en tenir à ces cloisonnements stricts. A chaque fois, si vous suivez la piste jusqu’au bout, vous vous heurtez à des difficultés insurmontables, à un mur.
- Vous pensez donc qu’on ne peut pas échapper à ces apories ?
- Tout de même, il faut distinguer les plans. Et prendre son temps. Considérez, par exemple, la conception chrétienne dans ce qu’elle a de plus général - parce que là encore il y aurait d’importantes nuances à apporter. Que dit-elle en somme ? Qu’à cause du péché d’Adam -appelez-le comme vous voulez : “le péché originel” selon Augustin ou “le péché des premiers parents” selon la formulation des Pères grecs- tous les hommes ont été soumis au péché, au diable et à la mort -c’est ce qu’écrit saint Paul ; il n’y a de salut que par et dans le Christ-Sauveur. Le mal règne sur la terre et Satan est le maître de ce monde, selon les paroles mêmes de Jésus. Le combat entre le bien et le mal est un combat entre Dieu et Lucifer qui était, ne l’oubliez-pas, un ange de lumière. Et ce combat se livre en chaque homme. C’est cela qui est important : que tout se joue dans le cœur de l’homme. Pas dans la société en général, dans ses institutions, mais au plus intime de chacun d’entre nous, selon ses orientations, ses choix.
- Mais cela conduit à une totale passivité à l’égard de tout ce qui dans la société est cause de malheur, d’inégalité, d’injustice. C’est plutôt déprimant.
- Aujourd’hui la plupart des chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, ne sont pas d’accord avec cette conséquence. Ils estiment au contraire que le message chrétien est avant tout “social”. Mais ce n’était pas l’avis d’un homme comme Pascal, par exemple. La société humaine, quelqu’elle soit, est fondée sur l’amour égoïste de soi et par conséquent sur la haine. Réformez autant que vous voudrez la société, ses institutions, ses moeurs, donnez lui une structure démocratique, respectueuse des droits de l’homme, en dernier ressort, vous ne sortirez pas de l’ordre de la haine. Vous n’obtiendrez jamais rien d’autre qu’une meilleure régulation des égoïsmes, jamais une société authentiquement juste. Ca c’est sa thèse fondamentale, et elle exprime parfaitement le point de vue chrétien, quoiqu’en pensent les croyants d’aujourd’hui. Le salut n’est ni social, ni politique, il est d’une nature autre, d’une nature “spirituelle” et il est d’un autre ordre.
- L’ordre de la charité, n’est-ce pas ?
- Exactement. L’essence de la position pascalienne et chrétienne - en fait, là encore, elle est d’origine paulienne - tient dans la distinction des trois ordres : la chair, l’esprit et la charité. Entre ces ordres, il y a un abîme, et même un abîme infini si l’on considère tout ce qui sépare le deuxième du troisième, bien plus infini qu’entre le premier et le deuxième ordre qui en comparaison se touchent, enfin presque.
- Mais cela peut-on encore aujourd’hui le comprendre ? Même les chrétiens, dans leur immense majorité, ne l’acceptent plus.
- Sans doute, mais enfin, tel est le sens du message chrétien. Les croyants, il me semble, perdent beaucoup à ne plus le saisir. La réforme des institutions, il y a toujours des hommes pour la prêcher. Nul besoin d’être chrétien. Les hommes qui les premiers ont adopté cette perspective “révolutionnaire” n’étaient pas des chrétiens. La plupart luttaient même farouchement contre le christianisme. Les philosophes des Lumières, les hommes de 89, Marx, etc. Pour eux le christianisme, c’était une école de la résignation, et qui fait le lit, avec complaisance, des seigneurs, des maîtres et des rois.
- Mais l’Eglise n’a-t-elle pas toujours été du côté des puissants ?
- Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je vous demande non pas de partager sa foi mais d’adopter son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre contre l’ordre de l’amour. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien.
- Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je vous demande non pas de partager sa foi mais d’adopter son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre contre l’ordre de l’amour. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien. [A suivre]

samedi 2 novembre 2013

Romain Gary, le roman du double

Quel plus étonnant et troublant exemple d'un homme aux identités multiples que le double jeu entre Romain Gary et Emile Ajar sur lequel revient longuement ce beau documentaire :

vendredi 1 novembre 2013

Le privé n'est pas l'intime

Une des idées les plus communément admises, répétées à satiété par les hommes politiques et les médias, est que les croyances et les pratiques religieuses relèvent de la sphère privée. Fort bien. Mais que veut-on dire par là ? Que c'est là une affaire de conscience individuelle qui échappe au contrôle et à la compétence de l'Etat ou bien que les croyances religieuses et ce qu'elles prescrivent n'ont pas à se manifester dans l'espace public, devant être circonscrites dans l'univers intime de la maisonnée ? La première interprétation n'est pas autre chose que le rappel d'un droit humain fondamental, la liberté de conscience, s'inscrivant dans la lignée des doctrines classiques de la tolérance. Mais il serait absurde ou alors proprement totalitaire ou marquant tout simplement un retour à l'Ancien Régime de prétendre que le principe de laïcité interdit toute expression publique des convictions religieuses. Imagine-t-on que celles-ci sont des sortes de vêtements que l'on peut indifféremment mettre et ôter selon que l'on est chez soi ou au-dehors ? Est-ce respecter les individus d'exiger d'eux qu'ils renoncent en public à ce que la religion à laquelle ils adhèrent librement exige, les prescriptions alimentaires ou vestimentaires ou encore la pratique régulière de la prière ? Les croyances (philosophiques, morales, religieuses) qui sont les nôtres ne nous appartiennent pas à la manière d'une propriété ; elles sont, pour une large part, inséparables de l'être que nous sommes, de nos « valeurs », de notre mode de vie. Que nous soyons croyants ou non, elles comptent de façon essentielle pour nous, de telle sorte que les respecter est une conséquence du principe de l'égal respect dû à tout homme. Non pas un respect purement théorique, déduit de l'universalité de la nature humaine, abstraction faite des déterminations qui spécifient les êtres et neutralisant leurs différences, mais, au contraire, respect de l'individu effectif et bien réel qu'il est. Ainsi que le remarque Martha Nussbaum : « La religion est essentielle dans l'idée que les gens ont d'eux-mêmes »1. Aussi le respect de la conscience individuelle n'est-il pas simplement une affaire de tolérance, il se déduit du principe même de la dignité humaine et ses applications doivent être aussi larges que possible, dès lors que le droit des autres à mener leur vie comme ils l'entendent fait l'objet d'un égal respect et que les intérêts vitaux de l'Etat ne sont pas menacés.
La laïcité est un principe politique qui établit la neutralité de l'Etat en matière de religion, mais ce principe s'accompagne de l'obligation faite à l'Etat de garantir la libre expression publique des opinions religieuses, dès lors qu'elle ne porte pas atteinte à l'ordre public. « Privatiser » les croyances ne revient pas à les enfermer dans la sphère de l'intime. Cela signifie qu'elles sont, à certaines conditions près, indépendantes du domaine de compétence de l'Etat qui doit rester neutre par rapport elles. Dès lors, il ne faut pas confondre laïcité (neutralité de l'Etat) et sécularisation (liée à la perte d'influence des normes religieuses dans les sociétés modernes), ainsi que le rappelle l'éminent historien et sociologue Jean Baubérot, un des meilleurs spécialistes français de la question, dans son remarquable ouvrage La laïcité falsifiée [La Découverte, 2010] : « La religion, écrit-il, n'est pas une affaire d'Etat, ni une institution publique ou un pouvoir qui peut réprimer ou punir. A chacun de se déterminer, de se rattacher à une religion ou à une conviction comme il le souhaite, de la manière dont il le veut. L'Etat laïque est le garant d'un choix volontaire et libre.
« Affirmer en revanche que la religion ne peut se vivre que dans la sphère privée, au sens de « sphère intime », refuser le droit de manifester ses convictions religieuses dans l'espace public, vouloir neutraliser cet espace public de toute manifestation religieuse, c'est opérer un court-circuit entre laïcité et sécularisation […] La sécularisation est de l'ordre du socioculturel. Elle est liée à une dynamique sociale.
La laïcité permet le choix. Elle donne la possibilité d'avoir des rapports très divers avec la sécularisation , rapports qui sont la conséquence du choix. La laïcité n'impose rien en la matière, pour peu que l'on pratique sa religion de façon tranquille, dans le respect des droits d'autrui. : ce serait déroger à ses principes de séparation, de neutralité arbitrale de l'Etat, de liberté de conscience et d'égalité des citoyens. »
On peut voir, note encore Baubérot, dans le port de la burqa, du nicab, de la robe de bure, de la soutane, de la cornette, du schreitlmel, du spodik ou du caftan des « symboles de l'oppression », mais comme le rappelait, en 2009, la Fédération de la libre pensée devant la commission parlementaire sur le voile intégral : « Les dictatures ont toujours voulu imposer des modes vestimentaires », c'est pourquoi elle s'oppose à l'interdiction de ces vêtements dans la rue.
Selon la loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, l'Etat « assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes » (art. 1) dans "les seules restrictions de l'intérêt de l'ordre public". De telles restrictions ne peuvent donc être que limitées et il est contraire à l'esprit autant qu'à la lettre de la loi qu'elles s'exercent à l'encontre d'une religion particulière.
Cette conception libérale de la laïcité dont l'application progressive se fit avec toutes sortes de compromis et d'accommodements est désormais remise en cause par l'orientation identitaire de la laïcité républicaine, la « nouvelle laïcité », qui n'a plus rien à voir avec ses principes fondateurs. Jean Baubérot le montre dans une argumentation implacable. J'y reviendrai dans un prochain billet.

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1. The New Religious Intolerance, Overcoming Fear in an Anxious Age, The Belknap Press of Havard University Press, 2012, p. 102.