On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

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samedi 15 décembre 2018

Gilets jaunes. Que faire ? Qu'en penser aujourd'hui ?

En ces temps de commentaires bavards, voici une analyse remarquable d'Alain Caillé qui fait la synthèse des raisons, anciennes et profondes, de la crise dont le mouvement des Gilets jaunes est l'expression, ouvrant sur l'initiative "convivialiste" pleine de promesse face à l'urgence. Après quoi, entrons dans la ronde du AH !

Gilets jaunes. Que faire ? Qu’en penser aujourd’hui ? par le club des convivialistes.

La crise des formes actuelles de la démocratie que la révolte des gilets jaunes fait éclater au grand jour est si profonde, si complexe, si multidimensionnelle, si lourde d’ambivalences, si riche de belles promesses ou a contraire de lourdes menaces, qu’elle défie toute analyse rapide et à chaud. Personne ne peut raisonnablement se hasarder à prédire comment les choses vont évoluer en France dans les semaines ou les mois qui viennent. Dans cette conjoncture extraordinairement indéterminée, il faut néanmoins essayer de fixer quelques points de repère à peu près assurés, tant sur la nature de la crise que sur son issue souhaitable.
Lénine, on s’en souvient, disait qu’une situation est révolutionnaire lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en-haut ne peuvent plus. Ce n’est pas exactement le cas aujourd’hui, ne serait-ce que parce les gilets jaunes n’aspirent pas à une révolution dont il n’existe par ailleurs plus de modèle et plus guère de champions. Il est clair cependant que ceux qui « ne sont rien » n’en peuvent plus, et que les « premiers de cordée » n’ont plus de prise sur le cours des événements. Mais personne n’a plus prise sur rien, c’est là le deuxième trait à retenir. Dans une société désormais totalement atomisée par quarante ans d’hégémonie d’idéologie néolibérale et de règne d’un capitalisme rentier et spéculatif, il n’y a plus guère de collectifs mais uniquement des individus, des particules élémentaires prises dans des mouvements browniens, qui essaient de retrouver un peu de chaleur humaine et de sens en se référant à des communautés mi réelles mi fantasmatiques. Prise dans la course à la mondialisation, toujours plus intense, toujours plus accélérée, la société française, comme les autres, se fragmente en au moins quatre grands blocs de population qui s’ignorent et s’éloignent toujours plus les uns des autres : 1. Les « élites » qui tirent profit de la mondialisation et pourraient aussi bien vivre ailleurs que là ; 2. Les catégories bien intégrées qui jouissent de revenus, d’un statut et d’une position à peu près assurés (fonctionnaires, salariés en CDI dans des entreprises prospères, dirigeants de PME qui marchent, etc.) ; 3. Les marginalisés, souvent issus de l’immigration, qui vivent dans les « cités » et ont le plus grand mal à accéder au marché de l’emploi ; 4. Les précaires, travailleurs au SMIC, petits retraités, petits commerçant incertains de leur avenir, jeunes au RSA, etc. Ces quatre blocs ne forment plus UNE société. C’est dans le quatrième, qui correspond à peu près à la « France périphérique », que se recrute la grande majorité des gilets jaunes. Si l’augmentation des taxes sur les carburants, sur le diesel notamment, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, la goutte d’essence qui a déclenché l’explosion, c’est à la fois pour des raisons objectives et subjectives. La baisse du pouvoir d’achat des catégories sociales les plus pauvres engendrées (au moins temporairement) par les diverses mesures gouvernementales est attestée par toutes les statistiques. Ajoutée à l’augmentation insolente de celui des plus riches, désormais dispensés d’ISF, elle a provoqué un sentiment d’injustice et une colère qui ne sont pas près de s’apaiser. L’annonce du retrait de cette augmentation ne règle rien. Car ce qu’il faut faire payer au pouvoir actuel, ce n’est pas tant, ce n’est plus tant le montant de la taxe ou d’autres prélèvements, que le mépris qu’il affiche envers les moins bien lotis, rendus responsables de leur sort. Ce déni de reconnaissance, de commune humanité et de commune socialité, n’est pas pardonnable. Face à lui on retrouve le sens du commun. Là où il n’y avait plus qu’isolement et désolation on ressent à nouveau la chaleur et la joie d’être ensemble. Comme dans les mouvements des places, il y a quelques années, c’est aussi ce sentiment qui alimente ce qu’on pourrait appeler le mouvement des carrefours ou de la supposée « plus belle avenue du monde ». Mais une autre dimension, inédite, entre en jeu. Les divers mouvements des places visaient le plus souvent à abattre des dictatures locales. Les gilets jaunes s’en prennent à un pouvoir démocratiquement élu, à l’occasion d’une mesure dont l’enjeu est d’ampleur mondiale : la transition énergétique. À quoi il faut ajouter que se sentant trahis par les élus, étant d’ailleurs massivement abstentionnistes, radicalement « horizontalistes » à l’exact opposé de la verticale du pouvoir affichée par le président Macron, ils refusent toute représentation même issue de leurs rangs. Personne n’est habilité à parler à leur place. Mais face à la multiplicité des problèmes soulevés, comment pourraient-ils parler d’une seule voix et ne pas multiplier des revendications nécessairement contradictoires ?
C’est ici que les analyses développées depuis quelques années par des centaines d’intellectuels alternatifs, théoriciens ou praticiens, français ou étrangers, qui se réclament du convivialisme, peuvent se révéler utiles. Par delà leurs divergences politiques et idéologiques, unis par le sentiment de l’urgence face aux risques d’effondrement planétaire, climatique, écologique, économique, démocratique et moral, ils ont en partage quatre principes qui devraient servir de cadre à toute revendication politique. Le principe de commune humanité s’oppose à toutes les discriminations. Le principe de commune socialité affirme que la première richesse pour les humains est celle des rapports sociaux qu’ils entretiennent, la richesse de la convivance. Le principe de légitime individuation pose le droit de chaque humain à être reconnu dans sa singularité. Le principe d’opposition maîtrisée et créatrice affirme qu’il faut « s’opposer sans se massacrer » (M. Mauss). Tout ceci ne fait pas à soi seul, et de loin, un programme politique. Mais de ces principes il est possible de dériver au moins deux séries de propositions qui semblent particulièrement pertinentes dans le contexte actuel.
En premier lieu, il est clair que tant l’extrême richesse que la misère rendent impossible l’application de ces quatre principes. Dans la mesure où c’est l’explosion des inégalités qui est le premier facteur du dérèglement climatique et écologique, la transition écologique ne pourra s’effectuer que si - principe de Rawls généralisé - elle préserve, au minimum, les conditions matérielles de vie des moins bien lotis (et les améliore, au contraire dans les pays pauvres) et mette à contribution d’abord les plus riches. Augmenter le prix de l’essence, et en particulier du diesel, est nécessaire mais n’est socialement acceptable que si cette augmentation est compensée par une augmentation au moins proportionnelle des bas revenus. Dès cette année il est possible d’engager 40 milliards d’euros au bénéfice des ménages les plus modestes en réaffectant dans le projet de Loi de Finances pour 2019 une partie des avantages exorbitants dont vont bénéficier les entreprises. En effet, le « crédit d’impôt emploi-compétitivité » (CICE) – égal à 6 % du montant des salaires inférieurs à 2,5 fois le Smic versés par les entreprises en 2018 – sera versé pour la dernière fois en 2019, pour un montant de l’ordre de 20 milliards. Il sera remplacé la même année par une baisse des cotisations sociales patronales du même montant. Si bien que, en 2019, les entreprises recevront deux fois le CICE ou son équivalent : 40 milliards, du jamais vu ! Mais, plus généralement, c’est une véritable politique des revenus, durable, qui garantisse à tous, inconditionnellement, un revenu minimum décent qu’il s’agit d’instaurer dans le cadre d’une politique active de lutte contre l’exode fiscal, ce qui passe sans doute par une substitution progressive d’un impôt sur les patrimoine (sur l’actif net) à l’impôt sur le revenu, trop aisément délocalisable et dissimulable.
Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes rend évident ce que tout le monde ressentait déjà : notre système de démocratie représentative parlementaire est à bout de souffle. Cela n’implique pas qu’il faudrait se passer de toute forme de représentativité, au risque de basculer dans le chaos et l’impuissance collective. Mais il nous faut inventer de nouvelles formes d’équilibre entre démocratie représentative, démocratie d’opinion et démocratie directe. Cette dernière pourrait se déployer dans le cadre d’une généralisation de Conventions de citoyens (ou de Conférences de consensus) ayant pour finalité d’éclairer les décisions majeures en matière de politiques publiques ; complétée éventuellement par le tirage au sort annuel d'une Chambre de 500 citoyens – qui pourrait être une quatrième Chambre en plus de l’Assemblée nationale, du parlement, du Conseil économique, social et environnemental. Cette Chambre serait dotée du pouvoir de convoquer un référendum si le Parlement adopte des décisions contraires aux conclusions des Conventions de citoyens. De telles conventions existeraient au plan local, régional et national. Leurs travaux et discussions seraient relayés par la télévision.
« S’opposer sans se massacrer » énonce le quatrième principe convivialiste. Autant dire qu’il ne pourra y avoir d’évolution sociale et démocratique positive que non violente, ce que revendique très justement la majorité des gilets jaunes. Reste à savoir comment conserver ou alimenter l’unité de ceux qui, comme nombre de gilets jaunes sans doute, se reconnaissent dans les principes et les propositions présentés ici. Une solution, adoptée par tout un ensemble de réseaux civiques et écologiques est d’arborer un badge, un badge avec le mot AH !, un nom qui n’appartient à aucun groupe particulier mais à tous, à tout le monde et à personne. Ah !, comme avancer en humanité, anti-hubris, alter humanisme. Contre la folie des grandeurs, de l’argent, du pouvoir et des idéologies (www.ah-ensemble.org)

Le club des convivialistes réunit en France deux centaines d’intellectuels, théoriciens et praticiens. Pour en savoir plus, vous pouvez lire Le Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance (Bord de l’eau, 2013) qui a été traduit dans une dizaine de langues.
  • www.lesconvivialistes.org
  • mercredi 7 novembre 2018

    Mémoire et histoire, et la nécessaire distinction des ordres

    Il est des jours où vous vous demandez si vous êtes bien éveillé, si vous n'avez pas la berlue ou si vous n'êtes pas entré dans l'ère des grandes régressions. Qu'on puisse songer à honorer la mémoire du Maréchal Pétain aux côtés des autres héros et maréchaux de la Grande Guerre, dont il fait incontestablement partie, est une idée si étrange - c'est vraiment le moins qu'on puisse dire - qu'on se demande franchement ce qu'il lui prend, à notre président. N'avait-il pas travaillé, et sérieusement paraît-il, aux côtés de Paul Ricoeur et collaboré à la rédaction de La mémoire, l'histoire, l'oubli ? Aurait-il oublié la différence première entre le travail de l'historien, la démarche scientifique qui lui est propre et qui laisse place au sens de la complexité et le travail de la mémoire, qui est social et politique, et, par conséquent, d'une toute autre nature ?
    Ici, il ne s'agit pas de connaître, mais de conserver le souvenir, et désormais, hélas, c'est généralement le souvenir du pire, tel qu'il s'incarne dans des actes dont des hommes furent très précisément responsables. L'idée qu'on puisse séparer le héros qu'ils ont pu être à un moment de leur vie des grands crimes qu'ils commirent par la suite, fut-ce dans le déclin de leur grand âge, est politiquement, socialement et mémoriellement, non seulement une erreur, mais surtout une faute - une faute grave de surcroît, dès lors qu'elle conduit à la division, à la polémique et non au rassemblement. Pour le dire en bref, la politique de la mémoire, avec ses rites, ses commémorations et ses récits, obéit à des raisons éthiques en vu d'unir les citoyens autour d'un socle de valeurs communes indiscutées et qui sont appelées à être transmises. La recherche de la "vérité" historique - en réalité, c'est bien davantage une interprétation - n'a que faire de cette vocation, dès lors que la connaissance est, en sciences humaines, controversée, sujette à discussion et objection. Si de nombreux historiens protestent ce soir, et je me joins à eux, ce n'est pas pour des raisons morales ni pour s'indigner, mais, et selon des arguments principalement épistémologiques, pour dénoncer une confusion et, là c'est moi qui parle, rétablir la distinction pascalienne des ordres qui est si nécessaire à la paix sociale. Car, au bout du compte, c'est cela qui est en jeu et qui est inutilement ébranlé.

    vendredi 15 juillet 2016

    Nice

    Les corps, recouverts à la hâte de nappes de restaurant, jonchent la chaussée ensanglantée face à l'une des plus belles baies du monde. Après Paris et après d'autre villes, Alep, Bagdad, Istanbul - s'en est-on assez émus ? - Nice est devenue, ce soir, une sorte d'Oradour-sur-Glane.
    Il n'est plus de lieu, il n'est plus d'instant où ne puisse se commettre l'insoutenable massacre des innocents. Cette époque de l'horreur ordinaire a déjà commencé et elle va durer et franchement nul ne sait comment l'affronter et y résister. Cette nuit, nous ne dormirons pas et demain non plus hélas. Et c'est de nouveau, l'effroi et le deuil et l'immense compassion pour les morts, les blessés et leurs familles.
    Les étoiles et la lune scintillent encore à cette heure dans le ciel et le soleil demain se lèvera mais que ferons-nous de leur pauvre lumière ? Où la trouverons-nous ? En nous, si fragiles, si vulnérables, il le faudra bien. Mais que ce soit en commun, sans distinction entre les morts lointaines ou proches.