Conférence donnée au Barreau de Rouen, le 26 août 2021
Que le secret doive être protégé de toute indiscrétion, cela va de soi : il est de la nature même du secret de ne pas être divulgué. Le secret désigne une information confiée à une personne spontanément choisie dans le cadre de relations privées, et cette confidence voue au silence le dépositaire qui devra rester muet comme une tombe. La sphère de ceux qui le connaissent sera peut-être élargie aux proches, et le secret connu pourra être sordide, à l'instar de ces « secrets de famille » qui couvrent d'une ombre glauque des actes ou des faits voués à une clandestinité toxique, parfois de générations en générations. S'y associent alors, non plus la confiance et la discrétion, mais le mensonge, l'hypocrisie ou le non-dit pathogène. Oscillant entre le souhaitable et l'inquiétant, ce qui doit être protégé ou au contraire dénoncé, avec généralement quelque chose de lourd et d'ombrageux, le secret se présente comme un objet à double face. Mais que le secret doive faire l'objet d'une protection d'ordre public parce qu'il est lié à un intérêt social majeur, voilà qui va à l'encontre de nos idées premières. Tel est pourtant le cas dans le domaine du droit qui consacre, autant par la loi que par la jurisprudence, la nécessité de protéger le secret. Le Code pénal punit l'atteinte au secret des correspondances (art. 226-15) autant que la violation le secret professionnel. S'agissant du secret défense, également protégé par le Code pénal, et dont l'importance ne saurait être ignoré, il est davantage de nature politique. Le secret professionnel, auquel nous nous intéresserons principalement, prononce un interdit. Le code pénal punit, en effet, « la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire » (art 226-13). Du fait de son caractère inviolable, il connaît peu d'exceptions.
Il y a là quelque chose qui heurte nos idées socialement partagées, surtout à une époque qui voit dans la transparence une sorte de bien en soi, tout de nos vies étant appelé à se montrer, à s'exhiber, à s'exposer, au détriment de l'attachement autrefois accordé à l'intimité, à la discrétion et, au plan des principes, à l'inviolabilité de la sphère privée. Et lorsque s'y ajoute la divulgation (souvent par voie littéraire) d'actes quasi incestueux commis par certaine personnalité notoirement connue dont les proches se sont toujours tus, la fureur est à son comble. Reconnaissons-le : aujourd'hui le secret n'a pas bonne presse !
Bien qu'il en soit ainsi, nous sommes cependant attachés à l'assurance que ce que nous dirons dans un cabinet médical ou dans le bureau d'un avocat ne sortira pas de l'enceinte de ces murs. Nous nous trouvons ainsi confrontés à une série de paradoxes et de tensions contradictoires : d'une part, l'attachement à la protection juridique de la parole confiée dans l'espace clos de relations à la fois personnelles et professionnelles, et l'ambiguïté que nous entretenons généralement à l'endroit du secret qui, selon les cas, doit être scrupuleusement conservé ou, au contraire, dénoncé. Rapportées à la réalité des situations et des rapports humains, aux conflits et dilemmes qu'ils engendrent, les solutions qui se présentent – ce qu'il y a lieu de faire - sont rarement aussi claires et simples qu'on le souhaiterait. On le voit à propos des dons de gamètes ou de l'accouchement anonyme où la demande de vérité et d'accès à des informations tenues secrètes paraît tout à la fois légitime et source de problèmes complexes, éthiques et psychologiques.
Pour clarifier les choses, remarquons cependant ceci : le secret que le droit protège n'est pas de nature politique, il porte sur des relations professionnelles qui, sans cette assurance de discrétion, ne sauraient s'exercer convenablement. À l'inverse, le propre d'une société, constituée en corps politique, est de laisser le moins de place possible au secret, les politiques menées par l'État étant précisément des politiques publiques, appelées à être connues des citoyens et de leurs représentants (mises à part ce qui relève de la défense nationale) afin qu'elles fassent l'objet de débats, de discussions informées. Le secret que le droit protège ne relève pas de cet espace de publicité qui est le propre d'une société politique, laquelle est portée par nature à l'exclure ou à ne lui accorder qu'une place extrêmement restreint et souvent contestée (au titre du « secret défense »).
Ajoutons ceci : un des aspects distinctifs de la société démocratique libérale, c'est qu'elle s'interdit (à certaines exceptions près, légalement encadrées) de s'introduire dans la vie privée des individus laquelle, du point de vue de l'État, a pour vocation de rester secrète, clandestine, inviolable. Or c'est cette même vie privée qui aujourd'hui s'expose publiquement sur les réseaux sociaux. Cet appétit pour l'exposition publique de soi va à l'encontre de l'ethos du secret, de sorte que nous avons de plus en plus de mal à comprendre l'importance sociale du secret. Il en résulte que la protection que la loi lui accorde devient de plus en plus suspecte et contestée. On l'a vu récemment lors d'affaires hautement controversées mettant en cause des ecclésiastiques tenus au secret de la confession, dont le silence fut interprété comme une complicité coupable, passible de poursuites et de condamnations judiciaires. Les cas sont pourtant d'une complexité que l'opinion publique n'est nullement disposée à accepter, moins encore à examiner. Quant à l'inviolabilité de la vie privée, elle est hautement remise en cause par la multiplication des lois sécuritaires, issues de la lutte contre le terrorisme et, bien qu'elles réduisent dangereusement nos libertés fondamentales, elles sont généralement acceptées par une large majorité de citoyens. Là encore, la part laissée au secret, et, notons-le, à nos libertés, recule.
Au terme de cette introduction – trop longue au regard des règles de l'art – nous pouvons dégager trois éléments saillants : la protection juridique dont bénéficie le secret, compris comme secret professionnel ; l'exclusion du secret de l'espace politique qui est, essentiellement, un espace de manifestation ; l'hostilité croissante de la société à la « valeur » du secret, qu'il s'agit, cependant, de restituer pour des raisons qui ne sont pas seulement juridiques.
La protection juridique du secret professionnel
Le professeur de droit, Hugues Moutouh, rappelle que le secret est « l'une des questions de droit les plus étudiées et les plus prisées des juristes ».1 En même temps, et paradoxalement, force est de constater que « la doctrine contemporaine ne s'est jamais vraiment intéressée au sujet.»2 Précision nécessaire, le secret dont parle le droit ne concerne pas le secret envisagé dans ses différents aspects (auxquels s'intéressera le psychologue, le philosophe ou le moraliste), mais uniquement le secret professionnel. Et Hugues Moutouh de citer les propos d'E. Garçon, commentant l'article 378 de l'ancien code pénal : « Le secret professionnel a uniquement pour base un intérêt social [souligné par moi]. Sans doute sa violation peut causer un préjudice au particulier, mais cette raison ne suffirait pas à en justifier l'incrimination. La loi la punit parce que l'intérêt général l'exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur un défenseur, le catholique un confesseur, mais ni le médecin, ni l'avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n'étaient assurées d'un secret inviolable. Il importe donc à l'ordre social que ces confidents nécessaires soient astreints à la discrétion, et que le silence leur soit imposé, sans condition ni réserve, car personne n'oserait plus s'adresser à eux si on pouvait craindre la divulgation d'un secret confié. Ainsi l'art. 378 a pour but, moins de protéger la confidence d'un particulier, que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. »
La notion de « confident nécessaire » est à distinguer du confident-ami choisi par ses qualités personnelles de discrétion : ici la confidentialité requise relève autant de la déontologie que du droit. Le devoir auquel est soumis l'avocat, le médecin ou le prêtre ne procède pas d'une relation d'amitié, et s'il répond à une obligation morale (impliquant le respect de la personne), il s'agit, d'abord et avant tout, d'une nécessité commandée par le bon exercice de sa charge. De là vient que le secret professionnel relève d'un « intérêt social », d'un « intérêt général », consacré par le droit.
« Le seul cas où il existe une obligation qui peut amener à révéler des informations à caractère secret par un dépositaire soumis au secret professionnel, c'est l'obligation d'assistance à personne en péril, plus communément appelée « assistance à personne en danger ».
On sait les débats, souvent houleux, qu'a suscité la question de savoir si « le confident nécessaire » est tenu à la violation du secret lorsqu'il vient à être informé, dans l'exercice de ses fonctions, de violences et atteintes sexuelles commises sur mineur ou personne vulnérable3. Malgré qu'on en ait, le sujet est « épineux » et pose des questions difficiles qui exigent une contextualisation où se confrontent divers arguments et solutions recommandables selon les acteurs en présence et les situations (le cas ne sera pas le même selon qu'il s'agit d'un ecclésiastique ou bien d'un médecin par exemple). Le fait est, cependant, que plusieurs affaires récentes, hautement médiatisées, mettant en cause le silence d'évêques face aux actes de pédophilie commis dans l'Église catholique dont ils auraient eu connaissance4 (mais de quelle manière ? Il importe de le savoir) ont considérablement mis à mal la valeur que la société accorde au secret professionnel auquel, n'en déplaise à certains, sont également tenus les ministres des cultes. Le secret de la confession n'est pas à prendre à la légère. Mais sommes-nous encore capables collectivement d'en reconnaître le sens et les exigences ? Envisagé d'un point de vue, non pas canonique ou théologique, mais strictement juridique (au sein même de l'État laïque) les choses, pourtant, sont assez claires. Le secret qu'un ecclésiastique est amené à connaître dans l'exercice de son ministère sacerdotal – soit par la confession, soit autrement, le mode d'obtention de l'information étant indifférent – relève du secret professionnel (selon une jurisprudence établie de longue date). À ce titre, il doit rester caché et tu.
Ainsi que le rappelle le professeur Hugues Moutouh : « Aucune loi en effet ne prévoit de façon générale et absolue que toute personne ayant connaissance d'agressions sexuelles sur mineur doive impérativement les dénoncer. Ne sont aujourd'hui envisagés que des textes catégoriels qui visent quasi exclusivement les personnes participant aux missions du service de l'aide sociale à l'enfance et les assistants de service social. Seuls ces professionnels sont soumis à une véritable obligation de signalement. Ils constituent les uniques cas pour lesquels « la loi en dispose autrement », au sens de l'art. 434-3 c. pén. N'est-ce pas d'ailleurs ce que la circulaire du 14 mai 1993 laissait déjà entendre ? Il y est clairement expliqué que le législateur a voulu exclure expressément des dispositions de l'art. 434-3 les personnes tenues au secret professionnel, « ce qui implique que la décision de signalement est laissée à la seule conscience de ces personnes ».
Cette position n'est cependant pas entièrement partagée par l'ensemble des juristes, et certaines décisions de justice portant sur des affaires de pédophilie ont condamné des évêques pour non dénonciation de crime sur mineur dont ils avaient eu connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Voir en particulier la condamnation de l'évêque de Bayeux, Monseigneur Pican, à 3 mois de prison avec sursis, par le Tribunal correctionnel de Caen, le 4 septembre 2001. On a pu discuter l'opportunité du fondement retenu par le Tribunal de Caen, et le prélat – le premier à être condamné dans ce genre d'affaires -, bien que contestant le bien-fondé de sa condamnation, renonça à faire appel de la décision par respect pour les victimes. Étonnement dans l'affaire du cardinal de Lyon, Philippe Barbarin, condamné en première instance, en 2019, par le Tribunal correctionnel de Lyon, à 6 mois de prison avec sursis, puis relaxé, en 2020, par la Cour d'appel de Lyon (pourvoi rejeté, en 2021, par la Cour de Cassation), à ma connaissance, il n'a pas été question du secret professionnel. Néanmoins, par « compassion pour les victimes », le prélat se mit en retrait du diocèse dont il avait la charge. Notons au passage en quelle manière la stricte application des principes de la justice pénale se trouve ici ébranlé par le surgissement de l'éthique de la compassion et la priorité accordée aux victimes. Les choses deviennent encore plus difficiles lorsqu'elles interviennent au sein d'une institution qui prône l'amour sacrificiel du prochain. Mais c'est là, convenons-en, un tout autre sujet5.
Il ne saurait exister de politique du secret
Nous avons donc là un interdit fort, assujetti, cependant, à des exceptions très encadrées et catégorielles. La seconde chose que je voudrais montrer porte sur l'exclusion, par nature, du secret de l'espace politique. Si l'interdiction de divulguer des informations portées à la connaissance de personnes tenues par le secret professionnel s'impose dans le cadre de relations régies par la loi, le silence exigé (où tout doit rester caché et tu) s'oppose radicalement à la transparence que requiert l'espace politique lequel est un espace de manifestation et de discussion. La société se constitue comme corps politique lorsque les citoyens, régis par des rapports d'égalité, sont appelés à participer, directement ou indirectement, aux affaires publiques. Cette participation n'est possible que s'ils s'apparaissent visiblement les uns aux autres pour entrer dans une confrontation réglée par l'art de la rhétorique et de l'argumentation raisonnable. Cet espace s'est constitué une première fois, à l'âge classique, à Athènes, introduisant une distinction sans précédent entre la monarchie ou l'oligarchie et la démocratie. Or pour s'exercer correctement, la démocratie exige l'accès le plus large possible aux informations disponibles, le débat étant lui-même un débat public. Ce qui se cache ou se trame dans le secret est, par nature, opposé à la relation politique et est appelé à être exposé, et parfois dénoncé, au grand jour.
C'est la leçon paradoxale de Machiavel d'avoir reconnu publiquement la nécessité pour le prince bon d'entrer, les circonstances l'exigeant, dans la nécessité du mal. Ce faisant, il prétendait, au chapitre 18 du Prince, n'avoir rien fait d'autre que de dire publiquement « ce que les Anciens avaient enseigné à mots couverts ». En somme, pour le reprendre les mots de Jean Giono, tout le péché de Machiavel est d'avoir « vendu la mèche ».
Il existe, sans doute, des limites à ce principe de publicité lequel a suscité des débats véhéments lors de l'affaire Wikileaks ou suite à la révélation par Edward Snowden des méthodes de surveillance généralisée pratiquées par les agences de renseignement américaines. C'est à l'occasion de ces affaires que certains ont pu parler de « tyrannie de la transparence ». Le recours à l'argument de la sécurité intérieure et extérieure (le « secret défense ») ne saurait, toutefois, conduire à faire de l'État démocratique un « Deep State », dirigé par des officines clandestines, n'ayant de compte à rendre à personne. Souvenons-nous de ces lieux de détention secrets que les États-Unis, la CIA en particulier, ont établi en Irak en Afghanistan et à Cuba où, dans la violation du droit, ont été pratiqué au lendemain du 11 septembre 2001 des actes de torture qu'une commission sénatoriale américaine dénoncera, en 2014, dans un rapport porté à la connaissance de tous. Le principe démocratique de publicité est inséparable du principe de responsabilité, lequel signifie par définition que les dépositaires de l'autorité publique doivent rendre compte de leur action devant les citoyens6. Le mot anglais accountability exprime cette exigence de façon plus explicite que le français.
Un des principaux moyens d'accès à la connaissance est assurée par la presse dont les sources d'information sont protégées par la loi. Le point important, c'est que l'action politique a pour vocation à être rendue publique, à entrer dans le monde visible des apparences. De là vient que le secret n'y a pas sa place, ou, du moins, une place aussi restreinte que possible. Seul cet espace d'apparences accorde aux citoyens la confiance qu'ils ne sont pas les dupes de manipulations clandestines (le complotisme se nourrit de cette imagination) ou d'actions contraires à la loi et à l'intérêt général.
Si nous avions le temps, c'est ici qu'il conviendrait d'introduire une réflexion sur le rôle social des lanceurs d'alerte et de la nécessité de leur accorder, dans la législation française, un statut plus protecteur.
Alors que certaines relations professionnelles ne peuvent s'exercer avec confiance que si le secret est garanti, la confiance que les citoyens accordent aux institutions requiert que le secret en soit banni. La question principale que pose le secret est donc celle de la confiance et de ses conditions d'exercice.
Certaines relations (professionnelles) posent un interdit sur la divulgation d'informations, alors que d'autres (politiques) exigent que l'information soit portée à la connaissance de tous. On le voit, tout dépend d'où l'on parle et de la situation dont il s'agit.
La primauté de la lumière
Le secret se pense à l'entrecroisement de la clandestinité et de la publicité, de la parole et du silence, de l'ombre et de la lumière. Mais privilège est donné dans la tradition occidentale, et cela depuis l'origine de la philosophie, à la lumière, à la connaissance, à la vérité, à ce qui se montre à l'oeil et se donne à voir à tous et si ont bel et bien existé, à certaines époques, des courants de pensée ésotériques (comme la gnose), ceux-ci sont toujours restés marginaux en comparaison de la nature oecuménique, universelle et égalitaire, de la contemplation théorétique, de la révélation chrétienne et de la connaissance scientifique. Toutes ont ceci en commun d'apparaître et de se transmettre dans la grande clarté du jour. Il en va de même de l'essence du politique qui ouvre à la pluralité des hommes un espace commun d'apparition, de manifestation et de discussion publique. Tout le malheur du secret vient de là : il n'est pas du côté de la lumière. Il ne se voit pas, il s'entend. Et ceux qui sont voués à communiquer par l'oreille, ce sont les aveugles. Dans notre imaginaire collectif, le monde du secret est celui de la cécité et, tout porte à le craindre, du crime et complot. Dans la nuit, Dieu sait quelle infamie peut se tramer !
Reste – et tout particulièrement à notre époque – qu'il est essentiel de ménager entre les hommes un espace de confidentialité, de promouvoir l'importance de l'intime, du for intérieur, du quant à soi, de ce qui est appelé à rester dissimulé et qui échappe, dans nos vies privées, à la sphère de contrôle de la société et de surveillance de l'État, une zone d'ombre et d'ambiguïté, parce que tout ce qui se montre n'est pas à prendre pour argent comptant (grande leçon des moralistes!). Comme on le sait, toute vérité n'est pas bonne à dire, ni la connaissance toujours sans danger.
Le grand mérite du droit est d'accorder une importance sociale considérable au secret. Ce faisant, volontairement ou non, nous sommes invités à résister au diktat de la transparence et, j'ajouterai de la sincérité (aussi indécidable et invisible que le désintéressement absolu), qui rend l'idée même de secret de moins en moins socialement acceptable. Il n'est pas certain, cependant, on l'a u, que les juristes échappent toujours à l'influence de l'opinion publique et ne soient appelés à accompagner l'évolution des mœurs et des représentations qui regardent cette notion d'un œil toujours plus mauvais.
Néanmoins, ce que l'école du secret nous apprend et qu'il nous faut âprement protéger de tout ce qui aujourd'hui conduit à le réduire et à le mettre en cause, c'est la réserve intérieure nécessaire sans laquelle rien de ce qui est ne peut s'épanouir, et cette leçon métaphysique vaut pour l'être humain également. La lumière et la vie ne peuvent jaillir que de leur fond inaccessible à tout regard – nul ne peut voir le soleil ni la mort de face - à la manière de la libéralité divine qui s'enracine dans le secret du Dieu caché. Moïse ne pouvait voir que le dos de Dieu, mais non son visage. Psychanalytiquement, le secret renvoie à l'invisibilité de l'inconscient qui n'apparaît que par des signes à déchiffrer. Ajoutons que la préciosité de la vie se nourrit de la mortalité assumée qui en est le grand secret, sans quoi, on vit, on meurt et voilà tout !
Oui, le secret mérite qu'on s'y attache et qu'on le préserve, et pas seulement pour des raisons sociales et juridiques.
Je vous remercie de votre attention.
____________________
1. « Secret professionnel et liberté de conscience : l'exemple des ministres des cultes », Recueil Dalloz, 2000 p. 431.
2. Ibid.
3. L’article 434-3 du code pénal punit « le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur […], de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé ». Le secret professionnel introduit, cependant, une exception à cette obligation, laquelle fait, à son tour, l'objet d'exceptions.
4. Voir Claire Roca, « Secret de la confession, secret professionnel et atteintes sexuelles sur mineur »,
https://www-labase-lextenso-fr.bcujas-ezp.univ-paris1.fr/imprim...
5. Une manière de s'y prendre serait de partir de la distinction pascalienne des ordres, la justice appartenant à l'ordre de la chair, la compassion à l'ordre de l'amour et de la charité, lesquels sont séparés non seulement par un abîme, mais par l'abîme d'un abîme.
6. Cf. l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : « La Société a droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
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mercredi 1 septembre 2021
dimanche 24 septembre 2017
L'avocat et le mensonge
Voici la communication que j'ai présentée hier à l'Institut de la Défense Pénale à Marseille, lors d'une journée consacrée à « L'avocat et le mensonge ». Parmi le public se trouvaient certains des pénalistes les plus célèbres du barreau, François Saint-Pierre, qui assure avec Philippe Vouland la co-direction de l'Institut, Daniel Soulez Larivière, Antonin Lévy, Clarisse Serre, et d'autres encore. Une gageure donc pour le Candide que je suis sur ce sujet. Aurait-on demandé à ces avocats de participer à un colloque sur La Science de la Logique de Hegel ou sur la Critique de la Raison Pure de Kant. J'ai fait de mon mieux - vous en jugerez.
Un cabinet d'avocat n'est pas un confessionnal. L'espace, clos et protégé certes, s'apparente davantage à une « salle de crise ». Ce n'est pas l'aveu et la rémission de ses péchés qu'on vient y chercher, c'est une stratégie qui s'élabore entre l'avocat et son client et ce n'est pas l'établissement de la vérité qu'on poursuit mais le succès escomptable dans une procédure judiciaire spécifique. Précisons que les remarques ici présentées s'adressent principalement à l'avocat pénaliste. En droit public par exemple, la vérité, c'est la légalité, l'adéquation aux normes, non pas aux faits.
Le « client » - ainsi est-il nommé puisqu'il devra acquitter – sans jeu de mots ! - une facture correspondant au prix d'une prestation de service – n'a pas à prêter serment et à jurer de dire la vérité, toute la vérité, même s'il a tout intérêt à apporter à son conseil tous les éléments en sa possession. Telle est la condition pour qu'il puisse bénéficier de la meilleure défense et que celle-ci ne soit pas prise au dépourvu par quelque révélation intempestive et désastreuse. Si le mensonge pur et simple, la falsification grossière des faits est à éviter, ce n'est pas pour des raisons « morales », tenant à un impératif catégorique de dire la vérité en toutes circonstances, mais parce qu'une telle falsification s'expose à une réfutation aux conséquences imprévisibles. La première de ces conséquences est de réduire en poudre l'argumentaire présenté et d'ébranler la crédibilité de son auteur. Le mensonge dévoilé risquant d'être interprété comme un aveu implicite de culpabilité. Mauvaise pioche !
Le mensonge ruine la confiance entre les interlocuteurs et sape la valeur de leur parole, tel est son premier méfait et cette conséquence n'est pas à prendre à la légère. Au reste, le mensonge est susceptible de toute une série de variations, depuis l'omission qui passe sous silence les faits qu'on sera seul à connaître jusqu'à cette négation éhontée de la vérité qui niée avec une assurance tranquille a toujours quelque chose de déroutant. Souvenez-vous de Chirac face à Mitterand lors du débat de l'entre-deux tour des élections présidentielles de 1988. Les yeux dans les yeux Chirac a menti. Alors que l'affaire des otages français au Liban empoisonne la campagne électorale, François Mitterrand reproche à son Premier ministre d'avoir libéré le diplomate iranien Gordji, impliqué dans les attentats de 1986. Chirac joue les vierges effarouchées: « Pouvez-vous contester ma version des choses en me regardant dans les yeux ? » «Dans les yeux je la conteste», répond froidement Mitterrand. On dira que c'est de la politique. Soit ! L'échange reste un cas d'école. Néanmoins, sans un minimum de confiance – et la confiance a tout de même à voir avec la vérité, avec le sentiment que votre interlocuteur ne cherche pas à vous tromper, à vous manipuler, et qu'il vous dit la vérité, du moins « la sienne » - sans un minimum de probité, sans respect des règles du jeu qui admet que certains coups sont permis mais pas tous, le système judiciaire ne pourrait tout simplement pas fonctionner. Au-delà du respect des règles déontologiques, tout se passe dans une improvisation permanente et dans un équilibre réfléchi, issu de l'expérience et de la sagesse pratique. J'imagine l'avocat chevronné comme une sorte de funambule, pas nécessairement sur le fil du rasoir, mais négociant et cherchant un compromis raisonnable entre des principes qui, dans certains cas, pourront s'opposer et gardant pour lui-même les leçons de l'expérience (sauf éventuellement s'il se trouve face à une assemblée de pairs comme celle-ci !)
Le monde des fictions
L'avocat est si peu tenu de connaître la vérité que c'est là une question - « avez commis les actes qui vous sont reprochés ? » - qu'il ne pose jamais à la personne qu'il a pour charge de représenter et de défendre. Je gage que François Saint Pierre n'a jamais demandé à Maurice Agnelet s'il avait ou non fait disparaître le corps d'Agnès Le Roux et l'on sait dans quel labyrinthe inextricable de silences et de mensonges s'est fourvoyé l'affaire Grégory. Il nous en dira plus peut-être. Ce n'est pas cela qui surprend ou qui choque, mais l'incapacité des enquêteurs à venir à bout du mystère, malgré les efforts consacrés. L'histoire judiciaire est faite de ces histoires, pleines de secrets et de sombres recoins, même si à l'avenir celles-ci deviendront de plus en plus rares. Nous y reviendrons.
L'avocat n'est pas le dépositaire de La Vérité, écrite en majuscule, qu'il devra ensuite défendre face à d'autres vérités, tout simplement parce que l'idée même de vérité, dans son unicité, s'oppose à de semblables controverses et qu'elle n'est pas une affaire d'arguments mais de preuves objectivement irréfutables. Malgré tous les apports de la méthode scientifique pour éclairer les enquêtes judiciaires, et quels que soient les incontestables succès rencontrés, le monde de la justice n'est pas celui de la science. L'avocat n'est pas seulement un technicien du droit. Il est aussi l'interprète de la réalité, et lorsqu'il plaide l'auteur d'une mise en scène, d'un scénario narratif qui laisse place à toutes les inventivités de l'imagination, de la rhétorique, de la rouerie technique aussi, récit qui s'opposera à d'autres scénarios narratifs, dans une joute où il s'agit de peser lourd et d'être le plus convaincant. La connaissance des faits n'est rien sans leur scénarisation et cette scénarisation inscrit les faits, pour autant qu'ils sont connus, dans un contexte, une histoire, un parcours particulier qu'il faut reconstruire et où l'emporte avant tout la subjectivité des individus en présence. L'idée étant que la vérité judiciaire se dégagera de cette confrontation des arguments, de ces scénarios parfois si différentes parce que chacun aura parlé à partir de sa « vérité » propre.
De là vient que la salle d'audience ressemble tant à un théâtre où chacun joue le rôle qui lui a été assigné. La fascination qu'exerce le procès, et en particulier certains procès d'assises, tient à cette invention de la réalité par des acteurs qui occupent des fonctions spécifiques, jouent des partitions différentes, racontent des histoires concurrentes face à un jury censé être impartial et dont la vocation est de prononcer un verdict, non pas vrai, mais juste et toujours révisable. De là vient que la vérité juridique diffère de la vérité scientifique, au point qu'on peut se demander si la notion même de « vérité » est appropriée. Le vraisemblable remplace le vrai en soi, et comme on le sait le vraisemblable est le domaine des fictions. Je me souviens encore de l'interminable réquisitoire prononcé par le procureur lors du jugement en appel de Maurice Agnelet à Aix-en-Provence et l'étonnement qui me saisit tout au long de découvrir que la vérité ici n'avait décidément pas sa place. Etait-ce un mensonge qu'il nous servait là ? Non, mais assurément une drôle d'histoire et sacrément tirée par les cheveux, du moins aux yeux d'un Candide comme moi. Ce qui ne l'empêcha pas d'être suivi par le jury et d'obtenir la condamnation qu'il avait demandée. Il est vrai que le cas était singulier, l'espace du procès étant occupé par un vide – un corps absent. Cette absence avait alimenté toutes sortes de fantaisies, de rebondissement, de rétractations, alors que le pauvre avocat de la défense peinait à rappeler les principes élémentaires de la justice, le doute devant bénéficier au prévenu. Rien n'y fit. Au reste, lors d'un procès, la dénonciation du mensonge le plus éhonté sera davantage considéré et présenté (par les journalistes en particulier) comme un rebondissement spectaculaire plutôt que comme l'humiliation publique résultant d'une faute morale.
Cela signifie-t-il que la vérité ou que la recherche de la vérité n'aura pas sa place lors du procès ? Ou encore que tous les moyens sont bons, même le mensonge ou l'accusation trompeuse ? Il y a des limites déontologiques aux moyens que l'avocat peut utiliser, mais ces limites ne sont pas établies par les contraintes qu'imposent l'établissement de la vérité – et qui sont propres à la méthode scientifique : elles sont inhérentes à l'exercice de la justice dont l'un des premiers principes est de ne pas nuire et d'accuser injustement un innocent.
Des droits de la défense encadrés
Voyez ce qu'écrit Maître Pascale Potier-Bourgeois, avocat à la Cour de Nancy, dans un article intitulé : « L'avocat est-il porteur de mensonge ou serviteur de la vérité ? »
L'Avocat ne peut user à l'égard de la Justice ou de ses contradicteurs des stratégies infidèles de Richelieu - pourtant grand clerc ! - qui prétendait que "pour tromper un rival, l'artifice est permis, on peut tout employer contre ses ennemis". L'avocat doit mener son combat loyalement. L'un de nos plus réputés prédécesseurs l'exprimait sans ambiguïté ni ambages : "tout défenseur qui affirme des faits qu'il sait inexacts peut être un rhéteur habile, un orateur éloquent, mais ce n'est pas un avocat" (Labori, "les Réformes de l'Instruction" in Le journal du 16 Janvier 1909).
Cette éthique, dont l'origine religieuse s'est progressivement estompée pour se muer en véritable déontologie professionnelle, est contenue dans notre serment, dont la première expression remonte à 1274.
"... la probité... l'amour de la vérité... est la base de notre (leur) état", ainsi que le précisait le Décret du 14 Décembre 1810 rétablissant l'Ordre des Avocats après la période révolutionnaire.
Plus proche de nous, la Cour de Cassation, dans un arrêt de 1984, rappelle que "si les prévenus ne sont pas tenus de dire la vérité et peuvent organiser leur défense par des déclarations mensongères, les avocats ne peuvent invoquer les droits de la défense pour user de ces procédés prohibés". Faire respecter les droits de la défense, même avec passion et acharnement, ne signifie pas pour autant cautionner crime ou malhonnêteté. Et quelle image, du reste, donnerions-nous ainsi à nos clients de la Justice ? !
Car notre état d'auxiliaires de justice nous fait en effet participer à ce service public. Et cette mission ne serait que pantomime si l'avocat, simple mercenaire servile du justiciable, plaidait sans vergogne le faux pour le vrai.
La prohibition du mensonge, loin d'être un colifichet désuet, une obligation formelle vide de sens, est dès lors un garant - au même titre que le secret professionnel - de l'effectivité du rôle qu'il nous appartient de tenir.
Notre mission est d'exprimer cette vérité, celle qu'on a pu découvrir ; vérité partielle, mais qu'il nous appartient de faire triompher contre les vérités de la partie adverse ou de l'accusation, qui ne sont pas davantage absolues."
A mon sens, il s'agit moins de vérités que de « points de vue », dès lors que chacun parle à partir de sa place et remplti la fonction qui est la sienne. Ce qui importe, c'est le poids des arguments, selon qu'ils sont forts ou faibles, convaincants ou non. Et cette force rhétorique des arguments pèse parfois plus lourd que leur vérité ou leur fausseté. Si la notion de vérité garde ici un sens, c'est au sens que lui donnera Me Caroline Mécary dans son exposé : un consensus sur la représentation de la réalité, auquel on peut conduire les interlocuteurs. Une telle conception, proche sous bien des aspects de l'éthique de la discussion de Habermas, présuppose, néanmoins, que les interlocuteurs se comportent comme des acteurs raisonnables, désireux de se mettre d'accord plutôt que de défendre le point de vue de leur client ou de la société qu'ils représentent. Me Clarisse Serre contestera cette approche « irénique » au nom d'une conception bien plus combative des rapports judiciaires. Quoiqu'il en soit, les experts ou les savants occupent une place relativement marginale dans l'exercice de la justice. Une salle d'audience n'est pas plus un colloque académique que la vérité judiciaire n'est une vérité scientifique, et c'est un lieu de confrontation tout autant que de discussion. Force est de reconnaître, néanmoins, que les moyens technologiques dont dispose la justice ont fait évoluer et ont même bouleversé ses pratiques.
La « scientifisation » croissante des enquêtes judiciaires, l'utilisation à grande échelle des moyens de surveillance, élimine progressivement la place du secret et du mensonge, du moins dans l'établissement des faits. Les péripéties pleines de surprise de l'affaire Agnelet ne pourraient plus se produire aujourd'hui, les portables, les ordinateurs, les cartes de crédit auraient parlé et retracé le parcours des protagonistes du drame. Cette intervention croissante de la méthode scientifique dans la police n'est pas nouvelle – comme on le sait, elle date du XIXe siècle - mais elle connaît des développements à la mesure d'un progrès technologique qui est exponentiel. Le but n'est-il pas, à terme, d'éliminer toute possibilité du mensonge, de réduire autant que possible la part d'incertitude, de dissimulation et d'ignorance qui faisait le sel des enquêtes classiques et des procès les plus notoires ? Mais qu'adviendrait-il d'un exercice de la justice qui se limiterait à la sanction de faits établis de façon certaine ? Que penser de cette « dictature de la transparence » qui servirait la recherche de la vérité au détriment de la garantie de nos libertés et de nos droits à la privauté, garantie qui est consubstantielle à un régime démocratique et à la limitation du pouvoir. On peut imaginer qu'à terme les dossiers judiciaires soient remplis par des logiciels experts et le verdict prononcé par l'intelligence artificielle, mais dans ce cauchemar qui n'est plus tout à fait irréaliste, qu'est-ce qui aura disparu ? L'exercice humain de la justice, la place du contradictoire et la possibilité de présenter la réalité à sa guise, voie de mentir – ce mensonge, si humain, dont la casuistique évalue davantage l'opportunité que la gravité et qui, dénoncé, sera davantage considéré comme une erreur tactique, un aveu implicite, que comme une faute morale. Une arme à manier avec précaution donc. Présenter les choses en ces termes n'est pas nécessairement cynique ni dénuée de toute conscience morale. Et elle ne fait pas de l'avocat un mercenaire au service de n'importe quel dossier, une sorte de condottiere moderne dénué de conscience. Au reste, je ne suis pas sûr que la question du mensonge soit aussi importante qu'il y paraît. L'accès au droit plutôt que l'accès à la vérité, voilà qui me semble prioritaire dans une société où les inégalités se creusent et où les mieux défendus sont généralement les mieux lotis. Conclusion un peu « gauchiste », j'en conviens. Mais la justice est aussi une affaire politique. Je vous remercie de votre attention.
Un cabinet d'avocat n'est pas un confessionnal. L'espace, clos et protégé certes, s'apparente davantage à une « salle de crise ». Ce n'est pas l'aveu et la rémission de ses péchés qu'on vient y chercher, c'est une stratégie qui s'élabore entre l'avocat et son client et ce n'est pas l'établissement de la vérité qu'on poursuit mais le succès escomptable dans une procédure judiciaire spécifique. Précisons que les remarques ici présentées s'adressent principalement à l'avocat pénaliste. En droit public par exemple, la vérité, c'est la légalité, l'adéquation aux normes, non pas aux faits.
Le « client » - ainsi est-il nommé puisqu'il devra acquitter – sans jeu de mots ! - une facture correspondant au prix d'une prestation de service – n'a pas à prêter serment et à jurer de dire la vérité, toute la vérité, même s'il a tout intérêt à apporter à son conseil tous les éléments en sa possession. Telle est la condition pour qu'il puisse bénéficier de la meilleure défense et que celle-ci ne soit pas prise au dépourvu par quelque révélation intempestive et désastreuse. Si le mensonge pur et simple, la falsification grossière des faits est à éviter, ce n'est pas pour des raisons « morales », tenant à un impératif catégorique de dire la vérité en toutes circonstances, mais parce qu'une telle falsification s'expose à une réfutation aux conséquences imprévisibles. La première de ces conséquences est de réduire en poudre l'argumentaire présenté et d'ébranler la crédibilité de son auteur. Le mensonge dévoilé risquant d'être interprété comme un aveu implicite de culpabilité. Mauvaise pioche !
Le mensonge ruine la confiance entre les interlocuteurs et sape la valeur de leur parole, tel est son premier méfait et cette conséquence n'est pas à prendre à la légère. Au reste, le mensonge est susceptible de toute une série de variations, depuis l'omission qui passe sous silence les faits qu'on sera seul à connaître jusqu'à cette négation éhontée de la vérité qui niée avec une assurance tranquille a toujours quelque chose de déroutant. Souvenez-vous de Chirac face à Mitterand lors du débat de l'entre-deux tour des élections présidentielles de 1988. Les yeux dans les yeux Chirac a menti. Alors que l'affaire des otages français au Liban empoisonne la campagne électorale, François Mitterrand reproche à son Premier ministre d'avoir libéré le diplomate iranien Gordji, impliqué dans les attentats de 1986. Chirac joue les vierges effarouchées: « Pouvez-vous contester ma version des choses en me regardant dans les yeux ? » «Dans les yeux je la conteste», répond froidement Mitterrand. On dira que c'est de la politique. Soit ! L'échange reste un cas d'école. Néanmoins, sans un minimum de confiance – et la confiance a tout de même à voir avec la vérité, avec le sentiment que votre interlocuteur ne cherche pas à vous tromper, à vous manipuler, et qu'il vous dit la vérité, du moins « la sienne » - sans un minimum de probité, sans respect des règles du jeu qui admet que certains coups sont permis mais pas tous, le système judiciaire ne pourrait tout simplement pas fonctionner. Au-delà du respect des règles déontologiques, tout se passe dans une improvisation permanente et dans un équilibre réfléchi, issu de l'expérience et de la sagesse pratique. J'imagine l'avocat chevronné comme une sorte de funambule, pas nécessairement sur le fil du rasoir, mais négociant et cherchant un compromis raisonnable entre des principes qui, dans certains cas, pourront s'opposer et gardant pour lui-même les leçons de l'expérience (sauf éventuellement s'il se trouve face à une assemblée de pairs comme celle-ci !)
Le monde des fictions
L'avocat est si peu tenu de connaître la vérité que c'est là une question - « avez commis les actes qui vous sont reprochés ? » - qu'il ne pose jamais à la personne qu'il a pour charge de représenter et de défendre. Je gage que François Saint Pierre n'a jamais demandé à Maurice Agnelet s'il avait ou non fait disparaître le corps d'Agnès Le Roux et l'on sait dans quel labyrinthe inextricable de silences et de mensonges s'est fourvoyé l'affaire Grégory. Il nous en dira plus peut-être. Ce n'est pas cela qui surprend ou qui choque, mais l'incapacité des enquêteurs à venir à bout du mystère, malgré les efforts consacrés. L'histoire judiciaire est faite de ces histoires, pleines de secrets et de sombres recoins, même si à l'avenir celles-ci deviendront de plus en plus rares. Nous y reviendrons.
L'avocat n'est pas le dépositaire de La Vérité, écrite en majuscule, qu'il devra ensuite défendre face à d'autres vérités, tout simplement parce que l'idée même de vérité, dans son unicité, s'oppose à de semblables controverses et qu'elle n'est pas une affaire d'arguments mais de preuves objectivement irréfutables. Malgré tous les apports de la méthode scientifique pour éclairer les enquêtes judiciaires, et quels que soient les incontestables succès rencontrés, le monde de la justice n'est pas celui de la science. L'avocat n'est pas seulement un technicien du droit. Il est aussi l'interprète de la réalité, et lorsqu'il plaide l'auteur d'une mise en scène, d'un scénario narratif qui laisse place à toutes les inventivités de l'imagination, de la rhétorique, de la rouerie technique aussi, récit qui s'opposera à d'autres scénarios narratifs, dans une joute où il s'agit de peser lourd et d'être le plus convaincant. La connaissance des faits n'est rien sans leur scénarisation et cette scénarisation inscrit les faits, pour autant qu'ils sont connus, dans un contexte, une histoire, un parcours particulier qu'il faut reconstruire et où l'emporte avant tout la subjectivité des individus en présence. L'idée étant que la vérité judiciaire se dégagera de cette confrontation des arguments, de ces scénarios parfois si différentes parce que chacun aura parlé à partir de sa « vérité » propre.
De là vient que la salle d'audience ressemble tant à un théâtre où chacun joue le rôle qui lui a été assigné. La fascination qu'exerce le procès, et en particulier certains procès d'assises, tient à cette invention de la réalité par des acteurs qui occupent des fonctions spécifiques, jouent des partitions différentes, racontent des histoires concurrentes face à un jury censé être impartial et dont la vocation est de prononcer un verdict, non pas vrai, mais juste et toujours révisable. De là vient que la vérité juridique diffère de la vérité scientifique, au point qu'on peut se demander si la notion même de « vérité » est appropriée. Le vraisemblable remplace le vrai en soi, et comme on le sait le vraisemblable est le domaine des fictions. Je me souviens encore de l'interminable réquisitoire prononcé par le procureur lors du jugement en appel de Maurice Agnelet à Aix-en-Provence et l'étonnement qui me saisit tout au long de découvrir que la vérité ici n'avait décidément pas sa place. Etait-ce un mensonge qu'il nous servait là ? Non, mais assurément une drôle d'histoire et sacrément tirée par les cheveux, du moins aux yeux d'un Candide comme moi. Ce qui ne l'empêcha pas d'être suivi par le jury et d'obtenir la condamnation qu'il avait demandée. Il est vrai que le cas était singulier, l'espace du procès étant occupé par un vide – un corps absent. Cette absence avait alimenté toutes sortes de fantaisies, de rebondissement, de rétractations, alors que le pauvre avocat de la défense peinait à rappeler les principes élémentaires de la justice, le doute devant bénéficier au prévenu. Rien n'y fit. Au reste, lors d'un procès, la dénonciation du mensonge le plus éhonté sera davantage considéré et présenté (par les journalistes en particulier) comme un rebondissement spectaculaire plutôt que comme l'humiliation publique résultant d'une faute morale.
Cela signifie-t-il que la vérité ou que la recherche de la vérité n'aura pas sa place lors du procès ? Ou encore que tous les moyens sont bons, même le mensonge ou l'accusation trompeuse ? Il y a des limites déontologiques aux moyens que l'avocat peut utiliser, mais ces limites ne sont pas établies par les contraintes qu'imposent l'établissement de la vérité – et qui sont propres à la méthode scientifique : elles sont inhérentes à l'exercice de la justice dont l'un des premiers principes est de ne pas nuire et d'accuser injustement un innocent.
Des droits de la défense encadrés
Voyez ce qu'écrit Maître Pascale Potier-Bourgeois, avocat à la Cour de Nancy, dans un article intitulé : « L'avocat est-il porteur de mensonge ou serviteur de la vérité ? »
L'Avocat ne peut user à l'égard de la Justice ou de ses contradicteurs des stratégies infidèles de Richelieu - pourtant grand clerc ! - qui prétendait que "pour tromper un rival, l'artifice est permis, on peut tout employer contre ses ennemis". L'avocat doit mener son combat loyalement. L'un de nos plus réputés prédécesseurs l'exprimait sans ambiguïté ni ambages : "tout défenseur qui affirme des faits qu'il sait inexacts peut être un rhéteur habile, un orateur éloquent, mais ce n'est pas un avocat" (Labori, "les Réformes de l'Instruction" in Le journal du 16 Janvier 1909).
Cette éthique, dont l'origine religieuse s'est progressivement estompée pour se muer en véritable déontologie professionnelle, est contenue dans notre serment, dont la première expression remonte à 1274.
"... la probité... l'amour de la vérité... est la base de notre (leur) état", ainsi que le précisait le Décret du 14 Décembre 1810 rétablissant l'Ordre des Avocats après la période révolutionnaire.
Plus proche de nous, la Cour de Cassation, dans un arrêt de 1984, rappelle que "si les prévenus ne sont pas tenus de dire la vérité et peuvent organiser leur défense par des déclarations mensongères, les avocats ne peuvent invoquer les droits de la défense pour user de ces procédés prohibés". Faire respecter les droits de la défense, même avec passion et acharnement, ne signifie pas pour autant cautionner crime ou malhonnêteté. Et quelle image, du reste, donnerions-nous ainsi à nos clients de la Justice ? !
Car notre état d'auxiliaires de justice nous fait en effet participer à ce service public. Et cette mission ne serait que pantomime si l'avocat, simple mercenaire servile du justiciable, plaidait sans vergogne le faux pour le vrai.
La prohibition du mensonge, loin d'être un colifichet désuet, une obligation formelle vide de sens, est dès lors un garant - au même titre que le secret professionnel - de l'effectivité du rôle qu'il nous appartient de tenir.
Notre mission est d'exprimer cette vérité, celle qu'on a pu découvrir ; vérité partielle, mais qu'il nous appartient de faire triompher contre les vérités de la partie adverse ou de l'accusation, qui ne sont pas davantage absolues."
A mon sens, il s'agit moins de vérités que de « points de vue », dès lors que chacun parle à partir de sa place et remplti la fonction qui est la sienne. Ce qui importe, c'est le poids des arguments, selon qu'ils sont forts ou faibles, convaincants ou non. Et cette force rhétorique des arguments pèse parfois plus lourd que leur vérité ou leur fausseté. Si la notion de vérité garde ici un sens, c'est au sens que lui donnera Me Caroline Mécary dans son exposé : un consensus sur la représentation de la réalité, auquel on peut conduire les interlocuteurs. Une telle conception, proche sous bien des aspects de l'éthique de la discussion de Habermas, présuppose, néanmoins, que les interlocuteurs se comportent comme des acteurs raisonnables, désireux de se mettre d'accord plutôt que de défendre le point de vue de leur client ou de la société qu'ils représentent. Me Clarisse Serre contestera cette approche « irénique » au nom d'une conception bien plus combative des rapports judiciaires. Quoiqu'il en soit, les experts ou les savants occupent une place relativement marginale dans l'exercice de la justice. Une salle d'audience n'est pas plus un colloque académique que la vérité judiciaire n'est une vérité scientifique, et c'est un lieu de confrontation tout autant que de discussion. Force est de reconnaître, néanmoins, que les moyens technologiques dont dispose la justice ont fait évoluer et ont même bouleversé ses pratiques.
La « scientifisation » croissante des enquêtes judiciaires, l'utilisation à grande échelle des moyens de surveillance, élimine progressivement la place du secret et du mensonge, du moins dans l'établissement des faits. Les péripéties pleines de surprise de l'affaire Agnelet ne pourraient plus se produire aujourd'hui, les portables, les ordinateurs, les cartes de crédit auraient parlé et retracé le parcours des protagonistes du drame. Cette intervention croissante de la méthode scientifique dans la police n'est pas nouvelle – comme on le sait, elle date du XIXe siècle - mais elle connaît des développements à la mesure d'un progrès technologique qui est exponentiel. Le but n'est-il pas, à terme, d'éliminer toute possibilité du mensonge, de réduire autant que possible la part d'incertitude, de dissimulation et d'ignorance qui faisait le sel des enquêtes classiques et des procès les plus notoires ? Mais qu'adviendrait-il d'un exercice de la justice qui se limiterait à la sanction de faits établis de façon certaine ? Que penser de cette « dictature de la transparence » qui servirait la recherche de la vérité au détriment de la garantie de nos libertés et de nos droits à la privauté, garantie qui est consubstantielle à un régime démocratique et à la limitation du pouvoir. On peut imaginer qu'à terme les dossiers judiciaires soient remplis par des logiciels experts et le verdict prononcé par l'intelligence artificielle, mais dans ce cauchemar qui n'est plus tout à fait irréaliste, qu'est-ce qui aura disparu ? L'exercice humain de la justice, la place du contradictoire et la possibilité de présenter la réalité à sa guise, voie de mentir – ce mensonge, si humain, dont la casuistique évalue davantage l'opportunité que la gravité et qui, dénoncé, sera davantage considéré comme une erreur tactique, un aveu implicite, que comme une faute morale. Une arme à manier avec précaution donc. Présenter les choses en ces termes n'est pas nécessairement cynique ni dénuée de toute conscience morale. Et elle ne fait pas de l'avocat un mercenaire au service de n'importe quel dossier, une sorte de condottiere moderne dénué de conscience. Au reste, je ne suis pas sûr que la question du mensonge soit aussi importante qu'il y paraît. L'accès au droit plutôt que l'accès à la vérité, voilà qui me semble prioritaire dans une société où les inégalités se creusent et où les mieux défendus sont généralement les mieux lotis. Conclusion un peu « gauchiste », j'en conviens. Mais la justice est aussi une affaire politique. Je vous remercie de votre attention.
mercredi 3 juin 2009
Conférence sur la garde à vue
Voici le texte de la conférence sur la garde à vue que je m'apprête à donner, samedi 13 juin, à l'Institut de Défense Pénale de Marseille devant un parterre de magistrats, d'avocats et de policiers.
Vos commentaires, remarques ou critiques seraient le bienvenu :
"Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir pris le risque d'inviter à votre journée d'étude un philosophe qui a sans doute un peu réfléchi à la signification du droit au sein d'une société démocratique, mais qui n'est pas un spécialiste du droit pénal, moins encore, comme vous l'êtes tous ici, un praticien en prise avec la réalité de ce dont nous allons parler. Je ne pourrai donc pas me placer sur le terrain de l'exercice quotidien de la justice, quel que soit la place que chacun d'entre vous occupez dans cette fonction. Mais il ne serait guère utile que je me contente d'occuper la position assez commode et facile de celui qui se limiterait à rappeler le nécessaire respect des principes fondamentaux du droit sans prendre au sérieux les difficultés que rencontrent les différents acteurs de la justice dans l'exercice de leur tâche. Autrement dit, bien que je sois plutôt dans la position du candide, j'essaierai de ne pas adopter celle de l'ange.
Précaution méthodologique
Je voudrais souligner, en préambule, à quel point il est nécessaire, pour qu'un débat fructueux puisse s'instaurer entre nous, que nous commencions par sortir du rôle ou de la fonction qui nous est assignée que nous soyons avocat, procureur, juge d'instruction, policier, ou, comme c'est mon cas, enseignant-chercheur. Ce qui nous est demandé à tous, c'est de nous placer dans la position critique et réflexive du spectateur impartial, et non pas de l'acteur qui doit défendre le point de vue de l'institution qu'il représente ou du métier qu'il exerce. Sans quoi, nous n'aboutirons qu'à un dialogue de sourds où chacun se renvoie la balle sans qu'on puisse atteindre un accord ou un désaccord constructif. Il me semble que le principal mérite d'une enceinte comme celle-ci est de nous donner l'occasion de procéder à cette mise à distance en vu de constituer les bases d'un dialogue raisonnable et, on peut l'espérer, de dégager quelques conclusions qui feraient consensus ou, à défaut, de mieux comprendre les raisons de notre impossibilité d'y accéder. Naturellement, nous ne pouvons envisager le délicat sujet qui nous unit aujourd'hui qu'à partir de notre expérience et des réflexions que celle-ci suscite en nous, mais en même temps partir de l'expérience est autre chose que soutenir un point de vue partisan, moins encore « politique » (au sens restreint du terme, où il s'agirait par exemple de défendre telle ou telle orientation générale décidée par le pouvoir en place). J'imagine aisément ce qu'une telle exigence a d'inaccoutumé puisque, au jour le jour, vous êtes, les uns et les autres - magistrats, policiers et avocats - placés dans des positions où les fonctions sont assignées à l'avance. Mais c'est précisément ce dont il faudrait un instant tenter de se départir. La place différente que chacun occupe dans l'institution judiciaire permet que soit déployée une pluralité de points de vue, mais ceux-ci doivent être réfléchis de façon objective, critique et impartiale, ce qui ne veut pas dire neutre et indifférente, en sorte que chacun puisse en quelque manière s'avancer vers l'autre. C'est donc une forme de confrontation, et même de confrontation langagière, fort différente que celle que nous connaissez habituellement qu'il s'agit d'élaborer et qui en appellera seulement au souci du bien commun.
A quoi il faut ajouter ceci : dans la mesure où le développement de la garde à vue pose à la société française un certain nombre de questions importantes, on ne saurait enfermer le débat dans un cadre technique et professionnel strictement policier. Pour une raison première, fondamentale, c'est que l'argument de l'efficacité ne peut être mis sur le même plan que les droits fondamentaux intangibles des citoyens qui, dans notre démocratie, ont une valeur constitutionnelle. Nous aurons sans doute à revenir sur ce point.
Ces précautions méthodologiques étant prises, nous pouvons en venir au sujet ou plutôt au problème qui nous réunit aujourd'hui : la garde à vue, les principes juridiques, fondamentaux ou non, qui encadrent sa mise en oeuvre, les raisons qui la justifient et, éventuellement, les réformes du Code de procédure pénale qu'il serait nécessaire ou souhaitable d'envisager afin de mieux répondre aux diverses obligations qui entrent, sinon en contradiction, du moins en tension les unes avec les autres. Parmi celles-ci, d'une part, la défense de la sécurité des citoyens et l'exercice efficace des fonctions judiciaires et policières et, d'autre part, la garantie des droits fondamentaux des citoyens, par exemple le droit de pouvoir se défendre de manière équitable lorsqu'on est mis en cause pour une action prétendument délictueuse ou criminelle.
Une expérience de l'arrachemement à la routine
Je voudrais centrer mon intervention de ce matin sur un point particulier qui me paraît tout à fait décisif, lorsqu'on réfléchit aux nombreux problèmes posés par la garde à vue, sa pratique et son évolution, dans la société française d'aujourd'hui, à savoir la nécessaire garantie du principe de symétrie entre le citoyen et les agents de l'Etat. Et cela est d'autant plus important, dans toutes les applications possibles de ce principe, que la garde à vue révèle tout d'abord une profonde dissymétrie entre la situation dans laquelle se trouve l'individu, soudainement mis à l'écart pour un temps qui peut être assez long, et le pouvoir dont dispose les autorités publiques. Non pas que celles-ci jouissent d'une totale impunité - tel n'est évidemment pas le cas – non plus parce que les moyens à disposition des uns et des autres sont disproportionnés – ce qui est davantage le cas – mais, en premier lieu, parce que dans la scène de la garde à vue se font face un individu isolé, souvent assez sinon totalement démuni, et les divers agents du pouvoir, dont certains sont physiquement présents, les policiers, mais dont d'autres sont absents (le procureur) ou plutôt sont perçus comme une présence invisible, lointaine, plus ou moins désignée ou clairement connue. Comme vous le savez, la plupart des gens ignorent quels sont les différents acteurs de la procédure judiciaire, les règles qui distribuent et délimitent les fonctions de chacun et les droits – le droit par exemple de garder le silence – qui sont les leurs. De sorte qu'il y a une différence notable entre les autorités qui connaissant le fonctionnement du système et les citoyens incriminés qui l'ignorent et qui se trouvent, de ce fait, profondément désarçonnés.
De quoi s'agit-il pour la plupart des personnes ainsi mises en cause (je ne parle évidemment pas des délinquants aguerris qui ont l'expérience ou qui ont été préparé à affronter ce genre de situation), sinon d'une expérience, serait-elle de courte durée, de l'arrachement à la vie quotidienne ordinaire ? Un arrachement parfois brutal à ce qui dans la routine de la vie de tous les jours, où nous vaquons à nos occupations sans trop nous poser de questions, nourrit une sorte d'insouciance ou, pour mieux dire, de confiance qu'aujourd'hui se passera plus ou moins comme hier. S'il nous arrive parfois de nous plaindre du caractère routinier de notre existence, on ne mesure vériablement la valeur de cette répétition, souvent empreinte d'ennui, que lorsque, tout d'un coup, survient un accident inattendu qui en rompt la trajectoire paisible. A de semblables expériences de rupture se rapportent l'annonce d'une maladie grave ou la mort d'un proche, ou peut-être tout simplement la perte de son emploi. La garde à vue sera de portée moins dramatique peut-être, mais elle relève de ce genre d'expérience tramautisante, avec cette différence particulière, mais qui compte, que ce qui nous tombe dessus, si j'ose dire, ce n'est pas la nature ou les décrets du sort, ni les lois impersonnelles du marché économique, mais l'Etat, c'est-à-dire cet artifice inventé par les hommes en vu de garantir leur sécurité.
Une mesure qui devrait rester exceptionnelle
Ayant dit cela, on comprendra dès lors que la garde à vue devrait, par définition, être seulement une mesure d'exception, justifiée par des indices sérieux qu'un délit vraiment grave ou qu'un crime a été commis ou risque de l'être, mais elle ne devrait nullement être une mesure de justice ordinaire ou banale. Il me semble, par conséquent, que nous devons réfléchir à ce qu'implique la progressive banalisation de cette mesure, parce que c'est bien à cette banalisation que l'on assiste depuis quelques années (les chiffres à cet égard sont éloquents).
Une telle évolution répond au développement d'une culture du soupçon de la part de l'Etat – pour ne rien dire d'une politique du chiffre – qui vise des objectifs d'efficacité et de sécurité mais qui est, je crois, de nature à nourrir en réalité un sentiment croissant d'insécurité, voire de peur, chez nos concitoyens. Or ce sentiment d'insécurité est très exactement ce dont l'Etat doit nous prémunir. En sorte qu'il y a quelque chose de profondément contraire aux finalités premières de l'Etat – qui sont de garantir la sécurité des biens et des personnes – et le développement de toute une panoplie de mesures coercitives, du genre de la garde à vue. Pour le dire en bref, le sentiment de sécurité ne peut être garanti que si les citoyens ont l'assurance qu'ils ne risquent pas, à tout moment, d'être privés de leurs droits fondamentaux pour des raisons qui ne soient d'une réelle gravité. De sorte qu'entre les objectifs de sécurité et la nécessaire protection des libertés publiques fondamentales, il y a moins d'opposition qu'on le prétend habituellement. Porter atteinte, réduire les libertés des citoyens au nom d'impératifs sécuritaires ou d'efficacité, c'est en réalité porter atteinte au sentiment de sécurité que l'Etat a pour première mission de garantir. Il me paraît important d'insister sur ce point. L'Etat n'a pas seulement à protéger, en dernier ressort, le citoyen contre les différentes formes de violences dont ils peuvent être victimes.. Il lui appartient également de développer ce qu'on peut appeler une « culture de la confiance» dans la façon dont il les traite au quotidien. Il convient de ne pas oublier cette dimension subjective dont ne rendent pas compte les chiffres et les statistiques sur la déliquance ou sur les taux de résolution des crimes et des délits.
L'argument communément entendu que quiconque n'a rien à se reprocher n'a en réalité rien à craindre est loin d'être conforme à la réalité des faits parce que tout se passe, à ce moment bien précis de l'enquête, comme s'il appartenait au gardé à vue d'apporter la preuve de son innocence et qu'il n'est en rien responsable des actes dont on l'accuse. Si au plan des principes théoriques, il n'y a pas d'opposition entre la mise en cause de quelqu'un et le présupposé de son innocence, dans la pratique, du point de vue psychologique, il en va tout autrement., selon l'adage du sens commun que nous partageons tous plus ou moins : « Il n'y a pas de fumée sans feu ». Je crois qu'il est très important dans ces questions de ne pas oublier les expériences et les représentations de la vie ordinaire, et de ne pas s'en tenir seulement aux principes formels et, sous bien des aspects, fictifs du droit.
Violence symbolique et effacement du tiers
Je voudrais revenir, un instant, sur un aspect un peu théorique, pardonnez-moi, de la question.
Si l'expérience de la garde à vue est généralement vécue comme une expérience traumatisante du face à face entre l'individu vulnérable et fragilisé et les autorités de l'Etat, c'est parce que s'efface ou disparaît, du point de vue du sujet incriminé, au moins pour un temps, la figure du tiers impartial. Non pas objectivement – il y a des procédures de validation et, éventuellement, de contrôle à l'oeuvre, la Loi n'est pas absente – mais au moins subjectivement. La scène de la garde à vue – et je crois qu'il est important de présenter les choses ainsi – se déroule dans le cadre d'un face à face en l'absence d'un tiers – par exemple de ce tiers que représente l'avocat. C'est là pour les individus une expérience de la violence symbolique qu'aucun acteur ne devrait perdre de vue.
Le paradoxe, c'est que l'Etat, et en particulier l'Etat de droit, est l'instance inventée par les hommes pour les mettre à distance de la violence qu'ils sont toujours susceptibles d'exercer les uns envers les autres, en même temps, pour reprendre la formule bien connue de Weber, l'Etat dispose seul de l'exercice de la violence légitime. Je ne crois pas que l'on doive oublier que la garde à vue relève de cette catégorie de la violence, serait-elle, comme je l'ai dit, uniquement de nature symbolique et de courte durée. Dans la scène de la garde à vue, l'Etat n'est plus perçu par le sujet comme le tiers qui régule ses relations avec les autres, mais comme l'acteur immédiat d'une mise en cause qui est éprouvée dans un face à face profondément dissymétrique. Et cela est d'autant plus vrai que l'individu retenu par les autorités policières et judiciaires devra subir diverses pratiques humiliantes (le port des menottes, la fouille au corps, la mise à nu, etc.). Par conséquent, il y a quelque chose de profondément faux, plus encore qu'hypocrite, dans le statut du gardé à vue qui est d'être, au plan juridique, un simple « témoin », de surcroit présumé innocent. En réalité, la différence est grande entre sa situation théorique, disons « formelle », et sa situation réelle, telle qu'elle est vécue et éprouvée.
La conséquence, c'est qu'il serait non souhaitable mais nécessaire d'introduire dès la phase initiale du huis clos de la garde à vue, la figure rassurante du tiers. Or cette figure ne peut être incarnée par le procureur, ni même par quelque membre de la famille, mais seulement par l'avocat. Le fait que celui-ci ne dispose pas encore à ce moment de tous les éléments du dossier, ni qu'il ne connaisse toujours son client, n'est pas le plus important. Le plus important n'est pas qu'il soit pleinement informé, mais qu'il soit présent, parce qu'il représente symboliquement, mais psychologiquement aussi, la présence d'une personne impartiale à qui se confier. Ici l'avocat n'exerce pas seulement une fonction de contrôle et de défense : il met un terme au face à face inégalitaire et retablit ce que j'appelle le principe de symétrie.
Conclusion
Pour conclure, je crois donc que deux principes de base de la justice pénale devraient être posés :
Tout d'abord, la nécessité de résister à une banalisation de la garde à vue, considérée comme une mesure de justice ordinaire. Pour les sujets qui en font l'expérience, elle n'a rien d'ordinaire. La garde à vue devrait être, et, en réalité, devenir une mesure d'exception (et ce principe devrait bien davantage s'appliquer à la détention préventive). On peut cependant douter que tel soit le cas, lorsque plus de 600 000 personnes, et récemment des enfants, font l'objet de cette mesure de rétention et de privation de leur droit d'aller et de venir librement, serait-ce pour une courte durée.
Ensuite, cette mesure, serait-elle jugée appropriée, le gardé à vue devrait bénéficier de droits bien mieux définis. Et tout d'abord le droit à la présence d'un avocat des les premiers instants de la procédure, en sorte que les armes soient plus égales dans les rapports entre les acteurs de ce court drame.
On objectera qu'une telle réforme n'est ni réaliste ni même souhaitable, du point de vue de l'enquête et des exigences de l'efficacité. J'admets bien volontiers la pertinence du premier argument. Quant au second, je rappellerai ceci : on peut inventer la dystopie d'une société imaginaire où l'efficacité du contrôle de l'Etat sur les citoyens serait telle que tout crime ou délir aurait quasiment disparu, mais une telle société n'aurait rien d'un paradis : elle serait le cauchemar d'une société totalitaire enfin réalisée.
Quant à la culture de l'aveu dans laquelle la pratique de la garde à vue s'inscrit profondément, le fait qu'elle recommande de placer la personne mise en cause dans une position de fragilité et de vulnérabilité est un présupposé qui me paraît totalement contraire à la facon dont un Etat démocratique doit traiter les citoyens, outre le fait qu'une telle culture est en contradiction massive avec la présomption d'innocence.
Je vous remercie de votre attention.
Vos commentaires, remarques ou critiques seraient le bienvenu :
"Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir pris le risque d'inviter à votre journée d'étude un philosophe qui a sans doute un peu réfléchi à la signification du droit au sein d'une société démocratique, mais qui n'est pas un spécialiste du droit pénal, moins encore, comme vous l'êtes tous ici, un praticien en prise avec la réalité de ce dont nous allons parler. Je ne pourrai donc pas me placer sur le terrain de l'exercice quotidien de la justice, quel que soit la place que chacun d'entre vous occupez dans cette fonction. Mais il ne serait guère utile que je me contente d'occuper la position assez commode et facile de celui qui se limiterait à rappeler le nécessaire respect des principes fondamentaux du droit sans prendre au sérieux les difficultés que rencontrent les différents acteurs de la justice dans l'exercice de leur tâche. Autrement dit, bien que je sois plutôt dans la position du candide, j'essaierai de ne pas adopter celle de l'ange.
Précaution méthodologique
Je voudrais souligner, en préambule, à quel point il est nécessaire, pour qu'un débat fructueux puisse s'instaurer entre nous, que nous commencions par sortir du rôle ou de la fonction qui nous est assignée que nous soyons avocat, procureur, juge d'instruction, policier, ou, comme c'est mon cas, enseignant-chercheur. Ce qui nous est demandé à tous, c'est de nous placer dans la position critique et réflexive du spectateur impartial, et non pas de l'acteur qui doit défendre le point de vue de l'institution qu'il représente ou du métier qu'il exerce. Sans quoi, nous n'aboutirons qu'à un dialogue de sourds où chacun se renvoie la balle sans qu'on puisse atteindre un accord ou un désaccord constructif. Il me semble que le principal mérite d'une enceinte comme celle-ci est de nous donner l'occasion de procéder à cette mise à distance en vu de constituer les bases d'un dialogue raisonnable et, on peut l'espérer, de dégager quelques conclusions qui feraient consensus ou, à défaut, de mieux comprendre les raisons de notre impossibilité d'y accéder. Naturellement, nous ne pouvons envisager le délicat sujet qui nous unit aujourd'hui qu'à partir de notre expérience et des réflexions que celle-ci suscite en nous, mais en même temps partir de l'expérience est autre chose que soutenir un point de vue partisan, moins encore « politique » (au sens restreint du terme, où il s'agirait par exemple de défendre telle ou telle orientation générale décidée par le pouvoir en place). J'imagine aisément ce qu'une telle exigence a d'inaccoutumé puisque, au jour le jour, vous êtes, les uns et les autres - magistrats, policiers et avocats - placés dans des positions où les fonctions sont assignées à l'avance. Mais c'est précisément ce dont il faudrait un instant tenter de se départir. La place différente que chacun occupe dans l'institution judiciaire permet que soit déployée une pluralité de points de vue, mais ceux-ci doivent être réfléchis de façon objective, critique et impartiale, ce qui ne veut pas dire neutre et indifférente, en sorte que chacun puisse en quelque manière s'avancer vers l'autre. C'est donc une forme de confrontation, et même de confrontation langagière, fort différente que celle que nous connaissez habituellement qu'il s'agit d'élaborer et qui en appellera seulement au souci du bien commun.
A quoi il faut ajouter ceci : dans la mesure où le développement de la garde à vue pose à la société française un certain nombre de questions importantes, on ne saurait enfermer le débat dans un cadre technique et professionnel strictement policier. Pour une raison première, fondamentale, c'est que l'argument de l'efficacité ne peut être mis sur le même plan que les droits fondamentaux intangibles des citoyens qui, dans notre démocratie, ont une valeur constitutionnelle. Nous aurons sans doute à revenir sur ce point.
Ces précautions méthodologiques étant prises, nous pouvons en venir au sujet ou plutôt au problème qui nous réunit aujourd'hui : la garde à vue, les principes juridiques, fondamentaux ou non, qui encadrent sa mise en oeuvre, les raisons qui la justifient et, éventuellement, les réformes du Code de procédure pénale qu'il serait nécessaire ou souhaitable d'envisager afin de mieux répondre aux diverses obligations qui entrent, sinon en contradiction, du moins en tension les unes avec les autres. Parmi celles-ci, d'une part, la défense de la sécurité des citoyens et l'exercice efficace des fonctions judiciaires et policières et, d'autre part, la garantie des droits fondamentaux des citoyens, par exemple le droit de pouvoir se défendre de manière équitable lorsqu'on est mis en cause pour une action prétendument délictueuse ou criminelle.
Une expérience de l'arrachemement à la routine
Je voudrais centrer mon intervention de ce matin sur un point particulier qui me paraît tout à fait décisif, lorsqu'on réfléchit aux nombreux problèmes posés par la garde à vue, sa pratique et son évolution, dans la société française d'aujourd'hui, à savoir la nécessaire garantie du principe de symétrie entre le citoyen et les agents de l'Etat. Et cela est d'autant plus important, dans toutes les applications possibles de ce principe, que la garde à vue révèle tout d'abord une profonde dissymétrie entre la situation dans laquelle se trouve l'individu, soudainement mis à l'écart pour un temps qui peut être assez long, et le pouvoir dont dispose les autorités publiques. Non pas que celles-ci jouissent d'une totale impunité - tel n'est évidemment pas le cas – non plus parce que les moyens à disposition des uns et des autres sont disproportionnés – ce qui est davantage le cas – mais, en premier lieu, parce que dans la scène de la garde à vue se font face un individu isolé, souvent assez sinon totalement démuni, et les divers agents du pouvoir, dont certains sont physiquement présents, les policiers, mais dont d'autres sont absents (le procureur) ou plutôt sont perçus comme une présence invisible, lointaine, plus ou moins désignée ou clairement connue. Comme vous le savez, la plupart des gens ignorent quels sont les différents acteurs de la procédure judiciaire, les règles qui distribuent et délimitent les fonctions de chacun et les droits – le droit par exemple de garder le silence – qui sont les leurs. De sorte qu'il y a une différence notable entre les autorités qui connaissant le fonctionnement du système et les citoyens incriminés qui l'ignorent et qui se trouvent, de ce fait, profondément désarçonnés.
De quoi s'agit-il pour la plupart des personnes ainsi mises en cause (je ne parle évidemment pas des délinquants aguerris qui ont l'expérience ou qui ont été préparé à affronter ce genre de situation), sinon d'une expérience, serait-elle de courte durée, de l'arrachement à la vie quotidienne ordinaire ? Un arrachement parfois brutal à ce qui dans la routine de la vie de tous les jours, où nous vaquons à nos occupations sans trop nous poser de questions, nourrit une sorte d'insouciance ou, pour mieux dire, de confiance qu'aujourd'hui se passera plus ou moins comme hier. S'il nous arrive parfois de nous plaindre du caractère routinier de notre existence, on ne mesure vériablement la valeur de cette répétition, souvent empreinte d'ennui, que lorsque, tout d'un coup, survient un accident inattendu qui en rompt la trajectoire paisible. A de semblables expériences de rupture se rapportent l'annonce d'une maladie grave ou la mort d'un proche, ou peut-être tout simplement la perte de son emploi. La garde à vue sera de portée moins dramatique peut-être, mais elle relève de ce genre d'expérience tramautisante, avec cette différence particulière, mais qui compte, que ce qui nous tombe dessus, si j'ose dire, ce n'est pas la nature ou les décrets du sort, ni les lois impersonnelles du marché économique, mais l'Etat, c'est-à-dire cet artifice inventé par les hommes en vu de garantir leur sécurité.
Une mesure qui devrait rester exceptionnelle
Ayant dit cela, on comprendra dès lors que la garde à vue devrait, par définition, être seulement une mesure d'exception, justifiée par des indices sérieux qu'un délit vraiment grave ou qu'un crime a été commis ou risque de l'être, mais elle ne devrait nullement être une mesure de justice ordinaire ou banale. Il me semble, par conséquent, que nous devons réfléchir à ce qu'implique la progressive banalisation de cette mesure, parce que c'est bien à cette banalisation que l'on assiste depuis quelques années (les chiffres à cet égard sont éloquents).
Une telle évolution répond au développement d'une culture du soupçon de la part de l'Etat – pour ne rien dire d'une politique du chiffre – qui vise des objectifs d'efficacité et de sécurité mais qui est, je crois, de nature à nourrir en réalité un sentiment croissant d'insécurité, voire de peur, chez nos concitoyens. Or ce sentiment d'insécurité est très exactement ce dont l'Etat doit nous prémunir. En sorte qu'il y a quelque chose de profondément contraire aux finalités premières de l'Etat – qui sont de garantir la sécurité des biens et des personnes – et le développement de toute une panoplie de mesures coercitives, du genre de la garde à vue. Pour le dire en bref, le sentiment de sécurité ne peut être garanti que si les citoyens ont l'assurance qu'ils ne risquent pas, à tout moment, d'être privés de leurs droits fondamentaux pour des raisons qui ne soient d'une réelle gravité. De sorte qu'entre les objectifs de sécurité et la nécessaire protection des libertés publiques fondamentales, il y a moins d'opposition qu'on le prétend habituellement. Porter atteinte, réduire les libertés des citoyens au nom d'impératifs sécuritaires ou d'efficacité, c'est en réalité porter atteinte au sentiment de sécurité que l'Etat a pour première mission de garantir. Il me paraît important d'insister sur ce point. L'Etat n'a pas seulement à protéger, en dernier ressort, le citoyen contre les différentes formes de violences dont ils peuvent être victimes.. Il lui appartient également de développer ce qu'on peut appeler une « culture de la confiance» dans la façon dont il les traite au quotidien. Il convient de ne pas oublier cette dimension subjective dont ne rendent pas compte les chiffres et les statistiques sur la déliquance ou sur les taux de résolution des crimes et des délits.
L'argument communément entendu que quiconque n'a rien à se reprocher n'a en réalité rien à craindre est loin d'être conforme à la réalité des faits parce que tout se passe, à ce moment bien précis de l'enquête, comme s'il appartenait au gardé à vue d'apporter la preuve de son innocence et qu'il n'est en rien responsable des actes dont on l'accuse. Si au plan des principes théoriques, il n'y a pas d'opposition entre la mise en cause de quelqu'un et le présupposé de son innocence, dans la pratique, du point de vue psychologique, il en va tout autrement., selon l'adage du sens commun que nous partageons tous plus ou moins : « Il n'y a pas de fumée sans feu ». Je crois qu'il est très important dans ces questions de ne pas oublier les expériences et les représentations de la vie ordinaire, et de ne pas s'en tenir seulement aux principes formels et, sous bien des aspects, fictifs du droit.
Violence symbolique et effacement du tiers
Je voudrais revenir, un instant, sur un aspect un peu théorique, pardonnez-moi, de la question.
Si l'expérience de la garde à vue est généralement vécue comme une expérience traumatisante du face à face entre l'individu vulnérable et fragilisé et les autorités de l'Etat, c'est parce que s'efface ou disparaît, du point de vue du sujet incriminé, au moins pour un temps, la figure du tiers impartial. Non pas objectivement – il y a des procédures de validation et, éventuellement, de contrôle à l'oeuvre, la Loi n'est pas absente – mais au moins subjectivement. La scène de la garde à vue – et je crois qu'il est important de présenter les choses ainsi – se déroule dans le cadre d'un face à face en l'absence d'un tiers – par exemple de ce tiers que représente l'avocat. C'est là pour les individus une expérience de la violence symbolique qu'aucun acteur ne devrait perdre de vue.
Le paradoxe, c'est que l'Etat, et en particulier l'Etat de droit, est l'instance inventée par les hommes pour les mettre à distance de la violence qu'ils sont toujours susceptibles d'exercer les uns envers les autres, en même temps, pour reprendre la formule bien connue de Weber, l'Etat dispose seul de l'exercice de la violence légitime. Je ne crois pas que l'on doive oublier que la garde à vue relève de cette catégorie de la violence, serait-elle, comme je l'ai dit, uniquement de nature symbolique et de courte durée. Dans la scène de la garde à vue, l'Etat n'est plus perçu par le sujet comme le tiers qui régule ses relations avec les autres, mais comme l'acteur immédiat d'une mise en cause qui est éprouvée dans un face à face profondément dissymétrique. Et cela est d'autant plus vrai que l'individu retenu par les autorités policières et judiciaires devra subir diverses pratiques humiliantes (le port des menottes, la fouille au corps, la mise à nu, etc.). Par conséquent, il y a quelque chose de profondément faux, plus encore qu'hypocrite, dans le statut du gardé à vue qui est d'être, au plan juridique, un simple « témoin », de surcroit présumé innocent. En réalité, la différence est grande entre sa situation théorique, disons « formelle », et sa situation réelle, telle qu'elle est vécue et éprouvée.
La conséquence, c'est qu'il serait non souhaitable mais nécessaire d'introduire dès la phase initiale du huis clos de la garde à vue, la figure rassurante du tiers. Or cette figure ne peut être incarnée par le procureur, ni même par quelque membre de la famille, mais seulement par l'avocat. Le fait que celui-ci ne dispose pas encore à ce moment de tous les éléments du dossier, ni qu'il ne connaisse toujours son client, n'est pas le plus important. Le plus important n'est pas qu'il soit pleinement informé, mais qu'il soit présent, parce qu'il représente symboliquement, mais psychologiquement aussi, la présence d'une personne impartiale à qui se confier. Ici l'avocat n'exerce pas seulement une fonction de contrôle et de défense : il met un terme au face à face inégalitaire et retablit ce que j'appelle le principe de symétrie.
Conclusion
Pour conclure, je crois donc que deux principes de base de la justice pénale devraient être posés :
Tout d'abord, la nécessité de résister à une banalisation de la garde à vue, considérée comme une mesure de justice ordinaire. Pour les sujets qui en font l'expérience, elle n'a rien d'ordinaire. La garde à vue devrait être, et, en réalité, devenir une mesure d'exception (et ce principe devrait bien davantage s'appliquer à la détention préventive). On peut cependant douter que tel soit le cas, lorsque plus de 600 000 personnes, et récemment des enfants, font l'objet de cette mesure de rétention et de privation de leur droit d'aller et de venir librement, serait-ce pour une courte durée.
Ensuite, cette mesure, serait-elle jugée appropriée, le gardé à vue devrait bénéficier de droits bien mieux définis. Et tout d'abord le droit à la présence d'un avocat des les premiers instants de la procédure, en sorte que les armes soient plus égales dans les rapports entre les acteurs de ce court drame.
On objectera qu'une telle réforme n'est ni réaliste ni même souhaitable, du point de vue de l'enquête et des exigences de l'efficacité. J'admets bien volontiers la pertinence du premier argument. Quant au second, je rappellerai ceci : on peut inventer la dystopie d'une société imaginaire où l'efficacité du contrôle de l'Etat sur les citoyens serait telle que tout crime ou délir aurait quasiment disparu, mais une telle société n'aurait rien d'un paradis : elle serait le cauchemar d'une société totalitaire enfin réalisée.
Quant à la culture de l'aveu dans laquelle la pratique de la garde à vue s'inscrit profondément, le fait qu'elle recommande de placer la personne mise en cause dans une position de fragilité et de vulnérabilité est un présupposé qui me paraît totalement contraire à la facon dont un Etat démocratique doit traiter les citoyens, outre le fait qu'une telle culture est en contradiction massive avec la présomption d'innocence.
Je vous remercie de votre attention.
lundi 11 mai 2009
Délibération versus domination
Que la relation politique doive nécessairement être comprise sur le mode de la domination, c'est une thèse dont se démarquent aussi bien John Stuart Mill qu'Hannah Arendt. L'essentiel se trouve dans une conception délibérative du gouvernement représentatif et de la démocratie, une voie qui a été rouverte avec une grande fécondité par Habermas. Cette voie est importante dans la mesure où elle s'efforce de réhabiliter le sens même du politique et d'échapper à l'alternative contrat versus marché, harmonisation artificielle des intérêts versus harmonisation naturelle, du type de celle que prône le libéralisme économique depuis ses débuts jusqu'à donner lieu à sa formulation théorique la plus radicale dans l'oeuvre de Friedrich Hayek. L'idée est au fond que le recours à la raison ne conduit pas nécessairement à des légitimations de la contrainte qui, sur cette base, ouvrent la voie à des ordres potentiellement ou effectivement totalitaires. La raison ne saurait non plus se réduire à la seule rationalité instrumentale dans le cadre d'un monde désenchanté qui nous enfermerait dans le fossé infranchissable entre faits et valeurs. La raison délibérative entend déterminer les procédures de fondation des normes sur la base du consentement mutuel et de l'échange langagier qui, sur le fond de l'acceptation du vide ontologique, restaure les vertus politiques de la rhétorique. Sur ce point s'accordent assez fondamentalement des penseurs aussi différents par ailleurs que Hannah Arendt, Chaïm Pérelman ou Jurgen Habermas. La différence avec la manière dont John Rawls se rapporte à l'idée d'un « consensus par recoupement » (overlapping consensus) pour justifier les principes de base d'égalité et de liberté qui sont au coeur de sa théorie de la justice est assez significative pour être soulignée. Dans le fait, une conception qui serait uniquement procédurale des normes structurant la démocratie ne suffit pas à fonder celles-ci sur une base rationnelle protectrice. Et cela est d'autant plus vrai que le système de Rawls repose sur une anthropologie qui se rapporte au postulat de base de l'égoïsme psychologique, de sorte que certains critiques ont pu contester que sa conception expose une alternative crédible à l'utilitarisme, n'étant au fond qu'une sorte d'utilitarisme généralisé ou, plus précisément, non sacrificiel.
Dès lors, ce n'est pas sans raisons profondes que la réflexion en philosophie politique contemporaine s'est orientée en direction de la problématique de la fondation des normes, en particulier des normes juridiques, le droit se tenant à l'articulation du politique et de l'éthique.
Bien que le positivisme normatif ait été défendue de façon puissante par des auteurs aussi influents que Kelsen, les thèses qu'il défend, aussi bien du point des normes juridiques que des normes morales, sont apparues d'autant moins acceptables que, sur cette base, il était impossible d'apporter une réfutation théorique convaincante à l'ordre instauré par les systèmes totalitaires. De fait, on ne peut échapper aux conséquences nihilistes d'une conception purement formaliste, voire culturaliste, des normes à moins de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation ou de validation. Dans le même temps, aussi bien dans le champ de la réflexion éthique que de la pensée politique, l'immense majorité des penseurs se refusent à suivre le chemin d'une conception métaphysique du droit naturel, telle que Léo Strauss la défend. Ainsi les solutions les plus fécondes se trouvent-elles du côté d'une fondation délibérative des normes faisant confiance aux vertus de l'argumentation raisonnable, et cela d'autant plus qu'on y perçoit une manière de résoudre l'alternative entre un universalisme abstrait (qui ne serait rien de plus que l'expression de l'impérialisme culturel et politique de l'Occident) et le respect de la diversité des systèmes sociaux que réclame le principe de tolérance.
Dès lors, ce n'est pas sans raisons profondes que la réflexion en philosophie politique contemporaine s'est orientée en direction de la problématique de la fondation des normes, en particulier des normes juridiques, le droit se tenant à l'articulation du politique et de l'éthique.
Bien que le positivisme normatif ait été défendue de façon puissante par des auteurs aussi influents que Kelsen, les thèses qu'il défend, aussi bien du point des normes juridiques que des normes morales, sont apparues d'autant moins acceptables que, sur cette base, il était impossible d'apporter une réfutation théorique convaincante à l'ordre instauré par les systèmes totalitaires. De fait, on ne peut échapper aux conséquences nihilistes d'une conception purement formaliste, voire culturaliste, des normes à moins de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation ou de validation. Dans le même temps, aussi bien dans le champ de la réflexion éthique que de la pensée politique, l'immense majorité des penseurs se refusent à suivre le chemin d'une conception métaphysique du droit naturel, telle que Léo Strauss la défend. Ainsi les solutions les plus fécondes se trouvent-elles du côté d'une fondation délibérative des normes faisant confiance aux vertus de l'argumentation raisonnable, et cela d'autant plus qu'on y perçoit une manière de résoudre l'alternative entre un universalisme abstrait (qui ne serait rien de plus que l'expression de l'impérialisme culturel et politique de l'Occident) et le respect de la diversité des systèmes sociaux que réclame le principe de tolérance.
jeudi 30 avril 2009
Appel du Parquet
Le professeur de droit Jacques Viguier a été acquitté hier de l'accusation du meurtre de son épouse, disparue en 2000. Sous bien des aspects cette affaire rappelle celle de Maurice Agnelet qui avait également été acquitté en première instance par la cour d'assises de Nice en décembre 2006, puis condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence en octobre 2007 pour le meurtre avec préméditation d'Agnès Le Roux sur la seule base de "l'intime conviction" des jurés. Dans les deux cas : pas de preuve du crime, pas de cadavre.
En 2000, le législateur a modifié le Code de procédure pénale (loi du 16 juin 2000) introduisant - il était grand temps ! - l'appel en matière de jugement criminel. Mais je m'interroge sur la possibilité également offerte au Parquet de continuer de poursuivre un homme qui a été innocenté. On dira que c'est répondre là au principe de réciprocité : le ministère public doit disposer des mêmes prégoratives que celle offerte à un citoyen, j'y vois plutôt la porte ouverte à une sorte d'acharnement. Un nouveau procès ne devrait pouvoir être rouvert par les représentants de l'Etat que si de nouveaux éléments sont apportés au dossier. Si tel n'est pas le cas, la société devrait laisser l'homme à sa liberté.
En 2000, le législateur a modifié le Code de procédure pénale (loi du 16 juin 2000) introduisant - il était grand temps ! - l'appel en matière de jugement criminel. Mais je m'interroge sur la possibilité également offerte au Parquet de continuer de poursuivre un homme qui a été innocenté. On dira que c'est répondre là au principe de réciprocité : le ministère public doit disposer des mêmes prégoratives que celle offerte à un citoyen, j'y vois plutôt la porte ouverte à une sorte d'acharnement. Un nouveau procès ne devrait pouvoir être rouvert par les représentants de l'Etat que si de nouveaux éléments sont apportés au dossier. Si tel n'est pas le cas, la société devrait laisser l'homme à sa liberté.
mercredi 18 février 2009
L'instruction idéale selon François Saint-Pierre
Les questions de justice intéressent peu, semble-il, la grande majorité de nos concitoyens, les philosophes pas davantage. C'est regrettable. Bien qu'elles soient assez "techniques", elles touchent pourtant au coeur de notre régime politique et social. Aussi est-il nécessaire d'y consacrer un peu de temps et de travail, et de se détacher des épisodes médiatiques qui les mettent sur le devant de la scène sans nous donner les moyens de mieux comprendre le fonctionnement réel du système judiciaire. De là, les billets que je consacre depuis quelque temps à ce sujet essentiel.
L'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, qui plaide depuis longtemps en faveur du développement des droits de la défense, exprime sur le blog des Editions Dalloz, ses réflexions sur le projet du président de la République de modernisation du droit pénal et, en particulier, sur la suppression du juge d'instruction. Elles sont éclairantes et passionnantes :
"Je ne regretterai pas les juges d’instruction. Non pas que leur suppression du système judiciaire résolve d’un coup la question de la procédure pénale en France, mais parce que leur pratique professionnelle, depuis les années 1990, les a disqualifiés. La presse eut beau louer ces juges pourfendeurs de la corruption de la classe politique, les abus de pouvoirs et les erreurs judiciaires qu’ils ont commises, sûrs de leur bon droit et de leur morale, ont démontré que, contrairement à ce qu’ils soutiennent aujourd’hui, ils ne sont pas en eux-mêmes les garants des libertés individuelles et de la sûreté. La fonction de la Justice pénale n’est pas, en effet, de provoquer l’évolution de la société à coup de mises en examen fracassantes et de révélations de scandales divers, mais avant toute autre considération, de garantir au maximum les citoyens des excès et des injustices que peuvent commettre les juges dans l’exercice de leurs puissants pouvoirs.
Rien ne dit, cependant, que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la défense constitue à cet égard un système plus fiable que le précédent. Me concernant, j’ai depuis plusieurs années plaidé pour un développement des droits de la défense, de sorte que les avocats puissent exercer un contre-pouvoir judiciaire suffisamment efficace, et cela quel que soit le système de poursuites: avec ou sans juge d’instruction.
Le fait est que depuis les lois de 1993, 2000, 2005 et 2007, la procédure d’instruction judiciaire avait évolué vers un schéma de type contradictoire, qui, sur bien des points, était devenu assez satisfaisant, il faut bien le reconnaître. Le problème est que ce dispositif ne s’appliquait que dans le cadre des seules instructions judiciaires, soit moins de 5% des affaires. Au cours d’une enquête préliminaire ou de flagrance, en revanche, aucun droit ni aucun statut n’était accordé à la défense, non plus qu’à la partie civile. Voici l’enjeu de ce projet de réforme: quels seront les pouvoirs de l’avocat au cours de cette nouvelle procédure d’enquête?
Les droits de la défense forment un bloc. L’avocat doit pouvoir les exercer de manière effective, dans toute situation, dès lors que son client est mis en cause, sans qu’il appartienne ni au procureur de la République ni au juge d’instruction d’en décider. Les réquisitoires délivrés contre x, tandis que la personne visée est clairement identifiée, sont une hérésie. Ils n’ont d’autre but que d’autoriser la garde à vue du suspect, hypocritement traité comme un témoin, alors même que son droit d’être assisté par un avocat devrait naturellement lui être reconnu.
L’usage de la garde à vue sur commission rogatoire, qu’ont largement développé les juges d’instruction pour déléguer aux policiers la mise en état de leurs dossiers, est tout aussi inadmissible. Les droits premiers de la défense devront pouvoir être exercés de manière effective par toute personne visée par une enquête, sans exception : droit à l’assistance d’un avocat, droit d’accès au dossier de la procédure, droit de demandes d’actes d’enquêtes et d’expertises, ainsi que recours en illégalité de l’instance.
La commission Léger, qui est chargée d’établir un rapport sur le sujet d’ici le printemps, se penchera sur chacune de ces questions, pour choisir les modalités des procédures applicables, parmi les multiples options qui sont ouvertes.
Présence active de l’avocat en garde à vue ? Pourquoi pas, mais je reste convaincu que les magistrats et surtout les policiers livreront sur ce point un combat farouche. Ne sous-estimons pas non plus les contraintes qu’imposerait aux avocats la nécessité d’assister leurs clients durant deux ou quatre jours de garde à vue, sans délai de convocation ni de préparation. Je préférerais personnellement que le principe soit clairement affirmé de l’interdiction de l’audition comme témoin de toute personne suspectée, laquelle ne pourrait dès lors avoir lieu qu’en présence de l’avocat, au tribunal ; en somme, une application franche de l’actuel article 105 du code de procédure pénale, à toute procédure d’enquête.
Demandes d’actes d’instruction ou bien investigations privées? Ma préférence va nettement à un système de demandes d’actes auprès du procureur, sous l’arbitrage du juge de l’instruction. C’est un sujet très important qu’il serait trop long d’exposer ici. En résumé, disons que les enquêtes privées poseraient de sérieux problèmes, notamment d’intégrité des preuves produites ou occultées, et que leur coût empêcherait la majorité des justiciables d’y recourir. Le système de la demande d’actes d’instruction de l’actuel article 82-1 du code a quant à lui fait ses preuves, me semble-t-il, dans la mesure, du moins, où les avocats s’en sont servis...
Car c’est bien là l’une des clés de la réussite de toute réforme de la procédure pénale, dans un sens accusatoire : les avocats se voient confier un rôle moteur, qu’ils doivent assumer pleinement. Le juge d’instruction, dans bien des affaires, veillait à instruire aussi à décharge. Les magistrats du parquet, même objectifs dans la conduite de leurs enquêtes, soutiennent une accusation. Ce sera donc aux avocats de se charger d’initiative de cette instruction en défense, suivant une méthodologie nouvelle qu’il leur faudra élaborer et mettre en œuvre. S’en abstiendraient-ils qu’ils mettraient en danger leurs clients, démunis face à un parquet puissant, bien organisé et déterminé. Leur responsabilité professionnelle serait engagée. Qu’on ne s’y trompe pas. La suppression du juge d’instruction de notre système judiciaire augure d’une autre réforme : celle du barreau.
La défense pénale est un métier, une affaire de spécialiste, et le sera davantage encore demain qu’aujourd’hui. Les pénalistes professionnels sauront s’adapter, c’est certain. Mais la défense est aussi une mission de service public, que les ordres d’avocats doivent assurer, pour que toute personne poursuivie puisse être défendue de manière appropriée. Faudrait-il importer d’outre-Atlantique le modèle des bureaux publics de défense pénale, recrutant les plus motivés des jeunes avocats, qui s’y consacreraient alors à part entière durant leurs années de formation? J’adhère à cette nouvelle proposition de Daniel Soulez Larivière. C’est lui qui aura été l’un des précurseurs de cet ample mouvement de réforme du monde judiciaire en France. Je lui rends ainsi hommage !"
http://blogdalloz.fr
L'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, qui plaide depuis longtemps en faveur du développement des droits de la défense, exprime sur le blog des Editions Dalloz, ses réflexions sur le projet du président de la République de modernisation du droit pénal et, en particulier, sur la suppression du juge d'instruction. Elles sont éclairantes et passionnantes :
"Je ne regretterai pas les juges d’instruction. Non pas que leur suppression du système judiciaire résolve d’un coup la question de la procédure pénale en France, mais parce que leur pratique professionnelle, depuis les années 1990, les a disqualifiés. La presse eut beau louer ces juges pourfendeurs de la corruption de la classe politique, les abus de pouvoirs et les erreurs judiciaires qu’ils ont commises, sûrs de leur bon droit et de leur morale, ont démontré que, contrairement à ce qu’ils soutiennent aujourd’hui, ils ne sont pas en eux-mêmes les garants des libertés individuelles et de la sûreté. La fonction de la Justice pénale n’est pas, en effet, de provoquer l’évolution de la société à coup de mises en examen fracassantes et de révélations de scandales divers, mais avant toute autre considération, de garantir au maximum les citoyens des excès et des injustices que peuvent commettre les juges dans l’exercice de leurs puissants pouvoirs.
Rien ne dit, cependant, que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la défense constitue à cet égard un système plus fiable que le précédent. Me concernant, j’ai depuis plusieurs années plaidé pour un développement des droits de la défense, de sorte que les avocats puissent exercer un contre-pouvoir judiciaire suffisamment efficace, et cela quel que soit le système de poursuites: avec ou sans juge d’instruction.
Le fait est que depuis les lois de 1993, 2000, 2005 et 2007, la procédure d’instruction judiciaire avait évolué vers un schéma de type contradictoire, qui, sur bien des points, était devenu assez satisfaisant, il faut bien le reconnaître. Le problème est que ce dispositif ne s’appliquait que dans le cadre des seules instructions judiciaires, soit moins de 5% des affaires. Au cours d’une enquête préliminaire ou de flagrance, en revanche, aucun droit ni aucun statut n’était accordé à la défense, non plus qu’à la partie civile. Voici l’enjeu de ce projet de réforme: quels seront les pouvoirs de l’avocat au cours de cette nouvelle procédure d’enquête?
Les droits de la défense forment un bloc. L’avocat doit pouvoir les exercer de manière effective, dans toute situation, dès lors que son client est mis en cause, sans qu’il appartienne ni au procureur de la République ni au juge d’instruction d’en décider. Les réquisitoires délivrés contre x, tandis que la personne visée est clairement identifiée, sont une hérésie. Ils n’ont d’autre but que d’autoriser la garde à vue du suspect, hypocritement traité comme un témoin, alors même que son droit d’être assisté par un avocat devrait naturellement lui être reconnu.
L’usage de la garde à vue sur commission rogatoire, qu’ont largement développé les juges d’instruction pour déléguer aux policiers la mise en état de leurs dossiers, est tout aussi inadmissible. Les droits premiers de la défense devront pouvoir être exercés de manière effective par toute personne visée par une enquête, sans exception : droit à l’assistance d’un avocat, droit d’accès au dossier de la procédure, droit de demandes d’actes d’enquêtes et d’expertises, ainsi que recours en illégalité de l’instance.
La commission Léger, qui est chargée d’établir un rapport sur le sujet d’ici le printemps, se penchera sur chacune de ces questions, pour choisir les modalités des procédures applicables, parmi les multiples options qui sont ouvertes.
Présence active de l’avocat en garde à vue ? Pourquoi pas, mais je reste convaincu que les magistrats et surtout les policiers livreront sur ce point un combat farouche. Ne sous-estimons pas non plus les contraintes qu’imposerait aux avocats la nécessité d’assister leurs clients durant deux ou quatre jours de garde à vue, sans délai de convocation ni de préparation. Je préférerais personnellement que le principe soit clairement affirmé de l’interdiction de l’audition comme témoin de toute personne suspectée, laquelle ne pourrait dès lors avoir lieu qu’en présence de l’avocat, au tribunal ; en somme, une application franche de l’actuel article 105 du code de procédure pénale, à toute procédure d’enquête.
Demandes d’actes d’instruction ou bien investigations privées? Ma préférence va nettement à un système de demandes d’actes auprès du procureur, sous l’arbitrage du juge de l’instruction. C’est un sujet très important qu’il serait trop long d’exposer ici. En résumé, disons que les enquêtes privées poseraient de sérieux problèmes, notamment d’intégrité des preuves produites ou occultées, et que leur coût empêcherait la majorité des justiciables d’y recourir. Le système de la demande d’actes d’instruction de l’actuel article 82-1 du code a quant à lui fait ses preuves, me semble-t-il, dans la mesure, du moins, où les avocats s’en sont servis...
Car c’est bien là l’une des clés de la réussite de toute réforme de la procédure pénale, dans un sens accusatoire : les avocats se voient confier un rôle moteur, qu’ils doivent assumer pleinement. Le juge d’instruction, dans bien des affaires, veillait à instruire aussi à décharge. Les magistrats du parquet, même objectifs dans la conduite de leurs enquêtes, soutiennent une accusation. Ce sera donc aux avocats de se charger d’initiative de cette instruction en défense, suivant une méthodologie nouvelle qu’il leur faudra élaborer et mettre en œuvre. S’en abstiendraient-ils qu’ils mettraient en danger leurs clients, démunis face à un parquet puissant, bien organisé et déterminé. Leur responsabilité professionnelle serait engagée. Qu’on ne s’y trompe pas. La suppression du juge d’instruction de notre système judiciaire augure d’une autre réforme : celle du barreau.
La défense pénale est un métier, une affaire de spécialiste, et le sera davantage encore demain qu’aujourd’hui. Les pénalistes professionnels sauront s’adapter, c’est certain. Mais la défense est aussi une mission de service public, que les ordres d’avocats doivent assurer, pour que toute personne poursuivie puisse être défendue de manière appropriée. Faudrait-il importer d’outre-Atlantique le modèle des bureaux publics de défense pénale, recrutant les plus motivés des jeunes avocats, qui s’y consacreraient alors à part entière durant leurs années de formation? J’adhère à cette nouvelle proposition de Daniel Soulez Larivière. C’est lui qui aura été l’un des précurseurs de cet ample mouvement de réforme du monde judiciaire en France. Je lui rends ainsi hommage !"
lundi 16 février 2009
Motivation des verdicts
Dans l'arrêt Taxquet (13 janvier 2009), la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la Belgique dont la loi ne contraint pas les jurys d'assises à motiver les verdicts. Le collège des procureurs généraux propose que désomais le jury d'assises continue à délibérer seul de la culpabilité de l'accusé, mais que le verdict soit motivé avec les juges. En attendant une modification de la loi, ces hauts magistrats recommandent, en effet, que la cour rédige la motivation du verdict avec les jurés lors de la seconde délibération, celle durant laquelle le jury se réunit avec les trois juges professionnels de la cour pour débattre de la peine. La motivation du verdict, jointe à la motivation de la peine, serait alors ajoutée à l'arrêt final. Cette motivation serait susceptible de faire, le cas échéant, l'objet d'un recours devant la Cour de cassation.
Il serait heureux que la France, dont la procédure d'assises est un peu différente mais non sur ce point essentiel, tire à son tour les conséquences de cette condamnation. Jusqu'à présent, les jurés, assistés du président de la cour d'assises et de ses deux assesseurs, n'ont à répondre que par "oui" ou "non" aux questions précises qui lui sont posées, notamment sur la culpabilité de l'accusé et la préméditation du crime. L'arrêt rappelle que "dans les affaires Zarouali c. Belgique et Papon c. France , la Commission et la Cour ont considéré que « si le jury n'a pu répondre par « oui » ou par « non » à chacune des questions posées par le président, ces questions formaient une trame sur laquelle s'est fondée sa décision », que « la précision de ces questions permet de compenser adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury » et que « cette appréciation se trouve renforcée par le fait que la cour d'assises doit motiver le refus de déférer une question de l'accusation ou de la défense au jury ». Mais cela suffit-il ?
La Cour estime, en effet, que l'absence de motivation constitue une violation du droit à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) : "Il est important, dans un souci d'expliquer le verdict à l'accusé, mais aussi à l'opinion publique, au peuple au nom duquel la décision est rendue, de mettre en avant les considérations qui ont convaincu le jury de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et d'indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement ou négativement aux questions".
Voir l'arrêt de la Cour à l'adresse suivante :
http://cmiskp.echr.coe.int
Pour que les choses soient claires : le principe de la motivation des verdicts, qui s'impose aux magistrats professionnels dans les tribunaux correctionnels, devrait également s'imposer dans les verdicts des tribunaux d'assises. Le fait que les jurés d'un jury populaire aient à se prononcer sur des questions précises, sur la seule base de leur "intime conviction", ne suffit pas à satisfaire à ce qui devrait être une obligation générale de la justice pénale, surtout lorsqu'il s'agit de condamner un individu à de longues peines de prison.
Il serait heureux que la France, dont la procédure d'assises est un peu différente mais non sur ce point essentiel, tire à son tour les conséquences de cette condamnation. Jusqu'à présent, les jurés, assistés du président de la cour d'assises et de ses deux assesseurs, n'ont à répondre que par "oui" ou "non" aux questions précises qui lui sont posées, notamment sur la culpabilité de l'accusé et la préméditation du crime. L'arrêt rappelle que "dans les affaires Zarouali c. Belgique et Papon c. France , la Commission et la Cour ont considéré que « si le jury n'a pu répondre par « oui » ou par « non » à chacune des questions posées par le président, ces questions formaient une trame sur laquelle s'est fondée sa décision », que « la précision de ces questions permet de compenser adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury » et que « cette appréciation se trouve renforcée par le fait que la cour d'assises doit motiver le refus de déférer une question de l'accusation ou de la défense au jury ». Mais cela suffit-il ?
La Cour estime, en effet, que l'absence de motivation constitue une violation du droit à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) : "Il est important, dans un souci d'expliquer le verdict à l'accusé, mais aussi à l'opinion publique, au peuple au nom duquel la décision est rendue, de mettre en avant les considérations qui ont convaincu le jury de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et d'indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement ou négativement aux questions".
Voir l'arrêt de la Cour à l'adresse suivante :
Pour que les choses soient claires : le principe de la motivation des verdicts, qui s'impose aux magistrats professionnels dans les tribunaux correctionnels, devrait également s'imposer dans les verdicts des tribunaux d'assises. Le fait que les jurés d'un jury populaire aient à se prononcer sur des questions précises, sur la seule base de leur "intime conviction", ne suffit pas à satisfaire à ce qui devrait être une obligation générale de la justice pénale, surtout lorsqu'il s'agit de condamner un individu à de longues peines de prison.
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