On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 31 décembre 2012

Bonne année 2013

Chers et chères ami(e)s qui suivez avec amitié et bienveillance ce blog, tous mes vœux de santé et de bonheur pour l'année 2013. Je vous souhaite la réalisation de tout ce que votre cœur désire. Mille bonnes choses à tous et à toutes.

samedi 29 décembre 2012

Jérôme d'Egine

Presbytera Anna, tel est le nom de plume de cet admirable écrivain, publie en édition numérique peut-être le plus beau, le plus profond, livre de spiritualité chrétienne que j'aie lu depuis longtemps, Vie et Propos Spirituels de Jérôme d'Egine. Dans la lignée des grands startsi du monastère d'Optina, que Dostoïevski a immortalisés dans Les Frères Karamazov, le père Jérôme, à l'instar du staretz Zosime, a été pour des milliers et des milliers de fidèles l'incarnation de l'amour inconditionnel, une source de consolation dans les peines et la détresse. Ce livre, lumineux, merveilleusement écrit et d'une très grande justesse spirituelle, est une source de joie comparable aux chants des moines de Valaam. C'est la voix d'un homme que l'on entend, et cet homme est un grand maître. Ne craignez pas d'y trouver de pesants préceptes de morale ni rien de ce qui nous rebute tant dans les textes dits "religieux" et qui est souvent, il est vrai, exaspérant. L'auteur nous rend merveilleusement présents l'homme, la profondeur et l'authenticité de son expérience, et les leçons simples qu'il dispensait à ceux qui de partout se rendaient à son ermitage.
Ce n'est pas, vous l'aurez compris, que je fasse œuvre de prosélytisme. Rien de mes convictions personnelles ne s'exprime dans le désir de partager avec vous la beauté de ces œuvres. C'est simplement que je suis convaincu que la sensibilité spirituelle est une dimension de l'être humain qu'il faut tout autant développer que la sensibilité esthétique ou que la sensibilité morale. Si, comme je le pense, nous devons rester intellectuellement "ouverts" à ce qui nous est étranger, ce livre magnifique et tellement touchant est une précieuse voie d'entrée dans un monde que nous n'avons aucune raison d'ignorer, moins encore de mépriser, tant il recèle de beautés véritables et sublimes. En faire l'éloge est aussi une manière joliment décalée d'entrer dans la nouvelle année !
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    Petite note technique : Pour lire un livre numérique, il n'est pas nécessaire de posséder une liseuse ou une tablette. Il suffit de télécharger le logiciel (gratuit) Kindle sur le site Amazon et vous pourrez accéder au texte depuis votre ordinateur.
  • lundi 24 décembre 2012

    Joyeux Noël

    Joyeux Noël à tous et à toutes !
    Pour notre joie, ce sublime chant des moines de Valaam "Réjouis-toi, ô Vierge inépousée" qu'on ne se lasse pas d'écouter.

    samedi 15 décembre 2012

    Dominique Fernandez, Tolstoï

    Le grand romancier, Dominique Fernandez, vient de publier dans Le Livre de Poche, une magnifique étude, intitulée sobrement Avec Tolstoï. La personnalité complexe, l'itinéraire intérieur, les œuvres principales au style volontairement simple et impersonnel (si éloigné de celui de Dostoïevski), le génie douloureux de l'immense écrivain, son évolution de plus en plus subversive, ses luttes contre l'Eglise officielle, contre l'Etat, le "rousseauisme" de ce grand seigneur qui possédait dix mille livres et qui parlait couramment cinq langues, tout y est, sans prétention académique, mais nourri par une grande érudition et servi par une très belle langue. Le fruit d'une longue et très profonde fréquentation, écrit comme pour soi-même, pour mettre ses idées au clair, et qui se donne ensuite en partage. En fermant le livre, lu presque d'une traite, tant il est passionnant, je ne pouvais manquer de songer à ce qui rapproche Tolstoï de Michel-Ange, la puissance créatrice et le rejet sur le tard de l'art au nom d'une quête spirituelle plus haute, les déchirements de l'être, trahi par ses appétits charnels et qui cherche en vain à s'en délivrer, l'absolue consécration aux exigences de l'honnêteté avec soi qui est le propre des très grands artistes. "J'aime la vérité ... j'aime la vérité", telles furent les dernières paroles prononcées par Tolstoï. Ce livre est un très bel exercice d'admiration. Enseignerait-on de cette façon les grands écrivains à l'école ou à l'université, on les donnerait à aimer bien plus, hélas, qu'on ne le fait.
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  • samedi 8 décembre 2012

    Intelligence de la bête

    Eric-Emmanuel Schmitt vient de publier un recueil de nouvelles, Les deux messieurs de Bruxelles, dont l'une est intitulée « Le chien ». Je n'ai lu aucun livre de cet auteur à succès, mais invité sur France-Inter ce soir, il a raconté d'où lui est venu l'idée de ce récit : à un moment de Ethique et infini, Emmanuel Lévinas rapporte comme il fut bouleversé par la fête que lui fit un chien, alors qu'il était détenu dans un camp nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Un animal lui avait rendu le sentiment de sa dignité bafouée et s'était comporté à son égard avec une humanité dont les gardiens n'étaient plus capables. Je ne sais comment le romancier s'est emparé de ce souvenir, mais, à peine évoqué, c'est comme un monde et une perspective nouvelle qui s'ouvre devant soi, et je songe à ceci :
    Devrait-on se moquer de ces personnes âgées, laissées seules par leurs enfants et leur famille, qui tiennent à la corde de la vie par l'affection d'un animal de compagnie ? La solitude, sans doute, est lourde et triste, mais elle est alourdie et rendue plus insupportable par l'indifférence et l'égoïsme des proches. A défaut de tendresse envers ses parents – peut-être n'en sommes-nous pas tout à fait capables, tant de choses difficiles entre nous se sont passées - ce devrait être pour le moins un devoir d'en prendre soin, de leur témoigner que le sens de l'existence ne s'évalue pas seulement à l'utilité, qu'ils comptent encore, que le temps passé a effacé reproches et récriminations qu'on pouvait nourrir à leur endroit et qu'ils méritent un infini respect parce que, plus que nous, ils se trouvent dans la main de la mort qui nous attend tous. Un animal n'a nul souci de ces considérations ni de ces devoirs. Tout à la joie d'exister, lorsqu'il aboie et frétille de la queue, c'est la vie en lui et la vie en l'autre qu'il célèbre, la vie que nous avons en partage et qui nous est commune, ce grand lien cosmique qui ne connait pas de séparation. Alors que ce puisse être, au terme de son existence, une joie et une consolation de s'en nourrir, comment y voir du ridicule ? Il y a parfois plus d'intelligence profonde chez l'animal que chez l'homme. Qu'elle soit inconsciente ne la rend pas moins mystérieuse ni moins magnifique. La grande loi de l'amour s'y manifeste dans sa sublime indifférence. Qu'importe à la bête qu'on soit riche ou pauvre, jeune ou vieux, d'un physique avenant ou le corps dégradé par la vieillesse et la maladie, sans domicile fixe ou au sommet de la gloire ! Pourvu que nous ne la fassions pas souffrir, dans sa grande équanimité, elle léchera la main de l'un comme de l'autre, et c'est une leçon à retenir.

    vendredi 30 novembre 2012

    Valaam, L'archipel des moines

    Beaucoup d'entre vous ont aimé la beauté des chants des moines de Valaam, ce monastère du nord de la Russie, le plus ancien du pays, dont la restauration a été entreprise il y a près de vingt-cinq ans, lorsque six moines sont revenus sur l'archipel, abandonné et devasté par un demi-siècle de dictature soviétique. Le documentaire, réalisé par François Lespès et diffusé le 26 novembre sur la chaîne KTO, nous fait entrer dans cet univers qui transmet, de maîtres à disciples, une tradition spirituelle ancestrale. Pour ceux et celles qui ne l'ont pas encore vu, je vous rappelle également le film de Pavel Lounguine, L'île, qui est une pure merveille.
    Qu'on soit croyant ou non, qu'importe, si c'est une profonde nostalgie qui s'éveille en nous à l'évocation de cette vie de prière et de labeur, à l'écart de la fureur du monde et, pourtant, si profondément ancrée en elle. Tout cherche à y être beauté, intérieure et extérieure. A certains moments, nous pourrions, qui sait ? nous abandonner à son attrait... Des milliers de pélerins se rendent chaque année auprès des pères spirituels (startsy) de Valaam pour y déverser, sans crainte d'être jugés, les peines de leur existence et les tourments de leur âme et trouver, auprès d'eux, paix et consolation. Valaam est un des derniers refuges de la spiritualité orthodoxe et chrétienne. Quelque chose d'infiniment précieux se perpétue dans ce lointain ilôt qui s'est presque entièrement perdu ailleurs. On ne saurait dire que cette perte soit une émancipation ou le signe d'un progrès. En pénétrant un peu dans ce monde, nous pouvons mesurer à quel point cette perte est, au contraire, immense.



  • http://valaam.ru
  • mardi 27 novembre 2012

    Les Atelières

    Cher(e)s ami(e)s, soutenez sur Facebook les Atelières, d'anciennes ouvrières de Lejaby qui ont créé, avec l'aide de Muriel Perrin - chef d'entreprise, elle est à la tête d'une agence de communication - un atelier coopératif de façonnage haute couture de lingerie. Elles étaient les invités de Patrick Cohen ce matin sur France-Inter et, franchement, c'est un magnifique projet. A les entendre parler de leur combat pour sauver une activité artisanale ancestrale, à leur courage, à leur sens de la solidarité, suis-je bête, j'avais presque les larmes aux yeux. Voilà qui peut encore nous donner espoir que la brutalité et la rationalité des calculs comptables n'ont pas tout envahi. Elles ont encore besoin de financement. Nous pouvons les aider.
  • www.facebook.com>
  • www.lesatelieres.fr
  • lundi 26 novembre 2012

    The Capability Approach and Cosmopolitan Liberalism, Elisa Hörhager

    La Théorie de la justice de John Rawls se présente explicitement comme une conception "paroissiale" dont l'application est limitée aux démocraties libérales occidentales. Lorsqu'il s'agit de définir les principes d'une justice globale, il s'en tient au respect des droits fondamentaux des individus et, pour le reste, à la tolérance à l'égard des différentes pratiques culturelles. Cette approche a fait l'objet de nombreuses controverses au sein de la philosophie politique libérale contemporaine. Une des plus fécondes contributions à une conception cosmopolite de la justice est apportée par l'approche des "capabilités", qu'explorent Amartya Sen et Martha Nussbaum.
    Dans cet article, fort bien documenté, Elisa Hörhager, titulaire d'un Master en Sciences Politiques, diplômée de l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, fait le point sur ces débats hautement sophistiqués. Je la remercie infiniment de m'avoir autorisé à le publier.
    _________________________

    As of the 1990s, the persistence of global socio-economic inequality shifted political theory towards a new debate about a potential remedy for this situation on a global scale. This debate is called the cosmopolitan debate on social justice. For several cosmopolitan theorists in the contractarian current, this global shift has been a continuation of the logic implicit in the 20th century’s fundamental theory on “justice as fairness” by John Rawls. Uniting social justice with liberalism, Rawls initially limited his theory to the confinements of a nation state. At a later stage, he acknowledged the challenge of global justice and tried to take it into account by formulating a law of peoples to be developed out of his own idea of liberal justice (Rawls 1999, 3).
    The cosmopolitan debate on global justice is based on the Rawlsian premise that the way natural endowments are distributed in morally arbitrary. Cosmopolitan theorists agree with Rawls that “we do not deserve (in the sense of moral desert) our place in the distribution of natural endowments” (Rawls 2001, 74). However, unlike Rawlsian theory of justice, cosmopolitanism is also based on the assumption that the birthplace of a person or a person’s nationality is morally irrelevant for thinking about justice. The “chance event of being born in one nation rather than another pervasively determines the life chances of every child who is born” (Nussbaum 2006, 224), and is something which cosmopolitanism wants to overcome through a globally applicable concept of justice.
    As cosmopolitan approaches confer upon each individual, equally, the status of “ultimate unit of concern” on a global scale and in complete generality (Pogge 1992, 48), they have taken up the methodological individualist standpoint inherent in political liberalism. However, extended to a global scale the meaning and requirements of political liberalism are far from clear. Legitimately arguing that a concept of justice is globally applicable on the basis of liberal methodological individualism poses numerous problems, from context sensitivity to responsibility. The goal of this article is to examine the compatibility between global justice and political liberalism.
    Through a closer look at the way Rawls conceived of justice on a global scale, the challenges of incorporating political liberalism into cosmopolitan theory become clearer. Justice as fairness is politically liberal in that it can be accepted by different individuals each with their own comprehensive views on the good life. Rawls however refused to extend the reasoning and principles of justice as fairness to the global scale, arguing instead for an alternative law of peoples based only on human rights duties. It is therefore necessary to re-examine the reasons why Rawls refused to extend his contractual concept to a global scale. Political liberalism, as conceived by Rawls and as employed by cosmopolitanists, consists of two main principles. When applied to an individual inside a politically liberal society, they can be termed negative and positive freedom. On a global scale of justice, both toleration and pluralism are values inherent in liberalism. Hence, depending on the scale of justice, these principles vary in terminology yet only slightly in content. Globally, the dichotomy is of a larger order and concerns not the content of liberalism, but the validity of political liberalism as a doctrine. It questions the capacity of such a “higher-order” liberalism to deal with the global empirical context, which contains liberal as well as non-liberal societies.
    These two principles inherent in political liberalism do not only complement each other, but also are alternatively prioritized in different versions of social justice. A first step in this article is to compare on the scale of a liberal society Rawls’ version to an alternative theory of liberal justice which has recently drawn much scholarly attention. Martha Nussbaum’s capability approach is deliberately conceived as an alternative to Rawls’ resourcist, rationalist contractarianism. However, the capability approach faces the possibility of a trade-off on negative freedom while prioritizing empowerment.
    The second section of this paper focuses on the global scale. Far from simply rejecting liberalism on a global scale, John Rawls refused to elaborate a cosmopolitan version of his politically liberal justice as fairness concept out of respect for the liberal principle of toleration. This position can be criticized on several accounts. Most fundamentally, it betrays the primary assumption of methodological individualism at the center of liberalism and of Rawls’s own theory. In light of this trade-off on pluralism in favor of toleration, the capability approach is put forward as an attractive alternative. It attempts to be at the same time a “thick” and a “vague” concept of justice, both context sensitive and globally applicable. In conclusion, the capability approach overcomes Rawls’s stunted version of global justice by consistently and effectively applying political liberalism. From the perspective of the individual, where Nussbaum’s approach might not seem liberal enough is less in its approach to global justice than in problems of individual applicability.

    What political liberalism means for social justice

    There are two perspectives for conceiving of the abstract principle of freedom which forms political liberalism. Liberalism means respecting both the “positive” freedom and the “negative” freedom of individuals, meaning the freedom to act and the freedom to be free of constraints (except for the constraints imposed by the positive freedom of others). In a concept of social justice, positive freedom means leaving room for individual concepts of the good life – “free agents must be, in a fundamental sense, self-governing” (Christman 1991, 344). Negative freedom in liberalism is traditionally formulated both as state neutrality towards individual ideas of the good life and neutrality between the individuals as a function of their individual freedom. It is important to recall that these two perspectives on freedom, conceptualized separatly in this abstract manner, are two sides of the coin of political liberalism and mutually enable one another. As will become clear, however, theories of justice tend to epistemologically favor one of the two perspectives.
    What it means to enable true individual autonomy through social justice differs largely with the anthropological concept of a theory. Rawls recognizes that in order to provide effective autonomy freedom from constraints has to be complemented by basic rights and resources. Thus surpassing a purely formal definition of liberalism, he has gone to great lengths in a procedural contractarian construct so that the result would be a module of justice which could be accepted by and fit in to various reasonable comprehensive doctrines. In the original position, his is a theory of rational choice (on this point see DeLue 1980) based on a situation of complete equality under the veil of ignorance. “Aristotelian” elements of human beings in their social reality are therefore left out of the picture while the principles of justice are formed. This is exemplified in his rejection of civic humanism, where Rawls writes “in the strong sense, civic humanism is (by definition) a form of Aristotelianism: it holds that we are social, even political [...] beings“(Rawls 2001, 142-3). Aristotelianism is rejected as a “comprehensive philosophical doctrine and as such incompatible with justice as fairness as a political conception.” (id.) Rawls’ liberal concept has been widely criticised for “de-individualizing“ the contracting parties and focusing one-sidedly on economic resource distribution (for an overview see Kersting 2002, 63-69). This is not completely accurate. In a later stage of justice as fairness, the reasonable, disinterested individuals formerly under the “veil of ignorance” (Quote) acquire social and moral characteristics. This is why Susan Moller Okin can claim that at the center of justice as fairness “(though frequently obscured by Rawls himself) is a voice of responsibility, care and concern for others.“ (Okin 1989, 230). For Nussbaum, this is the point in Rawls’ theory where it becomes obvious that no concept of justice can afford to ignore the social situation of individuals and the injustices and limitations they face in reality. With regards to liberalism, a reductionist anthropological foundation to justice will lead to privileging negative freedom. By trying too avidly to avoid imposing any particular idea of the good life, Rawls’ reductionist justice theory fails to provide for any effective autonomy.
    The capability approach builds on this criticism of contractarianism to propose a holistic view of tolerance for the individual which takes into account personal concepts of the good life. This attempt is termed a “thick vague theory of the good” (Nussbaum 1992, 214-5). Instead of conceiving of justice as a module fitting in to the different reasonable comprehensive doctrines, it represents more of a foundation on which these different doctrines and views of the good life can build. Nussbaum has taken up “Aristotelian” elements to be found also in justice as fairness and incorporated them in her outcome-oriented normative approach. The anthropological picture her theory paints is one of the individual not only as a rational being, but also as an individual characterized by different degrees of vulnerability and different dimensions of belonging. Together with Amartya Sen, Martha Nussbaum is not contented with limiting the reach of social justice to the availability basic human goods. It is not what people have but rather “what people are actually able to do and to be” (Nussbaum 2000, 5) that determines their capacity to take advantage of the freedom at the heart of political liberalism. According to Martha Nussbaum, by conceiving of the individual as an empty unit or a procedural agent of justice and leaving out essential elements inherent in human interaction, social justice is blocked from doing what liberalism requires of it: enabling effective autonomy. To this effect, Nussbaum presents an elaborate list of basic human capabilities, a minimum threshold of which should be at every individual’s grasp. These capabilities are necessary for a flourishing life of “truly human functioning” (Nussbaum 2000, 13) identified in a historically sensitive internal essentialism (Nussbaum 1992, 207). An individual’s autonomy rests on the capabilities to function in a way she chooses. For Nussbaum, enabling agency means paying attention to the “animal and material underpinnings of human freedom” (Nussbaum 2006, 88). Nussbaum has broadened the Aristotelian principle which Rawls introduced to become a normative justification of the “Marxian/Aristotelian idea of truly human functioning” (Nussbaum 2000, 13). Autonomy of a person means that she develops capabilities with the help of justice in order to achieve her own version of functioning.
    There are three aspects of the capability approach which indicate, however, a trade-off in negative freedom. In other words, the capability list, through its “thickness”, might just impose on the individual concepts of the good life. The first difficulty here is that of autonomy and preference. There is tension between the social responsibility of justice to enable a person’s flourishing life and the individual responsibility for one’s well-being inherent in autonomy. Traditionally, liberalism has tried to expand the latter as much as possible (Alexander 2007, 107). Nussbaum tries to uphold this dimension through choice of relevant functioning. This means that once the capability provided, an individual can choose if and how to mobilize the relevant functioning attached to it (such as “being able[...] to play“ and not “to play“). In her reasoning, termed internal essentialism, identifying essential, common functionings in human life is the basis for her normative approach. Only in a second step does she then reduce the demands placed on social justice and requires it to provide only the capabilities to function in order to conserve the liberal nature of her theory (see Den Uyl and Rasmussen 2009b). In so far as capabilities are abstracted from functionings, they contain a certain concept of what the good life entails, already providing a frame limiting individual choice. Nussbaum brings choice into line with her essentialist account of a flourishing human life by qualifying preferences. At the same time as the capability list is “sensitive to people’s actual beliefs and values” (Nussbaum 2000, 158), certain preferences which are destructive in the sense that they go against the type of flourishing life envisaged are put off as “adaptive preferences”. Adaptive preferences are qualified as such because they are thought to have not been formed on a basis of autonomous choice and actually limit a subject’s autonomy. Put more strongly, an individual might have formed self-destructive or harming principles in reaction to a warped and repressive social environment in which she has long been deprived of relevant capabilities. Basing her argument on the previously utilitarian theorist Richard Posner and in line with a feminist current on preferences (see Walker 1995), Nussbaum points out that it wouldn't be valid to take such warped preferences into account when leaving room for choice in the capabilities list, because they validate an “unjust” status quo (Nussbaum 2006, 73). This step of qualifying preferences is highly controversial from a liberal perspective. Nussbaum offers no theoretical standard for qualifying when preferences become adaptive and stop being expressions of agency. John Christman has forwarded such a possible principle, according to which preferences are not adaptive “when an agent is in a position to be aware of the changes and development of her character and of why these changes come about” (Christman 1991, 348). However, even this definition does not necessarily dismiss what in the capability approach are put off as adaptive preferences. Nussbaum is aware of the „problematic tension between a normative sorting of preferences and liberal-democratic values“ (Nussbaum 2000, 115). She has chosen the explicitly normative point of view of insisting on the capabilities list even when it goes against individual preferences. The way she justifies this is by putting autonomy and the major liberties by themselves on the capability list. In adition, as mentioned above, the functioning relative to a capabiltiy is up to an individual's choice, thus limiting the normative view of the good life inherent in the approach. John Christman formulates a standard for content neutrality on which to measure a justice theory’s respect of negative freedom: „While it may be an additional value to me that my free actions conform to what turn out to be the correct standard of value, it is hardly essential to the value of free action itself that my actions so conform.“ (Christman 1991, 358). On several occasions, Nussbaum admits to a teleological form of reasoning, in which she departs from a view of the good life through certain functionings and from there derives the capabilities (Nussbaum 1992, 222; 1997, 288; 2000, 87). Thus a life without functioning is not a flourishing life. There is value inherent in functioning itself. Den Uyl and Ramussen, adamantly question the approaches’ liberal nature; they point out that it is conceptually very difficult to actually define the limit between capabilties and functionings (Den Uyl, Rasmusen 2009a). In an empirical application of the capability list, this differentiation would become even more problematic. Nussbaum allows for numerous exceptions to impose functionings, for example for children and the mentally impaired. Paired with the incomensurability of the capabilities on the list (no trade-off is allowed between them), for economic reasons and aspects of justice including taxation and resource redistribution it is easy to imagine situations in which it would be more socially legitimate to provide directly for functioning. In its application, there is a strong case to be made for questioning the capability approache's neutrality and respect of individual choice and responsibility. Amartya Sen's refusal to define a list of capabilities points to this ambiguity when attempting to provide for effective autonomy (Sen 2003, 45).

    What political liberalism means for cosmopolitan justice

    Since the 1990s, Thomas Pogge has prominently advanced a contractual cosmopolitan concept of justice founded on Rawls’ idea of justice as fairness (Pogge 2002). This approach uses the idea of a global contract between individuals to morally justify universal rights or redistributive measures between nations. At the same time, the contractualist approach places far-reaching moral requirements on participation when elaborating transnational principles of justice. Underlying the cosmopolitan global contract is the assumption that the present global structure and social institutions which bind individuals together across the globe exist already. This assumption makes the global contract vulnerable to the arguments which Rawls himself reasoned with when he refused to simply extend the contract within a politically liberal nation to the global scale. This constructivist perspective would bind liberal and non-liberal societies together in a liberal contract. The term “liberal contract” on a global scale can have two meanings. If stringently applying methodological individualism, it would have to impose political liberalism onto non-liberal societies. If applied to that of the communitarian unit, it would impose “higher-scale liberalism”: liberal freedom from constraints would apply to the existing plurality of groups and not within them. It is in light of this ambiguity of what a global liberal contract entails that Rawls's reasoning will be analysed. This will lead to viewing the capability approach of an attractive alternative to the constructivist theories. Its respect for both the freedom of individuals and communities allows us to avoid the contradiction between the scales of liberalism.
    Liberalism is the approach most tolerant of plurality, leading Nussbaum to assure that “any universalism that has a chance to be persuasive in the modern world must, it seems to me, be a form of political liberalism.“ (Nussbaum 1999, 9) However, liberalism on a global scale has to defend itself against those authors for whom the liberal principle of toleration forbids its expansion. John Rawls is one of these authors. His realistic utopia of “The Law of Peoples” (Rawls 1999) elaborates on the moral principle of toleration towards reasonable non-liberal peoples. Toleration has liberated itself of the methodological individualism on which political liberalism is based and is given priority over liberalism itself. The asymmetry in comparisson to justice as fairness is that this new concept respects groups of people instead of individuals. These non-liberal societies can be ones with apartheid or other discriminatory practices (Caney 2002, 103). So if it seems obvious that this form of toleration „sanctions intolerance to liberal minorities stranded in decent societies“ (id., 100), why did Rawls take this measure ?
    In his concept of a global contract, Rawls abandons methodological individualism, because diversity on a global scale is empirically structured through the national framework of peoples as national collectives – „[...] analogously to the liberal domestic case, Rawls must draw on the global public political culture to find ideas that can be acceptable to all“ (Wenar 2006, 102). In the global political culture, an applicable concept of justice isn’t one which would enforce political liberalism, because it includes nations such as (the fictive) Kazanistan, in which religion is merged with the state (Rawls 1999, 117-120). Rawls points out that applying a concept of justice globally is only feasible if it takes into consideration that political liberalism doesn’t dominate on a global scale. Rawls’ argument gives advantage to applicability, because existing collectives and national identities are taken into consideration. The critical issue then becomes toleration. Rawls views his global contract as tolerant in a way particularly pertinent to the ideal of political liberalism, which as a principle includes both the idea of rights and liberties and the idea of mutual toleration. Having abandoned the individualist standpoint, toleration now becomes toleration of decent, non-liberal peoples (Rawls 1999, 59-60). Nothing less than a humanitarian duty is set in terms of international justice in order to avoid interventionist possibilities (Hahn 2009, 91). By continuing to base his contract on the existing institutional framework, Rawls has stayed true to his approach in the concept of justice as fairness. By doing so, he has at the same time prioritised a statist vision of global justice and brought us towards a debate on the scope and coherence of political liberalism itself (Tan 2006, 76). Is liberalism supposed to be tolerant towards the status quo, even if it is the status quo is detrimental to pluralism because limiting individual liberty? Asking such a question involves seeing the two fundaments of global liberalism – toleration and plurality – as evaluative concepts. Solving this dilemma is also fundamental for justifying the capability approach, as it tries to extend and protect liberal rights and values on a global scale. If the individual is to be the ultimate measure, toleration as a liberal ideal loses any value as soon as the freedom to choose from various (non-liberal) doctrines is absent. Without plurality, there is no difference in the views of a good life which we need to tolerate. Liberalism on a “higher order” is based on plurality which has been made possible in the first place through toleration of plurality on a lower scale. The right, freedom and empowerment to choose in a pluralist environment therefore is prior to and more fundamental to liberalism than is toleration. Rawls’ step away from the individual can therefore be put into question: “[...] the scope of liberal toleration (inside a society for Rawls) does not and cannot extend to alternatives to liberalism itself” (Tan 2004, 79).
    Even if from an internal perspective putting tolerance over methodological individualism seems unjustified, there is another aspect of the argument which must be considered. This aspect concerns cultural relativism. The relativist claim is a radical form of pluralism; its challenge is “based upon the claim that moral truth varies with cultural tradition, hence there is no universal standard of justice.” (Moellendorf 2002, 111).This is more or less what Rawls has accepted by prioritizing toleration. Cultural relativism is based on the argument for respecting cultural differences and local traditions. For Nussbaum, “allowing a local tradition to shape people's life chances pervasively“ (Nussbaum 2006, 253) is just as morally contingent as all the other factors Rawls eliminates in the original position. The basic fallacy of cultural relativism is that it conceives of culture as a homogeneous, closed off entity. In reality, cultures are ever-changing and interacting. They harbor internal conflicts and contradictory tendencies such as liberalism as well as patriarchism. Practical reasoning and the idea that each person has rights is not a particularly Western idea (Nussbaum 2006, 254). At the same time, there can be no such thing as a moral concept originating purely from within a single culture.
    A reason for insisting on minimum human rights instead of full blown justice for Rawls is to prevent interventionism. He prefers “an absolutist interpretation of the principle of nonintervention“ as „morally superior to the license that the cosmopolitan conception gives to intervention“ (Moellendorf 2002, 111). Apart from violent interventionism, exchange between cultures and societies (something that already takes place) should enable discussion just as it is encouraged between the followers of different comprehensive doctrines in the domestic case (see Rawls 1999, 131-2). The capability approach attempts to be a universal concept of justice while at the same time respecting the principle of state sovereignty. Nussbaum has incorporated toleration of individuals and thus pluralism into her cosmopolitan approach. Instead of a minimum standard of human rights (Rawls 1999, 65), global justice requires a minimum standard of capabilities. The modern nation state is the framework for implementing justice. By distinguishing between “what we can justify morally for all and what we are morally entitled to implement“ (Nussbaum 2006, 260), only positive measures free from constraint are allowed to be employed towards justice in another state.
    More specifically, such positive measures are based on the different aspects of pluralism in the capability approach. Plurality is a founding concept in each individual capability, taking into account the plurality of an individual's circumstances and different ways of functioning. The list of capabilities, itself representing a „multiplicity of fundamental principles“ (Alexander 2004, 459) is a minimum threshold, which can be further elaborated and complemented depending on the relevant context. Open ended, the capability list is open to interpetation in an intercultural dialogue. Because of the „multiple realizability“ of her list, it seems „able to account for a variety of cultural, religious and political backgrounds.“ (Jömann, Kurbacher and Suhm 2001, 66). An overlapping consensus would be possible as soon as the capabilities list becomes a shared moral value. The process of elaborating an overlapping consensus also provides a dimension of acceptability to the capability list even when Nussbaum's internal essentionalist normative foundation is rejected. From the abstract starting point of human worth, a reflexive balance is reached in the context of a free and reflective discourse by comparing the „fixed points“ of an individual's moral intuition (Nussbaum 2000a, 101). When talking about a global consensus, stability is an importan issue. For Nussbaum, the capability approach builds on elements implicitly inherent in all relevant political traditions. For her, Rawls' conditions of stability for an overlapping consensus are too far reaching and unrealisable even in a liberal, Western society. On the other hand, „long-standing seeds“ (Nussbaum 2006, 304) of liberal ideas allow hope for an eventual consensus even from individuals in non-liberal societies. To a certain extent, the more or less global acceptance of basic human rights provides a precedent for a dialogue with the potential for a global overlapping consensus. Alexander even goes so far as to claim that the discourse on human rights would come closer to consensus through adding on the capabilities approach. The idea of a global consensus adds practical legitimacy to the toleration of “bottom-up“ plurality through discoursive practice and agency conferred to the individuals involved in elaborating on the capabilities list.
    There is a group of theorists critical of universal justice who would likely agree with Rawls that “higher-order“ liberalisms necessitates tolerance of groups of people in themselves and not just individual people. Unlike cultural relativists, liberal nationalists question the universal and not the liberal side to liberal global justice theories. They do not question methodological individualism but rather argue that in the name of individual rights community rights should be accepted as morally relevant to the individual in liberal justice. By conceding rights to cultural communities, liberal nationalism has sought to justify the moral priority of groups in contrast to global justice (see Brock 2002, 307-327). Even though prioritizing the national level communities, liberal nationalism does recognize a fundamental responsibility for justice between individuals in its approach. As long as a cosmopolitan approach respects the rights of communities along with global justice, the two approaches are not necessarily contradictory. As a moderate form of cosmopolitanism (Tan 2004, 115-9), the capability approach respects the demands of particularist solidarity. Moderate cosmopolitanism does not insist on cosmopolitanism as the only moral value. This position also advocates mild cosmopolitanist distributive justice (Caney 2001, 974-75). The capability approach only insists on the existence of global distribution but does not exclude other distributive measures, as the radical cosmopolitanism of Charles Beitz (quote). At the same time, affiliaition in all its emotional and cognitive forms is a central value of the capability approach. Compassion and care-structures are important, along with different spheres of attachement, (Nussbaum 2001, 300 and 2006, 321). It also recognizes the collective rights of certain groups, always in accordance with individual self-determination and expects the capabilities list to be implemented as constitutional principles elaborated through national politics (Nussbaum 2000a, 105). Recalling the anthropological foundations of the capability approach which acknowledges vulnerability and independence, the state is relevant for liberal reasons, because it expresses choice and autonomy. Where Nussbaum's cosmopolitan approach and liberal nationalism diverge is on the importance of the other spheres of justice and on the minimum level of global redistribution which is an added responsibility for prosperous nations.
    Allowing pluralism on multiple levels, but without abandoning methodological individualism, Nussbaum's theory seems to deal with today's global empirical situation just as well as does Rawls. In the name of toleration, she refuses to simply impose global justice but rather relies on an inclusive discourse to produce an eventual global consensus. The openness of the capability approach and the fact that it can be founded on various normative concepts also respects Rawls' criterion of liberalism, which is to be specific in form but less in content. Redistributive measures, always a highly contentious issue, are not removed from the internal political control of citizens in nation states. In conclusion, the capability approach has found a more balanced approach to the two principles of toleration and pluralism of “higher-order“ liberalism. The weakness of “human capabilities liberalism“ (Den Uyl, Rasmussen 2009a, 875) lies more in the individual sphere. Deciding on an individual version of the good life is not completely left to individual autonomy by the neo-aristotelian approach to capability This leads Den Uyl and Rasmussen to the conclusion that it does „not actually advance the cause of liberal properly understood but actually retreats from it“ (ibd. 876). This in turn affects the global applicability of the capability approach. An important aspect of the Rawlsian overlappings consensus is that it includes reasonable, but not necessarily liberal, points of view. Liberalism is confined to the political sphere to which social justice belongs and as such can be accepted by reasonable, non-liberal doctrines because it doesn't challenge their principles in the realm of the good life. Recalling the arguments from the first section, this type of consensus is solely possible insofar as the capabilities list is not seen to be too “thick“. Only if the capabilities approach is accepted as liberal enough in that it is based on essential moral intuitions acceptible by all reasonable comprehensive doctrines can one hope to reach a global consensus.

    mardi 20 novembre 2012

    Isabelle Sorente, Etat sauvage



    Isabelle Sorente est un écrivain chamane. Lorsqu'elle s'empare d'un sujet, c'est pour entraîner son lecteur dans des territoires où tout vibre, danse, s'embrase et pourtant tient ensemble avec une parfaite rigueur. C'est que la géométrie des idées s'agence chez elle à partir d'une vision.

    S'il s'agit de la condition féminine – tel est le thème du court essai Etat sauvage qu'elle vient de faire paraître dans le recueil Femmes, où en êtes-vous ? aux éditions Indigènes - n'attendons pas d'elle qu'il soit question de parité, de lutte pour l'égalité des statuts, des droits, des salaires. Sans doute, la femme doit-elle encore se libérer de nombreuses formes sociales d'assujetissement, ou encore de ces formes plus perverses d'aliénation que sont le romantisme sentimental ou la mystique de la Sainte masochiste, mais à quoi bon si c'est pour tomber dans le piège qui consisterait à s'approprier le fief des hommes ? « C'est mépriser notre puissance et la retourner contre nous, que de l'employer à changer le sexe des actionnaires. Une femme qui se connaît elle-même devient un homme nouveau, un homme qui se déploie comme un univers ».
    Qu'est-ce cela « se déployer comme un univers » ? C'est d'abord et avant tout, un exercice d'agrandissement de soi – on le dira « spirituel », puisque cet ainsi qu'elle le nomme – un élan à se faire autre (animal, à l'occasion), à être avec les autres - un état de conscience, ni égoïste ni altruiste, mais « ouvert ». Cet exercice radical ne tient pas, chez la femme, à une plus grande sensibilité – finissons-en avec ce cliché ! - mais à une capacité, acquise au fil des siècles et au cœur des contraintes, à se tenir dans l'Ouvert – Sorente est une grande lectrice de Rilke - avec une impitoyable et splendide indifférence. On retiendra au hasard cette définition, comme une sentence magnifique, qui devrait être apprise par cœur : « Je soutiens que le féminin est un entraînement de la conscience, capable de libérer l'homme de la condition domestique ».

    Isabelle Sorente subvertit notre approche habituelle (sociologique ou psychologique) des choses, avec une autorité implacable, servie par la langue superbe, joyeuse, d'un esprit totalement libre qui n'a de compte à rendre à personne et qui ne sert aucune cause.
    Ancienne élève de l'Ecole Polytechnique, elle est l'auteur de nombreux essais et romans.
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  • vendredi 9 novembre 2012

    Au cœur de la pensée libérale : Liberté et individualité chez John Stuart Mill

    Ce texte présente le premier thème du cours en amphi dispensé aux étudiants de 4e année de Sc-Pô à Aix-en-Provence.
    Il s'agira ici d'analyser, de façon un peu détaillée et précise, la façon dont John Stuart Mill envisage la notion d'individu dans De la liberté [trad. Fabrice Pataut, coll. Agora, Presses, Pocket, 1990], la signification et les conséquenes qu'il convient de tirer de la distinction qu'il établit entre deux types d'individus : la  « personnalité forte » et l'« existence chétive ».
    Le premier point à souligner porte sur le rapport que l'individu entretient avec les structures sociales, prises au sens large, mais aussi sur la nature de ces structures, selon qu'elles autorisent ou brident le droit à la constestation, à la dissidence, à la possibilité pour chacun de mener sa vie comme il l'entend.
    Ce que Mill souligne, et Tocqueville faisait un semblable constat, c'est la tendance des sociétés modernes à ce qu'on peut appeler la domestication des esprits, du fait du « despotisme de la coutume » - Tocqueville parlait d'un « despotisme de l'opinion majoritaire » - à l'ère de l'égalisation des conditions et des sociétés de masse, deux phénomènes qui sont intrinséquement liés.

    « Les conjonctures qui encadrent les différentes classes et les différents individus et qui forment leur caractère s'uniformisent chaque jour davantage. Autrefois, différents rangs sociaux, différents voisinages, différents métiers et professions, vivaient pour ainsi dire dans des mondes différents ; à présent, ils vivent tous largement dans le même monde. » [p. 131].

    Le constat est de nature sociologique, mais il a d'importantes implications à la fois sociales, politiques, psychologiques et morales. A l'inégalité des sociétés anciennes correspondait une hétérogénéité étanche des conditions et la diversité des représentations. Ce qui caractérise les sociétés modernes, c'est, au contraire, qu'elles deviennent de plus en plus homogènes et, accompagnant l'égalité des conditions, l'uniformisation aussi bien des modes de pensée que des modes de vie. Or cette tendance constitue un danger extrême pour le type de liberté individuelle que Mill a présent à l'esprit.

    La pluralité des conceptions de la bonne vie

    La question fondamentale qu'il se pose peut être, je crois, formulée de la façon suivante : comment élargir à l'individu lui-même, au sein des sociétés modernes où « l'assimilation continue » sans cesse (ib.), où l'égalisation conduit à l'uniformisation, cette diversité des opinions, des modes de vie qui, dans les sociétés traditionnelles, était l'apanage des classes aristocratiques. Selon Mill, une telle extension est un bien en soi, le seul bien qu'on puisse vraiment qualifier comme tel.
    Avant de poursuivre, citons ce passage qui formule l'axiome central de la pensée libérale :

    « Si une personne possède juste assez de sens commun et d'expérience, sa propre façn de tracer le plan de son existence est la meilleure, non parce que c'est la meilleure en soi, mais parce que c'est la sienne propre » [p. 123]

    Une telle affirmation constitue une rupture fondamentale avec la pensée des Anciens, qu'il s'agisse des philosophes grecs ou des théologiens chrétiens. Un rejet radical de ce que Isaiah Berlin appelle la « liberté positive », à savoir une approche universelle, ontologique, de ce qu'est la « bonne vie » ; par exemple, une vie où l'intellect (la raison, si vous voulez) commande aux passions et conduit l'individu sur le chemin de la réalisation de l'excellence humaine. Qu'il s'agisse de Platon, d'Aristote, de saint Augustin ou de saint Thomas, quelle que soit la diversité profonde de leurs conceptions, tous répondent à la même exigence de répondre à la question de ce qui constitue la fin de l'existence humaine et les modalités de la réalisation de cette excellence qui est le propre de l'humanité, en tant que telle. Désormais, ce qui est posé comme un principe intangible, c'est qu'aucune instance, ni sociale – par ex. religieuse, ni même intérieure – la raison précisément – n'est et ne doit être en mesure d'imposer une réponse valable pour tous de ce qu'est la bonne vie en soi. La bonne vie, c'est celle que chacun choisit selon les « plans de l'existence » qu'il se donne à lui-même, et cela en accord avec le principe qui est au cœur de l'ethos démocratique : le droit de chaque individu à se gouvernet lui-même (self government). Or il importe, de façon décisive, que cette liberté soit garantie de la façon la plus large possible, précisément en luttant contre la tendance à l'uniformisation, dérivée de l'égalité. Une telle exigence a des applications décisives aussi bien au plan social que politique.

    Conséquences politiques

    Au plan politique, ce qu'il s'agit de promouvoir en priorité, c'est le droit des minorités et des opinions dissidentes à pouvoir s'exprimer publiquement, que ce soit dans la presse, dans des œuvres d'art ou dans les assemblées représentatives (comme au Sénat des Etats-Unis). Autrement dit, une société démocratique doit garantir la liberté d'expression. C'est là une des idées centrales que Mill expose dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif , une des ses œuvres majeures. Tout comme pour Hannah Arendt, ce qui est au cœur d'une société proprement politique, c'est la liberté de discussion et de délibération, la possibilité laissée à chacun de présenter publiquement ses opinions selon des arguments raisonnables, aussi éloignés soient-elles des opinions dominantes.
    Et il y a à cela une raison profonde, essentielle, aussi bien pour Mill que pour Arendt, c'est que la politique n'a pas affaire avec la vérité. C'est ce que Mill explique dans le chapitre 2, intitulé « De la liberté de pensée et de discussion » : « Dans l'état actuel de l'intelligence humaine, seule la diversité des opinions donne une chance équitable à tous les aspects de la vérité » [p. 95]. Ce qu'il explique, c'est que chaque opinion doit pouvoir être discutée et que, du fait, que la vérité une n'existe pas – seuls se donnent divers aspects de la vérité – il faut autant que possible chercher « la conciliation et la combinaison des extrêmes » [p. 94] : « Pour tous les sujets où une différence d'opinions est possible, la vérité dépend de l'établissement d'un équilibre entre deux groupes d'arguments contradictoires » [p. 78]. Cette ouverture à la discussion publique annonce, par avance, le grand principe de la falsifiabilité des théories. Popper, notons-le, était lui-même, en politique, un libéral.

    « Les croyances, écrit Mill, pour lesquelles nous avons le plus de garantie n'ont d'autre caution sur laquelle s'appuyer que l'invitation constante faite au monde entier de démontrer qu'elles sont sans fondement » [p. 55, souligné par moi].

    A la différence du doute cartésien, ce n'est pas au regard des exigences de ma propre raison (qui est aussi une raison universelle) que les croyances doivent être passées au crible, mais au regard de la raison critique des autres. De là, l'importance fondamentale de la délibération, de la discussion, chez Mill, tout comme chez Arendt ou, encore, chez Habermas. Au cœur donc de la démocratie libérale, il y a donc une épistémologie sceptique. Le scepticisme entendu non pas comme annulation des vérités, mais comme ouverture à la multiplicité des points de vue, notre vision du monde s'enrichissant de la diversité des opinions (à condition qu'elles soient rationnellement argumentées). Comme l'écrit Hannah Arendt : « Ce n’est que dans la liberté de la discussion que le monde apparaît en général comme ce dont on parle, dans son objectivité visible de toutes parts. »
    Tel est donc le fondement épistémologique du grand principe démocratique de tolérance. Un principe, hérité de Montaigne, selon lequel du fait des limites de la raison, chacun ne peut saisir qu'un aspect de la vérité, exigeant donc que le plus grand nombre de ces aspects puissent être exposés. Ce qui suppose, donc, la liberté d'expression. C'est là, on le voit, une idée très haute de la liberté d'expression et, plus généralement, de l'idéal de la « haute culture » : notre vision du monde s'enrichit de la connaissance des diverses manières dont le monde se présente aux hommes. Si c'est là une conception nietzschéenne, il faut la distinguer de toute conséquence nihiliste. Pluralité donc, plutôt que relativité (au sens habituel, disons wéberien de la notion), l'idée étant qu'il faut multiplier autant que possible les points de vue – éventuellement se former à la multiplication des points de vue (par l'éducation et la culture) – non parce qu'ils s'annulent les uns les autres, mais parce qu'ils nous ouvrent à une « vision élargie » du monde humain.
    Ce qui est également présupposé par cette conception, c'est la conviction que l'individu est capable d'exercer un regard critique sur ses propres opinions, aussi bien que sur celles des autres et qu'il est, éventuellement capable de modifier son propre point de vue, ses opinions et, même, le cas échéant, ses croyances. Une idée qui sera critiquée, en partie du moins, par les communautariens sur la base de l'idée que notre vision du monde n'est pas individuelle, mais culturement déterminée et que nous ne sommes pas maîtres de nos idées. Nous y reviendrons.
    L'important, c'est l'idée donc qu'existe en l'homme une capacité fondamentale de penser par soi.

    Apologie de la spontanéité individuelle

    Une telle capacité n'exige pas de faire table rase de toute tradition, de tout héritage. Mill précise ce point : « Il serait absurde, écrit-il, de prétendre qu'il faille vivre comme si absolument rien n'avait été connu dans le monde avant nous » [p. 109]. Autrement dit, l'individu, tel que Mill le conçoit du moins, n'est pas appelé à tout recommencer de zéro à partir de lui-même dans le rejet systématique de tout héritage, de toute transmission considérée comme une aliénation. Nous naissons dans un monde qui nous précède, au sein d'une culture qui forme nos modes de pensée et d'appréhension du monde, avec ses coutumes, ses valeurs, etc. Mais le point fondamental, c'est que nous devons, selon Mill, avoir le droit de remettre en question ces normes, ces coutumes et même de nous y opposer, éventuellement même de les mépriser, de mener notre vie d'une façon tout à fait contraire à ce qu'elles nous contraindraient de faire. Il est essentiel à l'émergence de l'individualité de « laisser le plus de champ possible aux pratiques contraires à la coutume » [p. 123]. Telle est, en effet, la condition pour que puisse émerger des personnalités qui, au regard de la « tyrannie de l'opinion » paraissent « originales » et « excentriques » [p. 123]. En même temps, il ne s'agit pas de rejeter systématiquement l'expérience des hommes du passé, mais plutôt d'avoir le droit de l'interpréter.
    « C'est le priviège et la condition normale d'un être humain arrivé à maturité que de se servir de l'expérience et de l'interpréter d'une manière qui lui est propre » [p. 109]. C'est ce que font par exemple les grands artistes, qui sont tout à la fois novateurs et en même temps inscrits dans une tradition. Je dirais volontiers : la tradition, c'est la rive sur laquelle on s'appuie pour s'en écarter. A la différence du traditionalisme qui est une maison sans portes ni fenêtres.
    A cet endroit, Mill établit une distinction qui est, je crois, essentielle et qui nous conduit au cœur aussi bien de sa vision de l'homme que de l'idée qu'il se fait d'une société respectueuse de la liberté humaine. La distinction entre « une théorie étroite de la vie », disons conformiste, moutonnière, qui produit des êtres « étriqués et rabougris » [p. 115] et une vision expansive, libérale précisément, qui engendre des individualités fortes. Ici le concept central est celui de « spontanéité individuelle », que menacent les sociétés modernes, bien plus que ne le faisaient les sociétés traditionnelles. Ce qu'il s'agit de protéger de l'effet délétère conformismes sociaux, c'est, en effet, la « spontanéité individuelle ».
    On retrouvera une même idée exposée par Vaclav Havel : ce que les systèmes post totalitaires mettent en péril, c'est la spontanéité humaine. Le mouvement de dissidence dans les années 70 en Tchécoslovaquie est né chez ces intellectuels, qui rédigèrent la Charte 77, comme Havel [" Le pouvoir des sans-pouvoir ", Essais politiques] ou le philosophe Patocka, d'une protestation contre l'interdiction d'un groupe Rock, les Plastic People ! La liberté est enracinée, de façon essentielle, dans la spontanéité de la vie, c'est à dire dans un fond inaliénable qui peut être couvert mais non détruit. Songez au parcours du capitaine Wiesler dans La vie des autres. Il est tout à fait remarquable que les grandes figures de la dissidence en Europe de l'Est aient toujours promu l'idée d'une valeur absolue de l'individu, une idée qui accompagne chez eux, une conception très haute de la responsabilité.

    L'affirmation païenne de soi

    Une des conséquences les plus remarquables, liée à la notion de « personnalité forte », de singularité irréductible, est la remise en cause de l'idéal chrétien d'abnégation et d'humilité. La raison principale pour laquelle la foi chrétienne ne peut satisfaire les exigences d'une religion civique, c'est qu'elle fait de l'humilité la vertu suprême, et, à ce titre, elle exige du fidèle qu'il dissimule aux autres sa propre valeur morale. Voyez par exemple, le magnifique film de Pavel Lounguine, L'île. De ce fait, l'homme de valeur est appelé non pas à se montrer aux autres, mais à se cacher. La main gauche doit ignorer ce que fait la main droite et celui qui prie se parfumer la tête. Dès lors, comment un homme de valeur pourrait-il participer aux affaires publiques ? On trouve chez Mill, tout au contraire, une apologie de ce qu'il appelle « l 'affirmation païenne de soi ». Une idée que l'on trouvera aussi chez Hannah Arendt. L'agora est un espace public où les hommes sont appelés à se montrer et à rivaliser avec les autres afin d'obtenir leur estime, leur reconnaissance. Tout le christianisme fera, à l'inverse, la critique de ce que Pascal appelle la « vanité du désir de gloire », qui est à mettre au compte de l'amour-propre et de l'orgueil. Je passe, mais c'est un point tout à fait décisif. Machiavel, pour sa part, reprochait au christianisme (dans les Discours sur la première décade de Tite Live, I, XXVI) d'avoir « désarmé le ciel » et « efféminisé » les hommes, aussi ne pouvait-il constituer le ferment d'une religion civique. Le même constat est établi par Rousseau dans le livre IV du Contrat social :

    «Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. »

    Pascal ne disait pas autre chose : « Les villes par où on passe, on ne ne soucie pas d'y être estimé » [Pensées, 147, ed. Brunschvig].
    Sur ce point, les libéraux et les partisans du républicanisme civique sont d'accord : l'affirmation de soi, la libre expression de la personnalité, n'est possible que si les hommes cessent d'obéir à l'idéal chrétien d'humilité et d'abnégation pour se présenter avec fierté, orgueil même, devant les autres. Que Mill juge nécessaire d'aborder ce sujet [p. 116] est, par conséquent, hautement significatif. Une société politique composée d'hommes libres, et s'assumant comme tels, est à l'exact opposé de la communauté chrétienne où les fidèles recherchent dans le secret de leur cœur le royaume de Dieu qui n'est pas de ce monde.
    Voici ce qu'écrit Hannah Arendt à ce propos :
    « Une communauté d’hommes qui estime qu’il faut vraiment régler toutes les affaires humaines en termes de bonté, et qui par conséquent n’est pas effrayée à l’idée d’aimer ses ennemis -fût-ce à titre d’expérience- et de récompenser le mal par le bien, une communauté qui, en d’autres termes, considère que l’idéal de la sainteté est un critère -non seulement pour le salut de l’âme individuelle dans l’éloignement des hommes, mais pour la direction des affaires humaines elles- mêmes -ne peut que se tenir à l’écart de la sphère publique et de sa lumière. Elle doit oeuvrer dans l’ombre puisque le fait d’être vu et entendu produit inévitablement cet éclat et cette apparence dans laquelle toute sainteté -de quelque façon qu’elle s’y prenne- se transforme d’emblée en pseudo-sainteté et hypocrisie. »

    Ou encore : « Avec l'avènement du christianisme; l'accent se déplaça complètement du souci du monde et des devoirs qui lui sont liés au souci de l'âme et de son salut. » [« La responsabilité collective », in Ontologie et politique, p. 180.] Et Arendt de citer, Tertullien : « Rien ne nous est plus étranger que la chose publique » [id.]. C'est à cette lumière qu'il faut comprendre précepte d'obéissance à l'ordre établi, préché par saint Paul (Rom. XIII, 2).
    Vous me direz que nous sommes très loin de questions de philosophie politique. Qu'est-ce que l'homme de la pensée libérale à a voir avec la vertu de l'humilité et l'affirmation païenne de soi, dans laquelle le chrétien ne voit qu'un « vice sublime », pour reprendre l'expression de Léo Strauss ? En réalité, ces conceptions de la place de l'homme dans le monde sont tout à fait essentielles, selon qu'il est invité ou non à y prendre part, appelé à se cacher ou à s'exposer, à se montrer aux hommes ou à Dieu seul. Or, pour Mill, il s'agit bel et bien d'avoir le droit de se montrer dans la singularité de son être, quand même ce serait une offense pour la pensée étable.
    Il est enfin très important de comprendre que cette apologie de l'individualité – employons ce terme, plutôt que celui d'individu – n'a rien à voir avec une apologie de l'égoïsme. Cette précision est, en effet, particulièrement importante parce qu'on a généralement tendance à identifier « individualisme » et « égoïsme ». Si on remplace individualisme par « individualité, on comprend qu'une pareille individualité peut être aussi peu « égoïste » que pouvait l'être Gandhi ou Mère Teresa. Ce serait absurde de les qualifier de personnalités d'égoïstes, bien qu'elles représentent incontestablement des personnalités singulières, uniques.
    En réalité, la distinction entre « nature forte » - Giono parlait des « âmes fortes », le titre de l'un de ses romans – et les « existences chétives » qui s'en tiennent à une vision étriquée de la vie est beaucoup plus profonde et juste, je crois, que celle qu'on établit entre individu égoïste et individu altruiste. Il est tout à fait remarquable que ce soit chez les penseurs libéraux classiques, chez Constant, Mill ou Tocqueville, qu'on trouve une critique tout à fait radicale de l'individu, replié sur lui-même, à la poursuite de la maximisation de ses intérêts ou de ses préférences, cette figure moderne de l'homo œconomicus.
    Songez à la défense des assocations chez Tocqueville [De la démocratie en Amérique, coll. Bouquins, Robert Laffon, 1986]. C'est le seul moyen de prémunir le lien social du danger de dissolution qu'engendre la séparation des individus, laquelle est une des conséquences funestes de « l'égalité des conditions » à l'ère démocratique :

    « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s'agrandit et l'esprit humain ne se développe que par l'action réciproque des hommes les uns sur les autres … cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l'y créer artificiellement. Et c'est ce que les associations seules peuvent faire » [D. A. II].

    Ce que les associations recomposent, c'est précisément un lien « communautaire » entre les individus qui sont appelés à mettre en commun, temps, argent, passions, en vu du « bien commun » que la société démocratique dissout par le principe – pas seulement politique et institutionnel – de la séparation (des individus). Autrement dit, ce que les assocations demandent, c'est une certaine forme d'engagement, généralement bénévole, qu'une conception étroite de l'intérêt ne peut admettre ni comprendre, alors même que la société démocratique est en proie au risque de sombrer dans la « dissociété » (P. Manent).
    Quoiqu'il en soit, et pour en revenir à Mill, je crois qu'on peut dire que l'idée qu'il se fait de l'individu libéral est celle d'un être qui a pleinement développé ses facultés (pas seulement intellectuelles, mais également sensibles, imaginatives et spirituelles), un être disons de « haute intensité ». Une telle personnalité – telle que pourrait l'incarner un créateur ou un entrepreneur de grand talent – n'a rien d'un petit moi égoïste. Et il est vraisemblable qu'il aura à lutter contre les détestations collectives, ce que Nietzsche appelle le « ressentiment ».
    La revendication du droit à l'originalité, à l'excentricité, à l'affirmation païenne de soi, vise à restaurer un idéal d'homme de type aristocratique au sein d'une société travaillée par la séparation, le nivellement et l'uniformisation (ce qui, notons-le, est assez conforme à l'idéal nietzschéen).
    Je le répète, ce sont les grands penseurs libéraux qui les premiers ont été conscients et ont dénoncé les dangers d'une société faite d'individus égoïstes, indépendants mais atomisés, repliés sur eux-mêmes, et, à bien des égards, serviles. Règne des masses, atrophie et atomisation des individus, isolés, séparés les uns des autres mais dépendants de l'Etat, perte de toute capacité à l'enthousiasme et à l'engagement, uniformisation des modes de vie et de pensée, émergence de nouvelles formes « douces » de despostisme, etc. toutes ces critiques faites au libéralisme, ce sont d'abord les penseurs libéraux eux-mêmes qui les ont énoncées.

    Le despotisme doux

    Le paradoxe, c'est que cet individu, appelé à l'affirmation de soi, de ses préférences et de son mode de vie, est, en même temps, selon Tocqueville, un individu qui, du fait sa « similitude » avec les autres, cesse d'avoir la conscience d'exister comme une individualité propre. Ainsi que l'écrit Manent : « Les grandes existences individuelles, indépendantes du pouvoir politique ont été ici abolies, ou plutôt n'ont jamais existé » [Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1993, p. 62]. En effet, du fait de l'égalité, les hommes n'ont confiance ni en eux-même, ni dans les autres, ils se fient à la masse : « A mesure que les citoyens deviennent plus égaux … la disposition à en croire la masse augmente » {D. A., p. 434, cité par Manent, ib. , p. 65]. Comme l'explique encore Manent : « Dès lors, ce que croit l'homme démocratique, ce n'est pas lui-même, ni un autre homme, ni une classe, ni une Eglise, c'est cette chose qui n'a été pensée par personne et qu'on peut donc croire pensée par tous, et qu'on nomme « opunion » (…) C'est cette opinion commune qui exerce une pression continuelle et presque irrésistible sur l'esprit et l'âme de chacun. "  (id., p. 66).
    On comprend pourquoi dans ces conditions, la défense de la liberté d'opinion et d'expression est essentielle. Elle réintroduit dans la société travaillée par l'uniformisation et la servitude, la rivalité (oratoire) entre des individualités qui, tout en étant égales, luttent pour affirmer leur différence et leur supériorité ; une rivalité qu'on peut qualifier d'aristocratique parce qu'elle vise le prestige et la gloire (quoique, à la différence de l'ethos aristocratique, les pairs, ce sont ici tous les citoyens et non seulement les membres d'une même « classe »).
    Il faut revenir, un instant, sur les nouvelles formes de tyrannie qui travaillent en profondeur les sociétés démocratiques et que l'on pourrait qualifier de tyrannies « douces ».
    Voyez ce que Tocqueville écrit dans un passage célèbre de La démocratie en Amérique, qui suit de longues analyses sur la tendance des Etats démocratiques à la concentration des pouvoirs – et, quoiqu'en pense Montesquieu, peu importe qu'ils séparés les uns des autres -, à l'administration de la société par le pouvoir central et la bureaucratie, au détriment des « pouvoirs secondaires » et conduisant à l'émergence d'un despotisme d'un genre entièrement nouveau qui, à la différence des despotismes anciens, sera « plus étendu et plus doux » et qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter » [p. 647] :

    Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde (…) Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et de vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
    Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, prévoyant et doux […] Il pourvoit à leur securité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leur héritage ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre » (D. A., II, 6, souligné par moi].

    Et Tocqueville ajoute plus loin : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres » [id.].
    Ces analyses évoquent une société composée d'individus réclamant leurs droits, mais ayant perdu toute énergie d'être et d'entreprendre, incapables de s'engager pour de nobles causes et repliés sur eux-mêmes, s'en remettant du soin de prendre en charge leur vie à un Etat omni-dominateur, bien plus puissant que le souverain hobbésien, mais en continuité avec lui, et certainement bien plus puissant que les monarchies de l'Ancien Régime. Ces analyses restent, jusqu'à aujourd'hui, au cœur de la critique libérale de l'Etat-Providence, cependant que le libéralisme s'inscrit, en même temps, dans ce grand mouvement que l'on nomme l'individualisme.
    On comprend, dès lors, pour quelle raison il est essentiel, aux yeux des penseurs classiques du libéralisme, de restaurer, au sein d'une telle société de masse, les vertus à la fois de la singularité et de l'engagement, du gouvernement de soi et du dépassement en direction de quelque chose de plus grand que soi, de plus vaste que les frontières dessinées par ce petit moi étriqué. Pour Constant, ce sera la religion, pour Tocqueville, les associations et pour Mill, la participation des citoyens aux affaire publiques, soit au plan local, soit au plan national. Et cette tentative de conjuguer les bienfaits de l'individualisme avec les vertus « patriotiques » de l'engagement explique la position de certains penseurs contemporains, tel Michael Walzer, qui s'efforcent également de définir les principes de base d'un « libéralisme communautaire », c'est-à-dire d'une société d'individus libres et égaux qui fasse cependant communauté.
    Tocqueville évoquait cette tendance contraire des individus modernes à la fois à la servitude sociale et à l'indépendance privée. Nul plus que Dostoïevski n'a donné à ce besoin d'asservissement une puissance littéraire comparable à « La légende du Grand Inquisiteur » au cinquième livre des Frères Karamazov. [...]

    mercredi 7 novembre 2012

    Raphaël Liogier, Le mythe de l'islamisation

    Il n'est peut-être pas de nation qui puisse subsister sans la distinction de l'ami et de l'ennemi, du citoyen et de l'étranger, sans la délimitation de frontières et d'un espace clos sur lequel s'exerce la souveraineté de l'Etat. A quoi s'ajoute la fabrication d'un récit, plus ou moins fictif, qui vise à souder les citoyens dans le sentiment d'une identité partagée et d'une histoire commune. Mais qu'advient-il à une telle société si les ressorts de l'unité nationale et du patriotisme se nourrissent, chez un nombre croissant de citoyens, de l'imaginaire d'une menace qui conduit à stigmatiser une catégorie d'individus en raison de leur appartenance à une religion particulière ? Est-ce là un facteur de vitalité ou au contraire le symptôme d'une pathologie sociale ? On l'aura compris, c'est la seconde hypothèse qui a toutes les chances d'être la plus exacte. Encore convient-il de prouver qu'il s'agit bien là d'un fantasme se développant au sein d'une société en proie à une profonde crise identitaire. Tel est le diagnostic que porte le sociologue Raphaël Liogier dans son dernier ouvrage, Le mythe de l'islamisation. Essai sur une obsession collective (Paris, Le Seuil, 2012).

    L'évolution historique de notre regard sur l'islam est passée, nous rappelle l'auteur, par quatre étapes principales : la fascination à l'égard de l'Orient au XIXe siècle, le mépris au Xxe siècle, puis, à partir des années quatre-vingt, l'effroi, pour aboutir, en ce début du XXIe siècle, à l'obsession, le Musulman, quasiment essentialisé, remplaçant désormais le Noir et l'Arabe dans la figure de « l'altérité adverse fondamentale ». Chiffres à l'appui et nourrissant son analyse d'une enquête scientifique impartiale, l'auteur démonte une à une les sources d'un discours qui voudrait nous faire accroire que la société française, et, au-delà d'elle, l'Europe toute entière, sont exposées à un processus rampant d'islamisation, les corrompant secrètement à la manière d'une gangrène.

    Trois arguments principaux sont au cœur de cette vision que Liogier juge « paranoïde » : la bombe potentielle que constituerait la croissance démographique des musulmans, le caractère inassimilable de la religion islamique dont les principes seraient, par nature, contraires aux valeurs fondatrices des démocraties occidentales, l'existence enfin d'un projet de conquète en vue d'imposer aux nations européennes une civilisation fondée sur l'islam.

    S'agissant du premier argument, l'envahissement serait imminent : 4% de la population de l'Union européenne est d'origine mulsulmane mais, sous l'effet d'une natalité deux fois supérieure à la moyenne, ce pourcentage serait multiplié par dix dans une génération. La réalité des chiffres montre, au contraire, que dans la plupart des pays à majorité mulsulmane, l'évolution démographique conduit à une baisse considérable des taux de fécondité. Certains travaux sur les musulmans européens confirment cette tendance de l'alignement des taux de fécondité sur l'ensemble de la moyenne européenne, et cet affaissement n'épargne pas la France. Quant à l'idée d'une invasion migratoire, comparable à une colonisation de peuplement, elle n'est pas non plus confirmée par les données statistiques, le taux d'accroissement migratoire étant resté à peu près stable depuis les trente dernières années presque partout en Europe. En France, les musulmans représentent, selon une fourchette basse, entre 3,5 et 5% et, selon la fourchette haute, entre 8 et 11% de la population, dont la moitié de nationalité française. Rien ne permet d'accréditer le scénario que ces pourcentages devraient évoluer à l'avenir d'une manière significative, et certainement pas en direction d'une sorte d'invasion de l'intérieur.

    Cette réprésentation erronée de la réalité sociale s'accompagne, note Liogier, d'une équation fallacieuse qui identifie subrepticement l'islam avec ses formes les plus radicales, le tout en relation avec des entreprises terroristes. La « démonologie anti-islamique » a pu se nourrir de certains faits récents, incontestablement dramatiques et inquiétants, tels les assassinats commis par Mohammed Merah, mais le lien général établit entre islamité et délinquance, en particulier dans certains banlieues « ghéttoïsées » passe totalement à côté des raisons économiques et sociales de ce phénomène qui, pour préoccupant qu'il soit, ne conduit nullement à le mettre au compte de causes specifiquement religieuses.

    Il faut enfin en venir au dernier argument. Le port du foulard et du voile intégral serait, parmi d'autres pratiques, le signe d'une incompatibilité de nature entre les recommandations de l'islam et les principes de base de nos démocraties laïques. Or Raphaël Liogier rappelle, à juste titre, premièrement que ces obligations vestimentaires ne sont nullement inscrites dans la religion coranique, elles ne sont prescrites que dans certaines interprétations de celle-ci ; deuxièmement, le voile intégral n'est porté que par un nombre très limité de femmes de confession musulmane dont les motivations devraient être examinées de plus près. Considérer l'islam comme un bloc monolithique, source inévitablement d'aliénation et de régression, c'est ignorer les évolutions qui, ici et ailleurs, travaillent en profondeur son rapport à la modernité, souvent bien plus complexe et progressiste qu'une vision simpliste le laisse entendre.

    On peut discuter les passages où Raphaël Liogier conteste, au nom du principe de laïcité, la législation française sur le port des signes religieux ostensibles, mais cette critique s'enracine dans un attachement aux principes fondamentaux de notre tradition libérale, sans doute mieux respectés dans les pays anglo-saxons que chez nous. Si cette position, que je partage personnellement, est sujet à controverse, elle ne conduit cependant pas à mettre en cause la pertinence et la justesse de ses analyses.

    Lorsqu'il dénonce le mythe d'une conspiration islamiste qui projeterait la destruction intentionnelle de notre civilisation et la stigmatisation dont les musulmans de France sont de plus en plus victimes, Raphaël Liogier ne fait pas simplement œuvre de savant, c'est en honnête homme qu'il parle. Et s'il s'adresse à nous, ce n'est pas pour défendre une cause, mais pour rétablir la vérité des faits et nous mettre en garde. A ce travail de vigilance nous devons offrir une oreille particulièrement attentive.

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    Raphaël Liogier présente les aspects principaux de son analyse dans l'émission "Ce soir ou jamais" de Frédéric Taddéi du 10 octobre :
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  • jeudi 4 octobre 2012

    Joseph Czapski, Proust contre la déchéance

    Chers tous, vous avez la délicatesse de ne pas protester contre la durée de ma longue retraite et c'est une délicatesse que j'apprécie à sa valeur. Le jour où j'en sortirai, ce sera, je l'espère, un livre à la main. L'urgence me pousse cependant à suspendre un instant le silence et à vous recommander un livre : la conférence que donna l'immense homme de culture, écrivain et peintre, Joseph Czapski, sur Proust dans le camp soviétique de Griazowietz où il fut interné pendant dix-mois après avoir échappé au massacre des officiers polonais de Katyn en 1940.
    Dans le réfectoire puant, infecté de poux d'un ancien couvent, se nourrissant de passages entiers de la Recherche, appris par cœur et conservés comme un viatique contre la mort et la dégradation mentale, Czapski se livre, avec quel amour ! à une des plus émouvantes méditations que je connaisse sur ce qu'exige pour un créateur du génie de Proust la vocation de l'œuvre à accomplir : le dévouement total de soi, semblable au renoncement de l'ascète qui se consacre à l'absolu. Et dans cet univers de souffrances et de misères qui voudrait bestialiser les êtres, où le temps est réduit à une succession d'instants incertains, l'esprit reconquiert sa liberté inaliénable, et tous sont là, Czapski, ses camarades et nous aussi qui l'écoutons, pour entrer dans l'intelligence d'un des plus intenses, d'un des bouleversants efforts qu'un écrivain ait entrepris. C'est magnifique.
    Lisez Proust contre la déchéance publié en 2011 par la belle maison d'édition polonaise Noir sur Blanc – la librairie est située boulevard Saint-Germain à Paris – et qui vient d'être réédité chez Libretto. Je l'ai lu avec une émotion telle que je me devais de la partager avec vous. Vous voyez, je ne vous oublie pas.



    Autoportrait au camp de Griazowietz, 1940-1941
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  • dimanche 24 juin 2012

    Soeur Marie Keyrouz

    L'âme n'a peut-être pas de corps, mais elle a une âme et une voix. Et cette voix, bouleversante, accompagnée de chanteurs et de musiciens libanais, palestiniens et égyptiens, je l'ai entendue hier soir à l'abbaye de Silvacane.



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  • dimanche 10 juin 2012

    Lettre à propos du Vernis fragile

    Voici un long extrait de la lettre que m'a envoyée Antonin Pottier, chercheur en économie du développement. Qu'il soit vivement remercié de m'avoir autorisé à publier ses analyses passionnantes :

    "[...] Je vous écris avant tout pour vous faire part de quelques réflexions sur les liens entre la théorie économique et les analyses développées dans votre ouvrage. Ces réflexions visent à préciser quel serait le pendant économique du couple présence à soi/absence à soi que vous préférez à l’opposition altruisme/égoïsme. Votre livre fraye à plusieurs reprises avec la théorie économique et ses fondements utilitaristes. Je partage vos réserves sur l’utilitarisme, et plus encore sur le fondamentalisme utilitariste que diffusent certains économistes. Je crois toutefois que la science économique a d’autres ressources, qui permettent de contester le monisme utilitariste et qui la rapprochent de vos préoccupations.
    Vous présentez surtout les exemples d’altruisme comme une réfutation du comportement intéressé que postulent les économistes. Il me semble cependant qu’opposer altruisme et égoïsme n’est pas une bonne façon d’attaquer les présupposés de la science économique : celle-ci se défendrait trop facilement. Les économistes néo-classiques se représentent le monde comme peuplé d’individus souverains, munis de préférences sur toutes les situations. Lorsqu’un individu doit faire un choix, il examine quelles sont ses préférences et il choisit en conséquence. Agir en regardant ses préférences est mathématiquement équivalent à attribuer à chaque situation une utilité et à agir pour maximiser cette utilité. De la sorte, la fonction d’utilité est un raccourci de langage, une notion formelle, et les préférences qui la fondent ne renvoient pas directement à ce qui est utile pour l’agent, à ce qui sert ses intérêts « objectifs ». Les économistes considèrent – et ils ont raison – que la fonction d’utilité peut intégrer des préférences non-égoïstes, de type altruiste : préférence pour les autres, pour la justice, pour l’équité, etc. Avec de telles préférences, une situation sera reconnue « utile » si elle juste, égale, etc. Les économistes ont ainsi beau jeu de repousser l’accusation d’égoïsme et de prétendre qu’ils peuvent représenter n’importe quelles préférences. La « fonction d’utilité » peut très bien rendre compte de motivations qui ne sont pas égoïstes, l’utilitarisme de la théorie économique est formel.
    Toutefois, cette indifférence à l’égard des motivations intrinsèques n’est que de principe. Elle est un trompe-l’oeil. En pratique, cette indifférence se résout positivement dans le retour à l’utilitarisme substantiel. Pour bien comprendre le trucage, il faut regarder en détail comment les préférences sont construites.
    Comme les préférences d’un individu ne sont pas a priori connues, les économistes prétendent les déduire des choix que l’individu a faits. Mais il y a là un cercle logique : alors que les préférences sont censées expliquer les choix (on choisit ce qui maximise son utilité, c’est-à-dire ce que l’on préfère), on a en fait besoin de connaître les choix pour déduire les préférences. De telle sorte, la théorie n’est plus qu’une explication ex post d’un choix, une rationalisation de ce qui a été observé. Par exemple, si j’aide quelqu’un, je révèle mes préférences altruistes, si je n’aide pas quelqu’un je révèle mes préférences égoïstes. En adoptant une définition purement comportementale des préférences, la théorie devient une tautologie formelle. En définitive, elle explique que l’on a fait ce qu’on a fait parce qu’on l’a fait. Cette indétermination rend la théorie complètement creuse, triviale.
    Nous voici au coeur du problème que soulève l’approche économique des préférences, l’utilitarisme formel. Pour que la théorie ne soit pas triviale, l’indétermination à l’égard des motivations doit être levée. Le poids des mots (la fonction d’utilité), la tradition historique (le calcul des peines et des plaisirs de Bentham) font que cette indétermination est levée en général, et souvent de manière inconsciente, en supposant des préférences égoïstes, intéressées. En pratique, les économistes supposent donc des individus égoïstes, mais, lorsque le reproche leur en est fait, ils peuvent s’appuyer sur la théorie et prétendre pouvoir incorporer d’autres types de préférences. Voici ce qu’il est, à mon sens, important de retenir : pour être signifiante, la théorie économique doit supposer que les préférences d’un individu sont déterminées d’une certaine façon. Cette détermination est infléchie en pratique dans le sens de l’égoïsme, de l’acquisition des biens matériels, de la consommation, mais il s’agit là d’une inclinaison secondaire et annexe. Au niveau des principes, seule est nécessaire la détermination claire des préférences avant le choix de l’individu. Ainsi, l’hypothèse fondamentale de l’économie est celle d’un sujet souverain, qui sait ce qu’il veut. Selon cette analyse, le problème de la théorie économique n’est pas dans son égoïsme, qui est un biais secondaire sur le plan théorique, mais dans son hypothèse de souveraineté du sujet.
    Ce long détour nous ramène à votre livre. Il me semble que vous traitez exactement ce problème dans le chapitre sur La Rochefoucauld. On interprète souvent La Rochefoucauld comme le chantre de l’égoïsme, qui voit de l’intérêt partout, dans toutes les actions. Cela correspond à l’inclinaison dominante de la théorie dans le sens de l’égoïsme. Mais passé ce premier niveau de lecture, on s’aperçoit qu’en fait l’individu n’est pas du tout intéressé, car il ne sait pas ce qu’il veut, il est entraîné par des foucades, à la recherche de l’assentiment des autres. Votre lecture de La Rochefoucauld, que je connaissais pas, rejoint d’autres lectures de textes économiques censés célébrer l’égoïsme, en particulier celle d’Adam Smith par Jean-Pierre Dupuy (notamment « De l’émancipation de l’économie, retour sur “le problème d’Adam Smith” » et « L’individu libéral, cet inconnu : d’Adam Smith à Friederich Hayek » in Logique des phénomènes collectifs). Ces travaux montrent que l’indvidu est travaillé par la sympathie (dans le vocabulaire d’Adam Smith) : il cherche avant tout l’assentiment de ses semblables, il cherche à les imiter. Cet individu mimétique est aux antipodes de l’individu souverain que nous présente la théorie économique néo-classique. Mais il y a continuité de l’un à l’autre, et cette continuité passe par la stabilité plus ou moins grande des préférences. Dans le cas de l’individu mimétique, les préférences ne sont pas du tout stabilisées car l’individu recherche constamment l’assentiment des autres, il tend donc à modifier ses préférences dans le sens de celles qu’il croit distinguer chez eux. Dans le cas de l’individu souverain, les préférences sont stabilisées, alignées sur celles d’un modèle externe. André Orléan, qui reprend toute cette ligne de recherche dans les premiers chapitres de son dernier ouvrage L’empire de la valeur, appelle cela la médiation interne et la médiation externe. Le modèle de l’interaction mimétique, qui se trouve chez Smith, aussi chez La Rochefoucauld selon votre analyse, permet donc de retrouver comme cas limite l’individu souverain de l’économie néo-classique.
    Je crois que cette approche autorise, avec des ressources quelque peu hétérodoxes, une formulation (ou une réinterprétation) de votre opposition absence à soi / présence à soi, ce que la théorie néo-classique est incapable de faire. Le présent à soi, c’est l’individu qui sait ce qu’il veut, l’individu souverain ; l’absent à soi, c’est l’individu indécis, prêt à chercher ce qu’il doit faire dans le regard de ses semblables. Cette lecture me paraît être confirmée par votre qualification d’identité substantielle pour l’un, et d’identité relationnelle pour l’autre. Cela aurait comme résultat paradoxal que les exemples d’individu altruiste que vous donnez, comme le pasteur Trocmé, seraient de bons exemples d’individus néo-classiques, souverains dans leur choix, à condition de bien prendre l’utilitarisme néo-classique dans son sens formel, où les motivations sont indéterminées, et non dans son sens vulgaire, substantiel, où les motivations sont déterminées par l’égoïsme. Franz Stangl est, d’après votre description, l’exemple même de l’individu mimétique, qui ne sait pas ce qu’il veut mais qui se laisse déterminer par le regard des autres. En réinterprétant votre ouvrage de cette façon, les expériences de Milgram ou de la prison de Stanford montreraient à quel point l’autorité et le contexte institutionnel influent sur les choix des individus. Cela révèle que l’individu souverain, sans être inexistant, est peu répandu, et que l’individu « moyen » a bien peu de consistance, en particulier dans les situations extrêmes. Autrement dit, que l’individu souverain, dont les motivations (égoïstes ou non) sont fixes et déterminées, a bien peu de réalité. Le modèle économique de l’homme n’est qu’un cas limite qui ne correspond qu’à certains contextes ou à certaines personnalités. Un écueil de cette interprétation est que les sadiques, ceux qui veulent le mal, correspondent aussi au modèle de l’individu souverain, donc, pour prendre vos termes, de la présence à soi, mais un soi maléfique. C’est d’une certaine façon fâcheux, mais étant donné le positionnement amoral de l’économie, je ne vois guère comment remédier à cette difficulté. Par ailleurs, comme votre ouvrage n’aborde pas le cas des « sadiques », je ne sais comment ils s’intègrent dans le schéma présence ou absence à soi, étant entendu que l’absence à soi est conçue pour rendre compte des actions des hommes ordinaires, ceux qui se laissent mener par les événements, par le contexte, par la pression du groupe.
    Je conçois bien ce que l’approche que je viens d’esquisser peut avoir de réducteur par rapport à vos propres analyses, notamment celles de la fin de l’ouvrage sur le passage à l’acte, l’ouverture du soi à la présence, à l’événement. La question du passage à l’acte n’est jamais posée en économie, où l’individu agit toujours conformément à ses préférences. L’indétermination des préférences, ou leur modification par l’interaction mimétique, me paraît être la seule possibilité d’appréhender, avec le langage économique, une partie des phénomènes qu’aborde votre ouvrage. Mais je ne sais pas si cela correspond à vos vues. Je souhaiterais vivement savoir ce que vous pensiez de cette interprétation."

    lundi 14 mai 2012

    L'Avare

    Une joyeuse et brillante troupe d'acteurs joue au Théâtre des Loges à Pantin L'Avare de Molière, mis en scène par Michel Mourtérot. Un spectacle que je vous recommande.

  • http://www.theatre-des-loges.fr
  • mardi 8 mai 2012

    Emission sur la torture

    Dimanche 13 mai, à 12h30, sur Arte l'émission sur la torture que j'ai enregistrée à l'invitation de Raphaël Enthoven.
    Je vous ai laissés au milieu du gué, mes ami(e)s, mais soyez patients. Le travail avance. Il n'est pas fini. J'espère que le résultat justifiera ce long silence.


  • www.arte.fr
  • samedi 28 avril 2012

    Jacqueline du Pré joue L'élégie de Fauré

    La grande violoncelliste Jacqueline du Pré interprète,en 1962, avec George Moore, L'élégie pour violoncelle et piano de Gabriel Fauré :

    vendredi 27 avril 2012

    The First Oligarch

    Petite recension à cette adresse du livre, The First Oligarch, que mon cousin et homonyme, Michel P. Terestchenko, vient de publier à Kiev sur la figure titulaire de notre grand-père, dernier ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Kerensky et bien d'autres choses encore fort romanesques :



  • www.matrixorange.nl
  • lundi 23 avril 2012

    De la part de Dominique

    A mes amis étudiants en L3 de philo

    Au-delà de leur dimension studieuse, les cours de philosophie du SEAD de Reims constituent une ouverture passionnante sur le mystère de l'humain. De Freud à Nietzsche, les réponses ne sont pas des solutions à des problèmes et la philosophie n'est pas (seulement) une discipline organisant des connaissances. La question de l'amour et de la mort par exemple nous saisit au contact des cours de troisième année de licence et elle ne nous lâchera plus, dit Dominique.
    Voici en forme de clin d'oeil amical adressé à ses amis étudiants sa façon d'aborder cette question :

    Vous avez sans doute remarqué ce passage du cours de René Daval où il est question des pulsions de mort dans le "Malaise dans la culture". Freud explore ce parallélisme intuitif que nous voyons tous et qui nous fait savoir que la mort est la sœur de l'amour. L'idée est belle, séduisante, elle se laisse décliner en des milliers de scènes, de chorégraphies et de tableaux. Il y a par exemple cette scène dans un film de Luchino Visconti "Rocco et ses frères", où Rocco tenant un poignard érigé comme un sexe, attire à lui Nadia, lentement, tendrement, pour un dernier baiser...
    Daval (Freud) donne un éclairage fascinant à ce mystère intuitif de l'alliance intime des deux contraires. Il s'agit d'une même énergie, la quête du bonheur, mais de deux conceptions différentes du bonheur. Pour Eros, le bonheur est organique, sensuel, sexuel, oublieux de la décomposition inéluctable des chairs et bien décidé à ne pas rater son entrée en scène quand les chairs sont à leur zénith, quitte à faire ensuite ses adieux.
    Pour Thanatos au contraire, le bonheur véritable est dans l'anorganique et dans l'eternel. Pour lui, le plaisir, la beauté, la jeunesse, ne sont qu'illusions, au mieux éclairs éphémères. Ce qu'il faut rechercher c'est la décomposition des chairs pour retourner dans le "nirvana" minéral. Donc, quitter la vie au plus vite.
    Mes références vont vous paraître curieuses ; après "Rocco et ses frères", je vous parlerai de Tintin et "Le lotus bleu", où l'on voit un personnage convaincu qu'il apportera le bonheur à un autre personnage ... une fois qu'il lui aura coupé la tête.
    Nous avons avec Eros et Thanatos deux fous furieux, qui chacun à sa manière n'a de cesse d'enfoncer sa dague dans les chairs d'autrui. Pour la vie ou pour la mort.
    La bienveillance, elle, reste en dehors de tout cela, elle n'est mue ni par Eros, ni par Thanatos, elle cherche simplement à irradier une paix, qui ne constitue pas un simple pacte de non-agression, mais une reconnaissance sans contrepartie, d'autrui et de ses options. Son arme est le sourire bienveillant. On rétorquera qu'il est bien naïf d'avancer un simple sourire face à la puissance de Thanatos ou d'Eros. L'objection est juste mais elle est victime du préjugé dont nous délivre Nietzsche (cf. le cours de Wotling) : la réconciliation, n'est pas l'horizon des tensions. Nous devons apprendre à accepter le tragique de l'irrésolu, qui en l'espèce n'invalide en aucune manière la légitimité de la bienveillance."

    Cordialement
    Dominique