On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 29 septembre 2009

France Telecom, laboratoire de l'antipathie

Le Journal du Mauss met en ligne un article fort intéressant de Gildas Renou, jeune chercheur en sciences sociales, intitulé : "Les laboratoires de l'antipathie. A propos des suicides à France Télécom", dont j'extrais les passages suivants :
"L’objectif de l’entreprise – qui prend en charge, on l’a dit, l’intérêt pécuniaire de ses actionnaires (dont l’Etat) - n’est pas que le travail soit bien fait, mais bien qu’un maximum de salariés quittent l’entreprise. Les méthodes de désorientation collective ne suffisent pas. Alors, les responsables d’unités reçoivent, comme l’Observatoire du stress et des mobilités forcées l’a mis en évidence, des objectifs chiffrés de départ volontaires par équipe. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer la conséquence logique de ce type d’injonction. La direction ne peut donc pas ignorer les conditions de ce qu’elle facilite dès lors à très grande échelle : le harcèlement moral et plus généralement encore le cercle vicieux du mépris. Les salariés de France Télécom constituent des victimes hélas particulièrement prédisposées pour ces processus pervers. En effet, la culture de cette entreprise était traditionnellement celle de techniciens scrupuleux, soucieux du « travail bien fait ». Dans cette culture, la mise en cause de leur compétence technique, acquise avec les années, constitue une offense considérable, potentiellement cause d’une grande douleur psychique. C’est donc paradoxalement le professionnalisme des agents de France Télécom qui se révèle leur talon d’Achille. Les recettes managériales vont amener, à tous les niveaux, à y porter leurs attaques ciblées. Le supérieur va en effet, au cours d’entretiens individuels rapprochés, répéter à l’agent qu’il n’est plus performant. Qu’il est dépassé par les évènements. Qu’il a fait son temps. Que la boîte va être généreuse quand même, et qu’on lui propose de commencer, à 45 ans, une carrière de commercial en agence, dans le département d’à-côté. Que les jeunes sont devenus meilleurs que lui. Qu’il ne va pas assez vite. Qu’il ne comprend pas assez vite. Que son « métier » (c’est-à-dire ses compétences multiples incorporées dans son organisme et son esprit au cours des années) ne vaut plus rien, à ses yeux. Le technicien est peu à peu anéanti psychiquement. Ce qui, par le travail, donnait l’une des consistances à sa vie, lui donnait une fierté, est réduit à néant par le mépris de la personne qui est la première référence intersubjective de son travail. Il ne vaut plus rien : tout le monde le lui répète. Il ressent un épuisement qui s’empare de son corps, à force de lutter, en vain, et de jamais ne se sentir ni « reconnu », ni « à la hauteur ». Alors, il vaut peut-être mieux en finir.
S’il a été amené à se laisser convaincre de ce qu’on lui répétait à longueur de journée - qu’il ne valait plus rien - c’est aussi que le technicien n’avait plus, autour de lui, ses collègues d’équipe d’autrefois. Il aurait alors pu résister, en riant et se réconfortant mutuellement, aux mots si déstabilisants des chefs et aussi des collègues. Mais les uns sont tombés malades, d’autres ont été mutés d’office. Toutes les équipes soudées ont été sciemment démembrées par la hiérarchie, suivant les recettes proposées les sciences du management. La jalousie et l’égoïsme entre agents est stimulée et entretenue à coup de primes personnalisées. On se méfie maintenant les uns des autres, car on sait que, si l’autre craque, c’est bon pour soi, on aura un peu de répit, jusqu’à la prochaine fois. Ce contexte fait donc que la solidarité ne peut plus avoir cours. Alors que le travail était souvent un lieu de socialisation, il devient fréquemment une école de la méfiance.
(...)
France Télécom est devenu, depuis quelques années, un laboratoire de l’antipathie. L’antipathie s’oppose à la sympathie, qui se caractérise, elle, par une capacité de ressentir les affects et les émotions des autres. Dans les situations de deuil, on exprime notre sympathie aux proches du défunt. L’antipathie, telle qu’on l’entend ici, n’est pas la méchanceté, ni l’aversion. Elle oppose, terme à terme, au processus de « pâtir ensemble » (de la sympathie), un « pâtir séparément les uns des autres », une indifférence délibérée et apprise, une volonté de ne pas partager d’affects avec autrui. Cette antipathie nous semble progressivement devenue une capacité professionnelle dont l’apprentissage est implicitement attendu par les gouvernements d’entreprise. Elle consiste par exemple à parvenir à dire d’une violence psychique envers un subordonné qu’elle n’est rien que « la contrepartie nécessaire d’un objectif opérationnel de réorganisation absolument capital à l’entreprise ». L’antipathie est donc devenue une forme de compétence valorisée à France Télécom comme dans beaucoup de grandes entreprises. Cette compétence a une valeur sonnante et trébuchante : plus on monte dans la pyramide de l’organigramme, plus les salariés ont acquis cette grande qualité : savoir fermer les yeux et les oreilles à la souffrance d’autrui, savoir cacher les existences humaines meurtries derrière des ritournelles souriantes et aseptisées : productivité, efficacité, compétitivité, excellence, modernisation, leadership…"
L'article peut être lu dans son intégralité à l'adresse suivante :
  • www.journaldumauss.net
  • samedi 26 septembre 2009

    Frontiers of Justice

    Le dernier ouvrage de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice, Disability, Nationality, Species Membership (The Belknap Press of Havard University Press, Cambridge, 2007) se présente d'abord comme une profonde et amicale discussion avec John Rawls (auquel le livre est dédié). Pour aller à l'essentiel, la thèse principale de Martha Nussbaum est que la conception procédurale de la justice telle que Rawls la présente dans ses deux ouvrages majeurs, A Theory of Justice et Political Liberalism, est incapable de prendre en compte les "intérêts" de catégories d'individus dont l'existence n'est à l'avantage de personne.
    La justice, telle que l'entend Rawls, repose sur la définition de la société comme un système de coopération équitable qui doit être à l'avantage de tous (et non du plus grand nombre - de là sa critique des conséquences sacrificielles de l'utilitarisme). Les acteurs du contrat social qui sont appelés à définir les principes de base de la justice, en ignorant leur position dans la société (ce que Rawls appelle "le voile d'ignorance") sont des individus rationnels, indifférents aux intérêts d'autrui, qui se placent en quelque sorte dans la situation prudentielle du pire, et qui formulent dans cette hypothèse quels principes distributifs seraient à l'avantage des plus défavorisés. Mais ces contraintes (théoriques) ne s'adressent qu'à des individus qui sont dotés du plein exercice de leur raison, qui sont appelés à participer activement à la vie collective et qui appartiennent déjà à une même communauté, en sorte que sont exclus aussi bien les handicapés, en particulier les handicapés mentaux, les animaux que les non nationaux.
    Quoique Nussbaum considère que la construction de Rawls constitue une des plus remarquables élaborations, au sein de la tradition philosophique moderne, d'une théorie sociale et politique de la justice, il convient, selon elle, de réviser le point de départ du système. A l'idée que la justice doit formuler les principes de base qui seraient acceptables pour les membres actifs une société démocratique libérale (fondée sur le primat du principe d'égalité), elle oppose une doctrine plus universelle des capacités. Le principe fondamental, c'est que toute société pour être juste et décente doit être mesure de garantir non pas les droits, mais la possibilité pour tout individu, quel que soit sa condition, son sexe, sa nationalité, d'accomplir une vie humaine qui soit une vie digne. Sur le fondement de ce principe kantien de dignité, elle formule dix capacités humaines essentielles à l'accomplissement de soi et qui se rapportent : à la vie (1), à la santé physique (2), à l'intégrité corporelle (3), à la capacité d'user de ses sens, de son imagination et de son intelligence (4), d'exprimer ses émotions (5), d'agir conformément aux choix individuels de la raison pratique (6), aux relations personnelles et sociales d'affiliation (7), au respect des autres espèces (les animaux, les plantes et la nature dans son ensemble) (8), au jeu (9), enfin au contrôle de son environnement politique et matériel (10).
    Je reviendrai plus longuement dans un prochain billet sur certains aspects plus spécifiques de sa conception de la justice, mais on voit d'ores et déjà à quel point la pensée de Nussbaum est profondément nourrie par un profond et authentique humanisme ; pour être plus précis, en quelle manière elle actualise pour en tirer toutes les implications sociales et politiques, la conception aristotélicienne de la "bonne vie" (ce qu'Aristote ne faisait pas). De fait, c'est par là qu'elle est entrée en philosophie, Martha Nussbaum étant une spécialiste unanimement reconnue de la philosophie grecque. Mais, on le comprend, elle est devenue bien plus cela : un auteur majeur de la philosophie politique contemporaine. Et qui écrit, ce qui est plus rare encore, dans une langue simple, limpide, tout simplement magnifique.

    vendredi 25 septembre 2009

    Martha Nussbaum

    Un entretien passionnant avec la philosophe américaine, Martha Nussbaum (Université de Chicago) où elle revient sur son enfance, son parcours universitaire et les grands thèmes qu'elle développe dans son oeuvre :

    jeudi 24 septembre 2009

    Conversations sur le mal

    J'ai depuis longtemps dans mes tiroirs ces Conversations sur le mal, que je n'ai pas encore finies, ne sachant pas trop quoi en faire ni ce qu'elles valent. Le dialogue philosophique imaginaire est un mode d'expression et d'argumentation, aujourd'hui fort peu employé, dans lequel je me sens à l'aise. Je ne sais pourtant si je donnerai suite à la cinquantaine de pages que j'ai déjà écrites. Voici quelques extraits que je soumets à votre jugement - n'hésitez pas à me faire part de vos réactions : vous me rendrez service :
    « - Aussi importantes soient les considérations que vous avez développées sur la conception chrétienne du mal, elles sont malgré tout assez éloignées de la façon dont la plupart des hommes d’aujourd’hui envisagent le problème et qui n’est pas tant théologique que sociale ou politique. La conscience que les hommes sont les premiers responsables du mal, que c’est nous et nous seuls qui avons fait de notre histoire une effroyable boucherie. Responsabilité cependant qui est davantage à mettre au compte des institutions humaines que des individus eux-mêmes.
    - Vous avez certainement raison. La modernité dans son ensemble - mais il y a tout de même de puissantes exceptions, Melville, Dostoïevski, Bernanos, pour ne citer que certains écrivains parmi les plus grands - postule que le mal est à la fois universel et contingent sans pour autant constituer une détermination proprement métaphysique. Sur les débris du christianisme s’est ouvert le champ à une formidable exploration critique sur l’essence et les tâches du politique. Cette rupture, c’est à Rousseau que nous la devons en premier lieu, à l’illumination quasi divine et prophétique dans laquelle il saisit, sur le chemin de la prison de Vincennes où Diderot était enfermé, que « l’homme est bon naturellement et ce que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ».
    - Néanmoins, pour ma part, j’ai toujours trouvé la manière dont on présente habituellement sa doctrine sur la bonté de l’homme naturel, sur l’homme à l’état de nature, assez sommaire. En réalité, très peu conforme à ce qu’il pensait réellement.
    - C’est tout à fait exact, parce que la description qu’il donne de cet état de nature n’a vraiment rien d’idyllique, ni d’aussi pacifique qu’on le dit. Sa conception de la bonté mérite d’être précisée. Le point le plus important, je crois, ce n’est pas son opposition avec la fameuse thèse de Hobbes que « l’homme est un loup pour l’homme », ainsi qu’on le rabâche ad nauseam. En réalité, il était assez d’accord avec cette thèse : mettez en rapport deux hommes et déjà commence le conflit des amours-propres, la logique de la domination, la lutte pour la reconnaissance, et donc l’hostilité. Seulement, voilà, ce qu’il reproche à l’auteur du Leviathan, c’est de soutenir que la lutte pour la reconnaissance est « naturelle ». Or elle ne l’est pas, et ce pour une raison toute simple, c’est que les hommes à l’état de nature ne sont pas en rapport les uns avec les autres, et n’ont nul besoin de l’être. C’est pourquoi sa distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre est si importante. Vraiment tout se joue chez Rousseau dans le passage funeste de l’un à l’autre.
    - Mais s’il en est bien ainsi, peut-on à proprement parler de « passage » ? N’est-ce pas plutôt qu’il y a là une rupture, un saut en un certain sens incompréhensible, dont Rousseau a le plus grand mal à rendre raison ?
    - Votre remarque est juste. Mais pas entièrement. Parce que je crois qu’il y a malgré tout une réponse à cette difficulté. Remarquons, tout d’abord, que s’il n’y a pas de sociabilité naturelle chez Rousseau, à la différence de l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’homme est par nature un animal politique, un zoon politikon, - mais cela, la plupart des Grecs le pensaient - c’est fondamentalement parce que l’homme ne peut pas être défini essentiellement comme un « être-pour-autrui » : ni le besoin des autres ni la conscience de l’altérité ne sont immédiats. Ils se découvrent, ils « apparaissent » - et il faut donner un sens fort à cette notion d’apparaître - au terme d’un processus à la fois psychologique et historique qui est potentiellement dangereux. Mais ce processus ne s’inscrit pas dans une nécessité dialectique nécessaire à l’émergence de la conscience de soi, comme chez Hegel. Parce que la conscience de soi, ce n’est pas l’image de soi telle qu’elle est renvoyée par le regard de l’autre. Si vous présentez les choses ainsi, vous ne pouvez échapper au conflit des amours-propres. Cela, Rousseau, je crois, l’avait appris des moralistes du XVIIe siècle , de La Rochefoucauld et de Pascal, dont il est, sur ce point, très proche. Toute la critique rousseauiste de l’amour-propre, de la vanité du désir de gloire, du désir de paraître est empruntée à ces auteurs. Seulement, il n’identifie pas amour de soi et amour-propre. C’est en cela qu’il se distingue d’un Pascal.
    - Mais c’est parce qu’il ne partageait pas leur croyance à la doctrine du péché originel.
    - Exactement. Pas plus que Voltaire, Rousseau n’était d’accord avec la formule pascalienne que sans ce mystère nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. A la dualité de l’ange et de la bête que Pascal inscrit dans la nature humaine, et qui fait de l’homme un monstre et un chaos, dont la raison ne peut débrouiller les contradictions, il oppose la distinction homme naturel-homme socialisé laquelle n’a rien de mystérieux. Ce n’est pas la nature humaine qui est mauvaise : si les hommes sont méchants - et Dieu sait si Rousseau était sensible à la méchanceté humaine - c’est parce que les relations qu’ils ont établies entre eux, et ce dès les premières formes d’institutions sociales, sont fondées sur le jeu cruel des apparences, c’est-à-dire la lutte des amours-propres. Autrement dit, ce n’est pas la nature qui est perverse : la source de la perversion, c’est la relation. Mais l’entrée en relation avec autrui qui est au commencement de l’histoire humaine, était-elle nécessaire ? Le sauvage l’ignorait. Mais pas entièrement. J’y reviendrai. Pour l’essentiel, il vivait dans une identité à soi, aveugle et obscure sans doute, qui aurait parfaitement pu se suffire à elle-même, qui n’avait pas besoin d’être reconnue. Les formes de vie immédiates qui caractérisent l’homme naturel n’appelaient pas à la médiation de la reconnaissance dans le regard d’autrui. Ou pour le dire autrement, l’homme naturel se suffisait pleinement à lui-même, dans une espèce d’autarcie qui rappelle l’autarcie divine dont nous parlions l’autre jour."

    mardi 22 septembre 2009

    Le poison de la démocratie

    Je remercie Bertrand Diauzanne de l'excellente recension de mon livre Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l'injustifiable qui présente très clairement les enjeux et les arguments présentés :
    "Imaginez un instant qu’homme suspecté d’avoir posé une bombe dans une école de Londres refuse de parler. Quelle est l’action responsable, le respect de la dignité humaine ou l’emploi de méthodes coercitives permettant de sauver des centaines de vies ?
    Cette hypothèse dite de la "bombe à retardement", et ses implications morales et politiques, est au cœur du dernier livre du philosophe français Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable . (La Découverte, 2008). Car en effet, comment se faire, dans cette situation extrême, le défenseur de la prohibition de la torture ? L’homme politique responsable peut-il se priver des moyens de la torture quand tant de vies humaines sont en jeu ? A quoi bon se draper du voile immaculé de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Nations-Unies, 1948) ou de la Convention européenne des droits de l’homme (1950), alors qu’il s’agit de se résoudre à se "salir les mains" pour le bien du plus grand nombre. Car ce serait là finalement le paradoxe tragique de la démocratie, obligée de suspendre provisoirement l’un de ses principes fondateurs – le respect de la dignité humaine – afin de mieux se défendre contre des ennemis qui, eux, ne respectent aucun de ses principes moraux.
    Lorsqu’en septembre 2006, le Congrès des Etats-Unis vote le Military Commission Act par lequel il légalise l’utilisation de la torture, il tire simplement les conclusions juridiques de ce qui, pour la CIA, n’a plus rien d’une hypothèse : des terroristes détenus en Irak, à Guantanamo ou en Afghanistan détiennent des informations vitales devant être extorquées sous peine de nouvelles catastrophes.

    Quand les libéraux votent la torture

    Le débat autour de la levée de la prohibition de la torture dans les situations exceptionnelles – type "bombe à retardement" - n’a pas été, aux Etats-Unis, le seul fait de militaires ou de dirigeants de la CIA. Elle a vu au contraire les démocrates libéraux les plus progressistes apporter des justifications théoriques à l’utilisation de la torture. M. Terestchenko analyse en particulier les positions divergentes du philosophe M. Walzer et du juriste A. Dershowitz. Si l’un et l’autre estiment que la situation exceptionnelle du paradigme de la "bombe à retardement" autorise le recours à la torture, c’est dans des modalités bien différentes.
    Héritier du combat pour les libertés civiles, A. Dershowitz estime néanmoins que la torture est un mal à la fois inévitable et nécessaire dans certaines circonstances d’exception. Mais comment rendre cette pratique acceptable au sein d’une société éprise des idéaux du libéralisme politique ? En l’encadrant par la loi et le juge répond-il.
    Chez Dershowitz, la torture est légitime car, dans cette situation exceptionnelle, elle promeut le bien du plus grand nombre en sauvant de nombreuses vies. Une morale dite utilitariste qui annule les dilemmes moraux liés à l’action politique, puisque ici, tout ce qui est utile est moral. La transgression morale perd donc sa nature de transgression. La torture n’est plus le mal absolu, elle est la réponse "efficace" à un problème. Le tortionnaire n’est plus le bourreau honni, mais le bras armé héroïque de cette efficacité. Le juge n’est plus le garant de la loi mais celui qui, par un calcul rationnel des coûts et des bénéfices sensé balayer ses scrupules moraux, autorise que la loi soit détournée. Le mal est un bien.
    L’intellectuel de gauche Michael Walzer préfère, lui, confier le "sale boulot" à un homme seul, prêt à assumer le fardeau moral et pénal de ses actes, actes ainsi maintenus dans leur illégalité et leur malignité. Walzer accepte la nécessité du mal mais refuse de l’innocenter sous prétexte que ce qu’il poursuit est un bien. Ainsi, la décision de recourir à la torture ne porterait pas atteinte à l’Etat de droit, qui ne doit jamais cesser de la condamner, à la différence de la solution de A. Dershowitz demandant à la loi et au juge d’autoriser une pratique interdite. Mais alors, qui doit être responsable de la décision ? Le tortionnaire ou celui qui lui a donné l’ordre ? Et quel est cet homme prêt à se sacrifier, assumant seul, à la manière du Jack Bauer de 24 heures chrono, le poids moral et les conséquences pénales de cet acte ?

    Une hypothèse fallacieuse

    Si ces justifications "libérales" de la torture apportent des réponses "pratiques" à l’autorisation de la torture, elles ne tranchent pas le débat moral: entre celui qui accepterait que soit pratiquée la torture pour sauver des vies innocentes, et l’autre qui refuserait absolument de déroger au principe fondamental du respect de la dignité humaine, impossible de dire lequel est le plus moral. Et quand la morale sert de justification à des actes cruels, mieux vaut adopter un point de vue empirique. Il ne s’agit plus alors de savoir si le recours à la torture est immoral, illégal ou inefficace, mais s’il est réaliste.
    Or, de ce point de vue, l’hypothèse de la "bombe à retardement" est tout simplement irréaliste: elle exige des conditions préalables si nombreuses qu’elles ne peuvent jamais être réunies. Dans les faits, même la CIA a été incapable d’apporter la preuve d’un seul cas de torture ayant permis d’éviter un attentat terroriste imminent. Cette hypothèse est au mieux une supercherie intellectuelle, au pire un redoutable outil de propagande. En réalité, il ne s’agit pas de répondre à une situation exceptionnelle mais de normaliser la torture.
    Dès lors, l’irresponsabilité n’est pas du côté des partisans de la prohibition de la torture même en situation d’exception, mais du côté de ceux qui utilisent un exemple hypothétique comme s’il s’agissait d’un cas réel sans considérer sa plausibilité dans le monde réel. L’essai de Terestchenko est précieux car il nous invite à nous dépendre d’hypothèses dont la charge émotionnelle et le caractère "évident" leur confère un pouvoir paralysant permettant d’autoriser des pratiques moralement injustifiables. En l’occurrence, ce jeu de l’esprit, cette fable perverse, "réduit en miettes l’autorité du principe moral qui interdit d’abandonner, de faire souffrir ou de tuer autrui".

  • www.obiwi.fr
  • Antigone

    L'Antigone de Sophocle n'est pas une pièce qui traite principalement de l'impossibilité pour les hommes d'échapper à leur destin et aux décrets inexorables des dieux. Quoique le choeur évoque « la main lourde des dieux » qui frappe les êtres de souffrance – en l'occurrence, la famille d'Oedipe – ce qui l'emporte, c'est le conflit entre deux « éthiques » : l'une de l'obéissance civique aux lois, l'autre, celle des obligations familiales. Contrairement à la présentation habituelle, la seconde, qu'incarne Antigone, n'est pas moins impersonnelle que la première. De fait, celle-ci n'est nullement animée par l'amour ou l'intense douleur d'une soeur à l'égard de son frère, interdit de sépulture. Ce qu'exprime la fameuse tirade : « Je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l'amour (sumphilein) » n'est pas un attachement affectif, mais un dévouement à la philia de la famille qui impose des obligations spécifiques, indépendamment des sentiments personnels. En réalité, Antigone, à la différence de sa soeur, Ismène, n'est pas moins dénuée d'eros que Créon. Tous deux sont engagés dans une brutale simplification du monde des valeurs qui élimine les obligations contradictoires. Une telle compréhension de ce qu'incarne le personnage d'Antigone n'est pas incompatible avec le jugement qu'elle est moralement supérieure à Créon. C'est bien elle, et non son oncle, qui attire la sympathie et suscite l'admiration – celles du choeur et la nôtre. La transgression des valeurs civiques qu'implique la piété d'accorder une sépulture à l'ennemi est autrement moins radicale que la violation de la religion et des lois non-écrites qu'impliquent les actes de Créon. Néanmoins chacun des deux protagonistes se montre incapable de comprendre l'importance des valeurs auxquelles l'autre adhère.
    Ce que la pièce révèle, c'est la dysharmonie de la pluralité des valeurs qui se nie au prix de la perte de l'ouverture au monde et de la compréhension des autres - « le sage n'a pas honte d'apprendre d'autrui ni de reconnaître son erreur », rappellera Hémon, le jouvanceau, à son père - l'opposition entre une disponibilité flexible qui nous expose et nous rend vulnérable aux riches complexités de la sagesse pratique et une dureté rigide qui nous met à l'abri de tout conflit de cet ordre, quoique à la fin le résultat, funeste pour tous, soit tragique. L'Antigone de Sophocle traite ainsi d'une vie vécue sur « l'arête » du destin. Elle nous met en garde contre les tentatives à l'ambition excessive d'éliminer la fortune – et partant, la contingence - de l'existence humaine, tout en soulignant la richesse des valeurs (conflictuelles) auxquelles adhère le sens commun.
    Telle est l'analyse que Martha Nussbaum développe dans son beau livre, Fragility of Goodness. Si une telle lecture nous paraît surprenante au premier abord - la figure d'Antigone étant devenue une icône de la fière résistance à l'autorité au nom de l'amour - à (re)lire la pièce on s'aperçoit comme elle est juste.

    samedi 19 septembre 2009

    Amitié

    Ce jugement, finement ciselé et apparemment si lucide, de Camus dans La chute, est-il aussi vrai qu'il le paraît ?
    "Surtout, ne croyez pas vos amis, quand ils vous demandent d'être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu'ils ont d'eux-mêmes, en les fournissant d'une certitude supplémentaire qu'ils puiseront dans cette promesse de sincérité. Comment la sincérité serait-elle une condition de l'amitié ? Le goût de la vérité à tout prix est une passion qui n'épargne rien et à quoi rien ne résiste. C'est une vice, un confort parfois, ou un égoïsme. Si, donc, vous vous trouvez dans ce cas, n'hésitez pas : promettez d'être vrai et mentez le mieux possible. Vous répondrez à leur désir profond et leur prouverez doublement votre affection."
    On songe à ce mot de Pascal (que je cite de mémoire) : "Si les hommes savaient ce qu'ils disent l'un de l'autre quand ils n'y sont pas, je gage qu'il n'y aurait pas quatre amis sur terre".
    A Valéry, qui voyait dans l'obligation de sincérité - dire à chacun ce qu'on pense de lui - un instinct imbécile.
    Comme nous sommes loin des belles pages qu'Aristote consacre à l'amitié aux livres VIII et IX de l'Ethique à Nicomaque, loin du chapitre des Essais (I, XXVII) où Montaigne évoque sa relation avec La Boétie : "C'est je ne sçay quelle quinte-essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne : d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre à la verité, ne nous reservant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien".
    Est-ce être "moderne" que de ne plus croire à la possibilité d'une telle amitié entre les hommes ? Serait-ce que nous avons perdu toute foi dans la vertu ? Ainsi en est-il parce que nous envisageons les conduites et les motivations humaines à travers le prisme déformant du moi qui n'aime que soi et rapporte tout à soi : le "moi haïssable" de Pascal et des moralistes.
    Si tout réduit en dernier ressort aux stratégies secrètes et dissimulées de l'égoïsme, de l'amour-propre ou de l'intérêt, de fait l'amitié est impossible. La Rochefoucauld définit l'amitié comme "un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner". Mais en est-il bien ainsi ? Pourquoi privilégier toujours le calcul du gain plutôt que la possibilité du don ?
    Lorsque Camus écrit en moraliste, il n'échappe pas à ce délicat nihilisme qui, dans le travail efficace de la formule, nous convainc de la nature de nos fausses illusions Mais le romancier qui écrit La Peste ne cède plus à ces facilités : face au désastre et à la mort qui se répand, l'amitié et la fraternité ne sont pas de vaines et de trompeuses idoles morales, mais tout ce qui nous reste. Quant à l'homme, je sais de la bouche de René Char, qui m'avait parlé de Camus lorsque j'ai eu le bonheur de le rencontrer dans sa petite maison de l'Isle-sur-la Sorgue en 1981, quel ami magnifique il était. Je vous raconterai un jour ce bel après-midi...

    mercredi 16 septembre 2009

    Morale et contingence

    A ce qui constitue le propre de l'action morale sont généralement associés les principes d'impartialité et d'universalité. Selon le premier, tout individu doit être traité de la même façon, d'une manière égalitaire – chacun comptant pour un et pour un seulement, selon le principe formulé par Bentham – sans que soit favorisé l'un plutôt que l'autre. Selon le second, tel qu'on le trouve chez Kant, c'est le test de l'universalisation, indépendamment des personnes en cause et des situations particulières qui garantit le caractère objectivement moral de la maxime de la volonté. Ces deux exigences - traiter l'étranger (ou l'inconnu) comme le proche (ou l'ami au sens large du terme) et obéir à l'impératif de la loi indépendamment de considérations particulières (d'opportunité, de liens affectifs, de circonstances, etc.) - répondent à un principe commun que j'appellerais volontiers le « principe éthique d'indifférence »  Celui-ci accompagne le principe du devoir, tous deux ayant en commun de rejeter, plus ou moins radicalement, toute attache au particulier, au proche, à l'indéterminé et à l'affect – toutes catégories qui sont génériquement à mettre au compte de la contingence. Sur ce fondement, on peut donc présenter une typologie des philosophies morales, assez largement distincte de celle généralement proposée (où s'opposent éthiques « sentimentalistes », déontologiques et conséquentialistes) : les unes formulant des principes ou des règles de l'action qui s'imposent a priori de façon inconditionnelle, les autres s'attachant, au contraire, à la diversité et à la complexité des cas, à la pluralité irréductible des conceptions du bien, à l'impossibilité d'ériger l'éthique en science du bien, insistant sur la manière dont un individu, tel l'homme vertueux, se comporte et agit dans un monde fondamentalement instable et changeant.
    Aussi sommaire cette présentation soit-elle, elle nous met sur la voie d'une interrogation plus originaire sur les rapports entre morale et contingence et qui porte sur ce qu'il faut bien appeler l'expérience humaine de la vulnérabilité. En quelle manière la philosophie morale s'efforce-t-elle de nous prémunir contre les incertitudes et les affres de l'indétermination, du choix, de l'exposition de soi, ou, au contraire, fait-elle fond sur elles assumant à l'avance ce qu'elles ont potentiellement de périlleux et de risqué ? Envisagée sous cet angle, ce sont deux structures de pensée fondamentalement divergentes qui, depuis Platon et Aristote, traversent l'histoire de la philosophie. Plus originairement encore la question première est de savoir si l'être moral est ou non un "moi désengagé", un pur sujet intelligible – âme détachée du sensible, législateur dans le royaume des fins ou calculateur impartial dans un cas, individu aux prises, dans la totalité unifiée de son existence, avec l'idéal mondain et imparfait de la vertu dans l'autre. Prise dans cette perspective l'interrogation morale nous renvoie donc de l'indétermination à la contingence, de la contingence à la vulnérabilité, de la vulnérabilité à l'exposition de soi au monde et aux autres. Selon que l'on accepte ou non cette séquence, deux orientations générales se font face, qui transcendent les spécificités manifestes de chaque doctrine : l'une va de Platon à Bentham en passant par Kant et les stoïciens ; l'autre s'inscrit dans la tradition ouverte par l'éthique aristotélicienne, ou encore dans la lignée qui, de Hutcheson à Lévinas, enracine l'obligation morale dans l'expérience originaire de la sensibilité ou plutôt de l'affectivité. Entre l'une et l'autre, ce qui, en arrière plan de la place laissée à la contingence, est en jeu, c'est l'opposition entre une conception qui assume la dimension tragique de l'existence humaine et la volonté, au contraire, de prémunir l'homme (l'homme moral) contre toute exposition qui pourrait porter atteinte à son bonheur, à sa tranquillité (ou impassibilité) ou encore au contentement de soi, autrement dit à son indifférence. Le mérite ou l'avantage de toute doctrine morale qui part de principes d'action ou de critères d' évaluation que l'on peut formuler objectivement a priori est qu'elle nous délivre de l'angoisse de savoir comment agir lorsque notre implication envers le bien relève de choix personnels et d'une « manière d'être » qui sont sans garantie : en ce cas, l'homme vertueux ne pourra jamais faire qu'au mieux. Le sentiment d'obligation morale (par exemple envers autrui) et la délibération rationnelle peuvent bien être des guides de l'action – de fait, ils le sont -, mais ce ne sont pas des principes et des règles qui déterminent et permettent d'évaluer les actions humaines avec la tranquille assurance que procurent la science des essences, la discipline des devoirs ou le calcul des conséquences. On comprend dès lors ce qui se joue dans le refus ou l'acceptation de la contingence : morales de l'abri, dirais-je dans un cas, morales de l'exposition, de l'angoisse et de la vulnérabilité dans l'autre.

    samedi 12 septembre 2009

    Solidarité, générosité

    Une fidèle lectrice de ce blog m'a envoyé un message où elle témoigne de sa perplexité face à la manière dont André Comte-Sponville, dans un récent article du magazine Challenges, comprend la distinction entre solidarité et générosité :
    « Etre généreux, c’est prendre en compte les intérêts de l’autre, quand bien même on ne les partage aucunement. (..) Etre solidaire, à l’inverse, c’est prendre en compte les intérêts de l’autre, parce qu’on partage ces intérêts : vous ne lui faites du bien que parce que cela vous en fait aussi (..). La générosité est désintéressée ; la solidarité ne saurait l’être (c’est une convergence d’intérêts). La générosité est le contraire de l’égoïsme. La solidarité serait plutôt sa régulation socialement efficace : être solidaire, c’est être égoïste ensemble et intelligemment plutôt que bêtement et les uns contre les autres. C’est pourquoi la générosité, moralement est plus admirable. Et la solidarité, socialement, beaucoup plus efficace. »
    Voici plutôt comment je verrais, brièvement, les choses :
    Il n'est aucune raison de postuler a priori le caractère intéressé ou "égoïste" de la solidarité ( qui serait simplement une mutualisation des risques), par opposition au caractère désintéressé de la générosité. La générosité est une libéralité dépensière, comme le trop plein de l'être qui se répand, qui donne et se donne, par excès. Cet aspect est absent dans la solidarité qui résulte du sentiment d'une appartenance commune et de la conscience d'un lien. C'est en ce sens que les montagnards parlent de la solidarité d'une cordée. La générosité, c'est l'un qui donne (de son temps, de l'argent, etc.); la solidarité est plutôt de l'ordre du don et du contre don. Mais pourquoi y voir nécessairement un calcul prudentiel ? Il me semble que la différence tient davantage à la nature de la relation (à sens unique dans un cas, mais non dans l'autre) qu'à la nature désintéressée ou non de l'intention : la solidarité, il est vrai, tisse davantage de lien social que la générosité.
    La réflexion se trouve biaisée dès lors que les catégories de l'intérêt et du désintéressement sont présentées comme les seules à partir desquelles les relations humaines et sociales pourraient et devraient être pensées. Que nous ayons "intérêt" à être solidaires les uns des autres, que la nature ait développé ce sentiment plutôt qu'un autre en vue de la survie de l'espèce avant que les sociétés humaines ne se l'approprient et ne le développent, n'implique pas que l'intérêt (de surcroît, réfléchi, calculé et conscient, autrement dit : égoïste), soit le seul mobile à l'oeuvre. Le sentiment humain de solidarité peut être tout aussi "désintéressé", spontané et immédiat que la générosité. Que la première prenne des formes plus institutionnelles et organisées que la première tient à la nature de la relation à chaque fois en jeu, non aux motivations, prétendument opposées, qui les animent.

    jeudi 10 septembre 2009

    Avocat de la défense

    Je viens de finir la lecture du dernier ouvrage de François Saint-Pierre, Avocat de la défense, qui vient de paraître chez Odile Jacob. C'est remarquable et passionnant! Quiconque souhaiterait comprendre les principes historiques et théoriques sur lesquels repose notre système pénal et surtout ses défauts, en particulier quant aux droits de la défense, doit se procurer cet ouvrage.
    François Saint-Pierre est un avocat pénaliste reconnu et respecté qui écrit dans une belle langue simple, accessible à tous. A l'heure où la suppression éventuelle du juge d'instruction suscite tant d'émoi, l'auteur plaide pour une réforme radicale de la procédure pénale, en vue d'instaurer un système accusatoire. Il faut lire ses arguments, aussi raisonnés que convaincants, qui montrent à quel point nos droits fondamentaux sont mal protégés dans le système archaïque actuel. On savait qu'il faut éviter à tout prix d'avoir affaire à la justice. Croyez-moi, on sort de la lecture de ce livre, assez effrayé, plus convaincu que jamais de cette nécessaire précaution.
    L'indifférence, pour ne pas parler de l'ignorance, dont témoignent généralement la plupart de nos concitoyens à l'égard des questions de justice est franchement désolante. Car enfin quel sujet mérite autant d'être connu et débattu dans une société démocratique que celui-ci ?

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  • lundi 7 septembre 2009

    Courte remarque

    D'où vient l'inefficacité, souvent soulignée, de l'imprécation morale, lorsqu'elle se présente sur le mode comminatoire du « Tu dois » ?
    Si nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question de savoir en quelle manière cela importe de vivre selon la rectitude, plutôt que de toute autre manière, égoïste, indifférente aux autres, etc., tout porte à craindre que les préceptes moraux resteront lettre morte. Or cet enracinement de la vertu dans le tout d'une existence qui vaut la peine d'être vécue de cette manière-là, et non d'une autre - précisément parce que c'est le propre de la « bonne vie » - est très généralement oubliée de notre approche moderne de l'éthique, quand elle n'est pas ouvertement rejetée, comme par Kant, ou suspectée d'être une modalité raffinée de l' égoïsme. C'est un argument particulièrement faux de voir dans la pratique des vertus un moyen (instrumental) en vu de la « bonne vie », tout simplement parce que les vertus doivent être pratiquées pour elles-mêmes, indépendamment de tout intérêt « égoïste », voire au détriment de ceux-ci.
    S'attacher à cette imbrication de l'acte dans l'existence, prise dans son ensemble, impliquerait que l'on porte attention à la formation – dès l'enfance – de l'individu « moral » (i.e. bon, prudent, courageux, tempérant, etc.) plus qu'à sa liberté ou à son libre-arbitre, comprise comme une capacité de rompre absolument avec soi-même à un moment t de sa vie.

    samedi 5 septembre 2009

    Sur le rapport Léger

    Petit entretien accordé à Philosophie Magazine sur le rapport Léger dont les propositions viennent d'être rendues publiques :

    Considérez-vous que la disparition du juge d'instruction soit une menace pour l'indépendance de la justice ?
    C'est la crainte généralement formulée, mais ce n'est pas le problème de fond, qui tient plutôt à l'indépendance du Parquet à l'égard du Gouvernement et du Ministère de la justice. Selon le rapport Léger, le Parquet – donc le pouvoir exécutif – doit rester maître de la politique pénale. On peut l'admettre. Mais cela n'implique pas que l'exécutif intervienne dans des affaires particulières pour décider soit des poursuites soit de leur classement. En outre, la Cour européenne des droits de l'homme ne reconnaît pas le Parquet comme une autorité judiciaire. Il faut maintenir le principe d'équilibre et de séparation des pouvoirs, qui est au coeur de notre conception de la démocratie. Sur ce point, l'instauration d'un contrôle exercé par un juge de l'enquête et des libertés [qui remplacerait le juge d'instruction, mais serait soumis au Parquet, ndlr] ne constituerait pas une garantie suffisante. Il n'est même pas sûr que le Conseil constitutionnel valide cette réforme. Ceci dit, l'indépendance du juge d'instruction n'a jamais été totale dès lors qu'il y a relativement peu d'étanchéité entre les magistrats du Parquet et ceux du Siège. Une proposition intéressante eut été de séparer radicalement les carrières.

    Le rapport Léger induit-il une évolution vers un système anglo-saxon ?
    En effet, cela nous oriente vers une justice de type accusatoire pour deux raisons. La première est que le président de la Cour d'assises aurait essentiellement un rôle d'arbitre entre l'accusation et la défense. L'autre proposition importante, et qu'il faut saluer, c'est l'obligation de motiver les décisions de justice en Cour d'assises : aujourd'hui, en France, l'intime conviction du jury suffit à condamner quelqu'un sans autre explication sur les raisons de la décision, ce qui va à l'encontre de la jurisprudence existante. La Cour européenne des droits de l'homme a en effet récemment condamné la Belgique dans le cadre de l'affaire Taxquet « pour défaut de motivation de l'arrêt de la cour d'assises ».

    Le renforcement des droits de la défense, préconisé par le rapport, éviterait-il le principal défaut du système anglo-américain, c'est-à-dire une justice inégalitaire, relative au talent et à la rémunération des avocats ?
    Les propositions du comité Léger sont floues sur ce point : évidemment, une telle réforme devrait s'accompagner de moyens de défense accrus. On pourrait par exemple créer des bureaux d'aide pénale ou une assistance juridique plus importante, afin d'assurer l'égalité de traitement entre les justiciables. Or nous ne savons pas, après lecture, si ces changements sont envisagés ni même, le cas échéant, comment ils seraient financés. Le risque souligné par l'Union syndicale des magistrats est donc bien réel : une défense qui serait fonction du portefeuille des justiciables.

    Vous disiez que la garde-à-vue constitue un véritable scandale en France. Que pensez-vous des propositions du rapport sur ce point ?
    Elles vont dans le bon sens, mais sont encore nettement insuffisantes. Aujourd'hui, les avocats accèdent aux éléments du dossier vingt-quatre heures après le début de la garde-à-vue. Cette durée ne serait plus que de douze heures. Mais, à mon avis, l'avocat devrait être présent dès les premiers instants de l'enquête. Néanmoins, on peut saluer la volonté du comité de renforcer les garanties concernant le placement en détention provisoire et les droits de la défense. Plus généralement, il y a quelques avancées, mais on peut regretter que la justice pénale française n'ait pas fait l'objet d'une réflexion d'ensemble.

    Propos recueillis par Fabien Trécourt
  • www.philomag.com
    Le rapport Léger peut être lu ou téléchargé à l'adresse suivante :
  • www.justice.gouv.fr

    Pour ceux qui s'intéressent à la procédure pénale en France et aux réformes nécessaires en vu de mieux assurer les droits de la défense, je vous conseille vivement l'excellent ouvrage de François Saint-Pierre qui vient de paraître chez Odile Jacob, Avocat de la défense.