On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 19 septembre 2014

La cruauté impassible, par délégation

La réalité a parfois de ces contraintes qui vous empêchent. De là cette longue période de silence. Et puis, il faut se refaire, sortir de ses ornières, se nourrir à d'autres sources et s'autoriser ce qui est aujourd'hui le grand luxe : prendre le temps. Après tout, ce n'est pas une obligation d'avoir toujours quelque chose à dire. Il est bon et nécessaire de savoir aussi se taire.

Le journal La Croix m'a récemment demandé de rédiger une tribune sur la cruauté. La voici, telle qu'elle est parue vendredi dernier sous le titre "La cruauté impassible, par délégation". Bien que la politique américaine ait changé entre-temps, le président Obama ayant décidé finalement d'intervenir en Irak et de soutenir les mouvements modérés d'insurrection en Syrie, la rédaction n'a pas jugé que cette évolution changeait la pertinence du propos. Vous en jugerez.

La cruauté est parfois l'action qui convient dans la conduite des affaires humaines. Telle est la leçon que Machiavel livra publiquement, au début du XVIe siècle, avec une candeur qui ne cesse aujourd'hui encore de nous troubler. S'il tire cet enseignement d'exemples empruntés aux tyrannies anciennes et d'événements dont il avait été le contemporain, il n'entendait pas que la cruauté soit le seul fait des tyrans. Un des traits distinctifs de sa pensée est d'ignorer la traditionnelle distinction entre les régimes légitimes, républiques ou monarchies – nous dirions aujourd'hui les démocraties - et illégitimes, les tyrannies. Nul avant lui n'avait osé admettre ouvertement, moins encore justifier, ce qui avait toujours été secrètement su, à savoir qu'il n'est pas possible de gouverner les hommes, serait-ce en vu de nobles causes, sans avoir recours à ce que la morale considère être un mal mais qui, au regard de l'action politique responsable, doit être tenu pour un moindre mal. Voilà ce que le prince "bon" doit apprendre s'il ne veut pas conduire son pouvoir à la ruine et cet apprentissage se fait nécessairement au prix de son intégrité morale. Mais aussi tragique cette leçon soit-elle, du moins l'auteur de cette action maléfique a-t-il un visage, de sorte qu'elle peut lui être imputée. Il en résulte une différence essentielle.
Dans un régime démocratique, les citoyens ont la liberté de discuter et de mettre en question les politiques publiques, d'interroger les gouvernants sur leurs raisons, autrement dit de leur demander des comptes. De là vient que le recours à la raison d'Etat et à la pratique du secret s'opposent au principe de transparence et de publicité qui est au cœur de l'Etat de droit et sans lequel il ne saurait avoir de délibération publique. Ce principe respecté a la conséquence redoutable de faire de nous les co-auteurs, et, dans certains cas, les complices, de l'action menée par nos dirigeants.
Il y a bien des manières d'être le bourreau des hommes. Toutes ne sont pas faites du plaisir à voir souffrir. N'est-ce pas une sorte de cruauté passive de laisser, depuis trois ans, le peuple syrien être décimé par le tyran qui le gouverne, alors que la situation présente interdit une intervention ou une aide aux insurgés qui, hier encore, était possible et peut-être souhaitable ? Hillary Clinton a récemment mis en cause l'impéritie de la politique menée en cette affaire par le président Obama dont la prudence, faite d'atermoiements, apparaît de plus en plus comme étant non seulement une faute morale, mais une erreur puisqu'elle a ouvert la voie aux mouvements extrémistes qui ravagent aujourd'hui la région. En politique, l'erreur est plus grave que la faute ou plutôt elle devient elle-même faute, un péché politique disait Machiavel. Et que dire des deux milles morts à Gaza, dont plus de 80% étaient, selon certaines sources, des civils, lors de la récente opération menée par Israël contre le Hamas et le Jihad islamique ? Aussi justifiée par des raisons de sécurité soit-elle, il fallait une forte dose de cruelle impassibilité pour ne pas trembler devant la décision de poursuivre pendant plusieurs semaines la destruction de quartiers entiers, incluant des immeubles résidentiels, des écoles, des hôpitaux, jusqu'à ce que l'ennemi finisse par céder devant l'asymétrie de la violence et cesse de prendre son propre peuple en otage.
La folie des passions et des haines accumulées, la lutte à mort des intérêts, a quelque chose d'insoutenable puisque ce sont des innocents qui en sont toujours les premières victimes. La guerre est atroce mais sa cruauté est augmentée du fait que ceux qui la mènent témoignent généralement d'une totale indifférence à l'égard de la souffrance de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant dont l'existence sera à jamais brisée mais qui désormais ne compte plus. Les responsables politiques et militaires seraient-ils capables d'éprouver dans la chair de leur conscience ne serait-ce qu'une infime part de cette douleur, les actions sanglantes dont ils sont comptables cesseraient aussitôt. Il est peut-être des guerres justes, mais il n'existe pas de guerre propre. La cruauté tient d'abord à ceci : la souffrance des hommes est une réalité insignifiante.

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