On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 29 novembre 2011

Pas de paix sans justice ? Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

C'est avec plaisir que je relaie l'information reçue de la publication du livre de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Pas de paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé (Paris, Presses de Sciences Po, 2011), tant le sujet est passionnant. Voici la présentation de l'éditeur :

En sortie de conflit armé, faut-il poursuivre ceux qui ont commis des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, voire un génocide, ou les intégrer au processus de transition au nom de la paix ? Les poursuivre risque de déstabiliser la société ; mais ne pas le faire peut mener au même résultat, une paix achetée par l'impunité risquant d'être provisoire.
L’auteur examine ce dilemme à la lumière de l’histoire du droit pénal international, de Nuremberg à nos jours, et à l’aide de nombreux exemples, des Balkans à la Libye en passant par le Rwanda et le Darfour. Il s’interroge sur le rôle des tribunaux internationaux : sont-ils une condition de la paix (pas de paix sans justice) ou au contraire un obstacle (pas de justice sans paix) ? Ont-ils un effet dissuasif ? Peut-on dépasser le dilemme ? Se pose aussi la question des relations qu’entretiennent deux acteurs majeurs de la scène internationale : le Conseil de sécurité, organe politique chargé du maintien de la paix et de la sécurité, et la Cour pénale internationale, organe judiciaire chargé de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves. La Cour pénale internationale est-elle vraiment indépendante du Conseil de sécurité et, surtout, doit-elle l’être ?
Une réflexion essentielle, en ce début de siècle, face au retour des guerres.

  • www.pressesdesciencespo.fr
  • lundi 28 novembre 2011

    Conversations sur le mal (II)

    Le problème du mal pose à la théologie chrétienne des difficultés telles que vous devez ou bien poser un Dieu soumis à la nécessité, c’est-à-dire un Dieu qui est rationnel mais qui n’est ni tout puissant ni libre, du moins au sens humain du libre-arbitre, ou bien envisager l’hypothèse d’un Dieu bon mais qui est impuissant à s'opposer aux actions humaines maléfiques, comme pour Hans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz, ou encore supposer que Dieu est une sorte de divinité cruelle ou maléfique, à la manière de la Fortune chez Machiavel. Mais dans tous les cas, vous lui ôtez l'une au moins des qualités qui sont propres à son essence, telle que les docteurs de l’Eglise la définissent.
    - En vous écoutant parler, je songe à la position complexe et tourmentée de Voltaire.
    - Oh, Voltaire ! Evidemment il tient une place importante dans ces controverses sur le mal et la justice divine au XVIIIe siècle. Avec lui, se clôt la période ouverte par Malebranche. Songez un instant à l’extraordinaire richesse des débats métaphysiques qui ont opposé durant soixante-dix ans à peine les plus grands esprits de l’époque. Pour simplifier les choses : Malebranche auquel répond Bayle, auquel répond Leibniz, auquel répond Voltaire. Quiconque s’intéresse à la question du mal trouve là un foisonnement formidablement riche d’arguments qui ne peut être comparé à aucune autre période de la pensée. Voltaire, oui. On ne le lit plus aujourd’hui avec grand sérieux. C’est le domaine réservé des spécialistes de littérature. Et les philosophes de métier le considèrent plutôt avec mépris, ou condescendance. Un peu comme Camus qui n’a pas l’envergure intellectuelle et spéculative d’un Heidegger ou d’un Wittgenstein. Pas plus que Voltaire n’est Kant ou Hegel. Il n’empêche, il y a beaucoup à puiser dans son œuvre. Pour ma part, j’ai toujours été frappé, touché même, par les contradictions dans lesquelles il s’enferre. D’un côté, le Voltaire de la jeunesse qui affirme, avec Pope, dans une veine toute malebranchiste, que “Tout est bien” parce que “Tout est en ordre”; le Voltaire qui ironise, dans les Lettres philosophiques, contre le pessimisme de Pascal. Mais, d’un autre côté, vous avez le Voltaire noir des contes, de Candide, du Voyage de Scarmentado, du Poème sur le désastre de Lisbonne qui résonne d’accents profondément pascaliens. Les contes, c’est vraiment le degré zéro de l’écriture, pour reprendre la formule de Roland Barthes. D’une modernité incroyable. Pas d’adjectifs pour qualifier les événements auxquels sont exposés les héros. Rien que le récit de leur enchaînement absurde dans des périples où se succèdent des expériences qui ne mènent à rien, sinon précisément à la découverte de l’universalité de la méchanceté humaine et l’absurdité de l’existence. Une espèce de voyage initiatique à l’envers. Les “héros”, en fait ce sont plutôt des “anti-héros” n’ont pas d’épaisseur, d’identité, de psychologie, la fortune mauvaise se joue d’eux comme de marionnettes. Les contes de Voltaire ont quelque chose de mécanique qui fait froid dans le dos. La mécanique est grinçante. Voltaire pratique une forme d’ironie “chapelinesque”. Oui, c’est ça, comme dans les meilleurs films de Chaplin, “Les temps modernes” par exemple.
    - Cette comparaison est vraiment surprenante.
    - Voltaire lui-même compare à plusieurs reprises dans sa correspondance les hommes à des marionnettes, ou à des souris, parfois à des poulets, qui ne savent rien du sort qui les attend, sauf que selon toute vraisemblance il n’aura rien d’heureux et que la mort seule est au bout. On ne retient le plus souvent chez Voltaire que l’image du “Dieu architecte”, du Dieu géomètre. Mais c’est oublier qu’il y a chez lui une toute autre figure, non moins présente, qui est celle du Dieu boucher, du Dieu cruel, qui lui vient de son éducation janséniste. Bon, malgré tout, sa conclusion n’est pas toujours aussi noire. Au “Tout est bien” de sa jeunesse, et au “Tout est mal” que prononce Martin, le philosophe manichéen dans Candide, Voltaire conclut finalement au “Tout est passable” de Babouc dans Le monde comme il va. Et à cette conception “grise”, ni blanche ni noire, de l’existence humaine correspond la fameuse leçon du jardin. Une morale médiocre du travail, où il convient de faire ce que l’on peut sans songer à répondre aux grandes questions métaphysiques. “Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique, les deux lettres des juges romains quand ils n’entendaient pas une cause : N. L., non liquet, cela n’est pas clair”. C’est ainsi qu’il conclut l’article “Bien (Tout est)” du Dictionnaire philosophique. Au fond la métaphysique voltairienne n’est ni optimiste, ni pessimiste, c’est une métaphysique de la perplexité. Comme chez Ivan Karamazov qui s’écrie qu’il est une punaise qui ne comprend pas pourquoi le monde est arrangé ainsi.
    - Voltaire et Dostoïevski, je dois dire que je m’attendais pas à les trouver placés côte à côte.
    - En effet. Et l’on pourrait ajouter Céline dans la conception anti-initiatique du voyage. Ou plutôt, s’il y a initiation, c’est au malheur, à l’universalité du mal. Il n’empêche, Voltaire reste déiste, malgré tout, malgré sa haine du christianisme. Et il ne croyait pas que la nature humaine put être améliorée. En ce sens-là, il est moins homme des Lumières qu’on le pense habituellement.

    samedi 26 novembre 2011

    The Day I Died, BBC, 2002

    En 2002, la BBC diffusa le documentaire suivant sous le titre : "The Day I Died, The Brain, the Mind and the Near-Death Experience". Où l'on y entend aussi les arguments de ceux qui nient que la conscience ou l'esprit puisse fonctionner en état de mort cérébral. L'objection est néanmoins démentie par l'expérience que vécut Pam Reynolds lors de la très grave opération au cerveau qu'elle subit en 1991, et dont le Dr Spetzler, son chirurgien, reconnait qu'elle défie toute explication scientifique. Un cas particulièrement remarquable parce que, dans son cas du moins, il est impossible de prétendre que ce qu'elle a vécu a dû se produire durant des états-limites, soit avant l'arrêt des activités cérébrales, soit au moment de leur reprise. Pendant une heure, le fonctionnement de son cerveau avait été arrêté par les médecins eux-mêmes, quoiqu'elle put, par la suite, raconter ce qui s'était passé dans la salle d'opération, décrire l'instrument avec lequel son crâne avait été ouvert, les paroles échangées à un moment critique, etc. Reste l'explication liée à la physique quantique...
    Comme toujours avec la BBC, qui est une référence en matière, le documentaire est fort bien fait. Pourtant, de peur d'être accusée de soutenir des causes douteuses, elle refusa, par la suite, qu'il soit diffusé de nouveau.
    Mais peut-être pensez-vous, vous aussi, que je m'égare en continuant de m'intéresser à ce sujet et de vous apporter un peu de documentation ? Eh bien ! je confesse sans honte qu'il me passionne et me bouleverse, ne serait-ce que parce que tous ceux qui sont passés par cette expérience voient leurs valeurs entièrement transformées et qu'ils développent par la suite un sens de l'altruisme et de la bienveillance qui dirige désormais leur vie.



    Je découvre un site entièrement consacré à ce sujet : International Association for Near-Death Studies :

  • http://iands.org/home.html
  • jeudi 24 novembre 2011

    Pim van Lommel

    Pour ceux que le billet sur les expériences de mort imminente aura intéressés - mais dites-moi, comment ne pas l'être, au plus haut point ? - je vous recommande l'ouvrage de Pim van Lommel, Consciousness beyond Life, the Science of the Near-Death Experience, que j'ai lu avec le plus grand intérêt, principalement parce qu'il s'agit de l'analyse scientifique la plus rigoureuse publiée à ce jour sur le sujet :

  • www.amazon.fr

    Et si vous voulez approfondir la conception bouddhiste, le grand livre de Sogyal Rinpoché, qui en parle à son tour, Le livre tibétain de la vie et de la mort (Le Livre de Poche) :

  • www.amazon.fr

    Ce n'est pas que je verse dans le mysticisme : il s'agit de faits, avec lesquels est-il possible qu'un philosophe, et en vérité tout homme, ne doive compter ? Et puis - mais peut-on le dire en des termes aussi bêtes ? - savoir cela, que la mort n'est pas un terme (ce que toutes les religions, toutes les spiritualités ont toujours su et enseigné), c'est une immense consolation, même s'il s'agit ensuite d'en tirer toutes les conséquences, à la fois théoriques et existentielles, et là, ce n'est pas un mince affaire ! Peut-être que l'un ou l'autre d'entre vous a connu une pareille expérience ou en a entendu parler dans son entourage, et serait disposé à la partager...
  • mercredi 23 novembre 2011

    Analyse et intuition : la religion de G. E. Moore, d'après René Daval

    Un grand merci à mon ami et collègue, René Daval, de m'avoir autorisé à publier ici le texte de sa belle et savante communication, intitulée : "Analyse et intuition : la religion de G. E. Moore" :

    Dans son livre classique Russell and Moore : The analytical Heritage , A.J. Ayer affirme que Moore avait quant à la religion la même position que Russell, à savoir scepticisme et jugement négatif quant à son rôle dans la civilisation. La seule différence entre les deux philosophes sur cette question proviendrait du fait que Moore, à la différence de Russell a très peu écrit sur le sujet, et ne s’est pas livré aux enquêtes historiques et aux examens de la théologie chrétienne auxquels Russell a consacré beaucoup d’efforts. Ayer a certes raison de souligner l’hostilité de Russell et de Moore à l’égard des croyances religieuses établies. Mais il n’a pas su voir le rôle positif de l’expérience mystique (au sens où Russell définit ce mot) dans la pensée de l’auteur des Principia Mathematica, rôle qu’au contraire Denis Vernant souligne dans son livre Bertrand Russell. Je voudrais dans cette communication montrer que Moore en dehors de son agnosticisme et de son hostilité aux religions établies, et bien qu’il n’emploie pas le terme de « mysticisme » à la différence de Russell, a néanmoins une position fort proche de lui quant à l’attitude mystique telle que Russell l’entendait.
    Dans Mysticisme et Logique (1914), Russell définit le mysticisme de la manière suivante : « le mysticisme n’est, par essence, rien de plus qu’une certaine intensité et profondeur de sentiment accompagnant nos croyances relatives à l’univers ». La métaphysique est la tentative pour concevoir le monde comme un tout au moyen de la pensée, et Russell juge qu’elle s’est constituée par l’union et le conflit de deux pulsions humaines différentes : l’une qui, pousse les hommes vers le mysticisme, et l’autre vers la science. Les plus grands des philosophes, ajoute Russell, qui cite ici Héraclite et Platon, ont ressenti le double besoin de science et de mysticisme. Russell ajoute un peu plus loin que le philosophe doit d’abord tenter d’établir la vérité, ce qu’il ne peut faire que par la science, et que les considérations éthiques ne peuvent apparaître qu’une fois la vérité établie. Les considérations éthiques peuvent déterminer notre sentiment à l’égard de la vérité, mais non pas dicter ce qu’elle doit être. Le mysticisme, qui repose non sur l’observation des faits, mais sur une certitude intérieure, pourvu qu’il ne contredise pas ce que nous apprennent les données de l’observation   en leur opposant des préjugés dogmatiquement affirmés, donne au philosophe le sens de l’idéal. Comme l’écrit Russell : « la vision mystique commence par le sentiment d’un mystère dévoilé, d’une sagesse cachée brusquement devenue certaine au-delà de tout doute possible ». La vision du bien telle qu’elle est développée dans les Principia Ethica de G.E. Moore relève, je le pense du mysticisme entendu en ce sens. Le mot « mystique », comme le rappelle Reiner Schürmann vient du grec « muein » qui signifie : « fermer les yeux, la bouche ». Le mysticisme de Moore et de Russell n’est pas la prise de conscience de la présence de Dieu en soi, ou de la naissance de Dieu dans l’âme, comme c’est le cas par exemple chez Augustin ou Eckhart, c’est ce sentiment diffus mais fort que Romain Rolland à la suite de Ramakrishna propose à Freud d’appeler « sentiment océanique ». Notons que dans un article antérieur à la publication des Principia Ethica intitulé : « The Value of Religion » Moore note qu’à ses yeux le fait de croire en l’existence d’un Dieu personnel ou de ne pas y croire n’influe pas sur la conduite morale des hommes. Moore ajoute cependant qu’à ses yeux et, à la différence de ce qu’affirmait Matthew Arnold, la croyance en l’existence d’un Dieu personnel est essentielle au concept même de religion. Le concept de personne implique l’existence d’un esprit distinct du cerveau et l’individualité. Le concept de Dieu implique la bonté de cette personne ainsi que sa sagesse et sa toute puissance. La question de la valeur de la religion pour Moore ne peut être traitée que si l’on s’interroge sur celle de la vérité de l’existence de Dieu, car si Dieu existe, il est bon de croire en lui. Moore considère pour sa part qu’il n’y a nulle évidence que Dieu existe, mais qu’il n’y en a pas non plus qu’il n’existe pas. Il ne revendique pas une position athée, mais agnostique. Je ne peux ici insister sur le détail de son argumentation, mais il reprend les critiques adressées par Kant à l’argument du dessein de la théologie naturelle. Moore ajoute un peu plus loin qu’un appel à la foi, à l’intuition que Dieu existe est le seul fondement pour affirmer la vérité de la religion. Moore accorde d’autre part à Matthiew Arnold qu’un élément important de la religion est la croyance que le bien triomphera. Mais Moore pense qu’il n’y a aucune preuve de la vérité de cette proposition morale. L’imagination de bons et de beaux objets est très importante pour notre vie, mais elle est donnée aussi dans l’art et les relations humaines, et elle s’appuie sur la connaissance d’objets plus proches de nous que ne le sont les objets de la religion. C’est la raison pour laquelle selon Moore ce qui a le plus de valeur dans la religion peut être remplacé avantageusement par les objets de l’art.
    L’affirmation essentielle sur laquelle repose le livre Principia Ethica (1903) est que « bien » est une notion simple, indéfinissable. On peut définir une notion complexe en décomposant par l’analyse ses propriétés et ses parties, mais on ne saurait définir une notion simple. Le bon, c’est le bon, et l’on ne saurait rien dire de plus. Les propositions au sujet du bon sont synthétiques, et non pas analytiques. On ne saurait identifier la bonté à quelque objet naturel que ce soit. Elle n’est ni le plaisir, ni l’objet du désir. Le contenu du concept de bonté est indéfinissable, et est connu par une intuition que l’on pourrait qualifier de « mystique » Notons d’ailleurs que le groupe d’intellectuels et d’artistes que l’on appelle « groupe de Bloomsbury » ont interprété en ce sens les textes de Moore sur l’idéal et ont adopté ce qu’ils appelaient « la religion de Moore. » Ils rejetteront en revanche sa morale entendue comme théorie du devoir. Pour faire saisir ce qu’il entend par ce caractère indéfinissable de « bon », G.E. Moore développe une analogie entre « bon » et « jaune ». « Bon » est une notion simple, tout comme « jaune » en est une. On ne peut pas plus expliquer ce qu’est le bon que l’on ne saurait expliquer à qui ne le connaîtrait pas déjà ce qu’est le jaune. « Bon » n’est composé d’aucune partie que nous puissions lui substituer par la pensée lorsque nous le concevons. Poursuivons l’analogie entre le bon et le jaune : on peut essayer de définir le jaune, en décrivant son équivalent physique, en disant quels types de vibrations lumineuses agissent sur l’œil, pour que nous percevions cette couleur. Mais ces vibrations lumineuses ne sont pas ce que nous entendons par jaune, ni non plus ce que nous percevons. C’est parce que nous avons été frappés par la différence qualitative des diverses couleurs, que nous avons découvert l’existence des vibrations lumineuses. Celles-ci sont ce qui, dans l’espace, correspond au jaune que nous percevons effectivement. De même, en ce qui concerne le bon, il est peut être vrai que les choses qui sont bonnes ont aussi d’autres qualités, de même qu’il est vrai que toutes les choses jaunes produisent un certain type de vibration à la lumière. Mais, en nommant les autres propriétés que possèdent les choses bonnes, trop de philosophes ont pensé qu’ils définissaient ainsi le bon. C’est cette erreur que Moore dénonce sous le nom de « sophisme naturaliste ».

    Pour Moore, donc, et le jeune Russell le suivra sur ce point dans ses Eléments d’Ethique (1910) « il y a un objet de pensée simple, indéfinissable, inanalysable, par référence auquel on doit définir (le) sujet de l’éthique ». L’analyse philosophique devra distinguer ce qui est bon en tant que moyen et ce qui est bon en soi ou ce qui a une valeur intrinsèque. Mais ce n’est que  par l’intuition que l’on peut appréhender ce qui a une valeur intrinsèque. Ces thèses vont enthousiasmer les artistes du groupe de Bloomsbury ainsi que les membres de la société des apôtres dont Russell et le grand économiste Keynes. Ce qu’ils retiennent les uns et les autres, c’est une pensée qui affranchit des carcans de la morale victorienne : ce qui compte du point de vue éthique, ce n’est pas l’action, mais les états d’esprit, Moore faisant des relations affectives et de la contemplation des beaux objets l’idéal éthique. Comme l’écrit Keynes dans My Early Beliefs : ce qui est important est lié « à des états passionnés, intemporels, de contemplation et de communion ». Les valeurs revendiquées par Moore sont l’amour de la vérité, la contemplation esthétique, le plaisir de la conversation entre gens cultivés et l’amour platonique pour certaines personnes. Comme le fait remarquer encore Keynes, pour savoir si un état d’esprit est bon, la seule méthode est le recours à l’intuition immédiate, à propos de laquelle il ne sert de rien de discuter. Les élèves de Moore pratiquent l’introspection pour saisir la valeur de leurs états d’âme. Une question classique est alors celle-ci : qu’est-ce-qui vaut le mieux d’un amour intense et bref ou plus tranquille et plus durable ? Russell critiquera cette façon d’interpréter la doctrine de Principia Ethica et, avec sa causticité habituelle, écrira que Keynes et Strachey « prétendus disciples de Moore » avaient réduit « son éthique à un sentimentalisme de petite pensionnaire ». Keynes ira jusqu’à présenter la conception de l’idéal de Moore comme une religion censée remplacer celle qui appuie la morale victorienne. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’intuitionnisme de Moore permettait de se détacher des calculs utilitaristes élaborés par Bentham, et, à un moindre degré, des antinomies de la morale telles que les concevait Henry Sidgwick. Il est assez piquant de ce point de vue de rappeler que Moore abandonnera assez vite son intuitionnisme pour se rapprocher de l’utilitarisme dans Ethics, son très beau texte de 1912. Mais la conception de l’intuition présente dans les Principia doit sans doute aux lointaines origines quakers de la famille de la mère de Moore. C’est que les Quakers avaient le sentiment d’être illuminés par la présence de Dieu en eux et faisaient appel à cette certitude pour diriger leur conscience. Un des membres éminents des Apôtres de Cambridge au dix-neuvième siècle J.F.D. Maurice (1805-1872) faisait appel dans ses communications à la Société à ce sentiment d’illumination intérieure et l’influence de la Société dont Moore sera un membre éminent a dû renforcer ce qui restait chez le Moore de 1903 d’influence familiale.


    L’analyse, chez Moore, reprendra ses droits quand il s’agira de déterminer la valeur intrinsèque d’un tout constitué de plusieurs parties. Il y a, en effet, Moore en est convaincu, beaucoup de choses qui ont une valeur intrinsèque. Il y a aussi beaucoup de choses qui sont mauvaises, et il y a des choses indifférentes moralement. Mais une chose appartenant à l’une de ces trois classes peut appartenir aussi à un ensemble qui peut lui aussi avoir une valeur intrinsèque. Moore souligne l’importance pour la réflexion éthique du paradoxe suivant : « la valeur d’un tel ensemble n’est absolument pas en rapport avec la somme des valeurs de ses parties » 14 .Un bien peut avoir une relation avec un autre bien telle que l’ensemble qu’ils forment soit bien meilleur que la seule addition des deux biens pris séparément. Il faut donc guider sa réflexion par le principe suivant, que l’analyse nous fait comprendre : la valeur d’un ensemble n’est pas identique à la somme des valeurs de ses parties.

    Avoir conscience d’un bel objet est quelque chose qui a une grande valeur intrinsèque, tandis que le même objet a relativement peu de valeur, si personne n’en a conscience. On peut distinguer dans l’ensemble que forme le fait d’avoir conscience d’un bel objet deux éléments : le bel objet lui-même, et la conscience que l’on en prend. Mais le fait d’avoir conscience de quelque chose fait partie d’un ensemble différent en fonction de l’objet dont nous avons conscience, et certains de ces ensembles peuvent n’avoir aucune valeur.
    Les tout qui ont une valeur intrinsèque pourraient être appelés des « totalités organiques ». Mais que l’on ne s’y trompe pas :Moore comme Russell rejette l’acception que font de ce concept Hegel et ses disciples, et notamment Bradley et Bosanquet. Parler de « totalité organique » ne veut pas dire qu’une partie n’a aucun sens en dehors du tout, mais signifie qu’un tout a une valeur intrinsèque différente en quantité de la somme des valeurs de ses parties. Il n’y a aucune relation causale entre les parties du tout. La doctrine de la totalité organique est à comprendre par rapport à la conception russellienne des relations externes :les relations relient des êtres indépendants. Beaucoup plus tard, en 1919-1920, G.E.Moore reviendra sur cette question essentielle à ses yeux dans un article important publié dans les Proceedings of the Aristotelian Society intitulé : «  External and Internal Relations ».
    Pour savoir ce qui a une valeur intrinsèque, il faut pratiquer la méthode d’isolement, et l’analyse ici reprend tous ses droits : une chose qui a une valeur intrinsèque est bonne, quelles que soient les conséquences qu’elle entraîne et en dehors même de l’état de choses dont elle fait partie. Pour comparer le degré de valeur de choses différentes, il faut considérer quelle valeur relative s’attache à l’existence isolée de chacune. C’est ici encore le principe des unités organiques qu’il faut avoir en vue, selon lequel la valeur du tout ne se réduit pas à la somme des valeurs de chaque partie, et la philosophie morale a souvent surestimé la valeur d’une propriété comme celle de procurer du plaisir. Ces principes admis, les choses les plus dotées de valeur que nous puissions connaître ou imaginer, sont certains états de conscience comme les plaisirs des relations humaines et la jouissance des beaux objets. Le devoir, qu’il soit public ou privé, consistera à essayer de faire advenir un état de choses dans lequel on pourra prendre du plaisir dans les relations humaines, et en contemplant de beaux objets. Promouvoir des choses qui ont une telle valeur intrinsèque est la raison d’être de la vertu, la fin rationnelle ultime de l’action humaine et le seul critère du progrès social.

    Concluons : Ayer s’est laissé entraîné par sa propre hostilité au phénomène religieux dans son interprétation des œuvres de Russell et de Moore. S’il a bien vu l’hostilité des deux pionniers de la philosophie analytique par rapport aux croyances religieuses établies, il a non seulement sous-estimé mais complètement négligé le rôle que le mysticisme joue chez les deux philosophes de Cambridge et l’importance qu’ils accordent aux expériences que Russell qualifie ainsi. Ayer a, en revanche, raison de souligner que pour l’un comme pour l’autre, la seule démarche valide de la philosophie est l’analyse.

    vendredi 18 novembre 2011

    Si nous savions ce que nous faisons...

    Si nous savions ce que nous faisons, c'est-à-dire si nous avions pleinement conscience des effets de nos actions sur ceux qui seront affectés par elles, serions-nous capables de leur faire du mal ? La réponse est dans la question, mais pourquoi n'est-elle jamais formulée en ces termes ?
    Notre capacité humaine à nuire aux autres ne s'enracine généralement pas dans le plaisir que nous prenons à les faire souffrir – cette catégorie pathologique ne comprend qu'un petit nombre d'individus – mais plutôt dans une absence de conscience, je veux dire de conscience vivante, une sorte de représentation molle ou froide ou abstraite, de la douleur, de la peine, de la souffrance qui laisse indifférent et comme à distance. De là vient que ce que nous nous représentons ne suffit pas à nous ébranler, à nous pousser à agir ou à nous retenir lorsque l'impulsion de la sensibilité et la vivacité de l'imagination manquent. Notre esprit serait-il véritablement capable de saisir la réalité avec l'intensité nécessaire, la perception de la souffrance d'autrui suffirait à nous empêcher de l'infliger, en l'absence de toute loi et de toute règle morale. Celles-ci viennent seulement pallier ce défaut, qui est un manque d'empathie autant qu'une déficience de la pensée, les deux étant profondément liés. Aussi n'est-ce pas tant notre conscience morale que nous devons développer, à la faveur d'un surcroît de responsabilité et d'une meilleure intelligence de nos devoirs, que notre conscience tout court.
    On se trompe lorsqu'on dit de la conscience qu'elle est purement subjective, personnelle ou individuelle. Eveillée ou développée, elle désigne un état de présence à soi et au monde qui est autant perception de nous-même que perception des autres, et ceci du fait d'une connexion entre les êtres qui transcende la différence entre le moi et le non-moi. Autrement dit, face au mal, et dans toutes les circonstances de l'existence, je plaiderais davantage pour un accroissement d'attention et de vigilance, de conscience précisément, plutôt que pour un supplément de vertu.
    Pour comprendre cela, nul besoin de se tourner vers l'enseignement bouddhiste, même si celui-ci est particulièrement précieux. Au-delà ou en-deçà des tables de la loi et des dix commandements, n'est-ce pas le sens même de ce que saint Paul appelle les « tables de chair », à la lumière desquelles s'explique la parole du Christ, si parfaitement dénuée de toute signification morale : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » ?

    dimanche 13 novembre 2011

    Expérience de mort imminente

    Je vous invite vivement à regarder lundi soir sur TF6 (20h25) la passionnante émission consacrée aux expériences de "mort imminente" (EMI ou, en anglais, NDE, Near Death Experiment).
    Toute une série de personnes, hommes et femmes d'âge différent, racontent, avec une étonnante similitude, ce qu'elles ont vécu dans une situation où leurs facultés cognitives et sensorielles avaient cessé de fonctionner, et c'est franchement saisissant. Le plus intéressant est l'enquête menée auprès de grands scientifiques du monde entier, psychiatres (Bruce Greyson, University of Virginia), psychologues (Kenneth Ring, University of Connecticut), médecins, tels Jean-Pierre Jourdan, et surtout le cardiologue hollandais, Pim Van Lommel, auteur d'un article sur ce sujet qui parut en 2001 dans la prestigieuse revue médicale, The Lancet ("Near-death experience in survivors of cardiac arrest: a prospective study in the Netherlands").

  • http://profezie3m.altervista.org/archivio/TheLancet_NDE.htm

    En guise de mise en bouche, voici la vidéo d'un long entretien savant avec Pim Van Lommel. C'est peu dire qu'elle fasse réfléchir et conduise à réviser radicalement notre vision de la vie et de la mort, notre conception de la conscience et de son rapport au cerveau. Est-il, pour tout homme, sujets plus essentiels ?
    Ce qui est fascinant, c'est que le récit des hommes et des femmes qui sont revenus de cette expérience de mort clinique, n'est pas une interprétation de ce qu'ils ont vécu, mais la relation de faits, purs et simples. Ce sont les scientifiques et les intellectuels qui souvent refusent de les accepter, et cela, non par souci d'objectivité ou de rigueur scientifique, mais pour des raisons idéologiques (liées à leurs croyances, à leur vision matérialiste et réductrice de l'homme). Mais si l'on est un homme ouvert, accueillant ce que l'expérience nous apprend, nous sommes bel et bien conduits à prendre au sérieux les faits et à tirer les conclusions philosophiques qui s'imposent d'une des questions les plus fondamentales que ces états posent : comment est-il possible que la conscience soit dotée de facultés inouïes, totalement inconnues de son exercice ordinaire, et qui peuvent être empiriquement corroborées, alors que le cerveau est cliniquement mort (électro encéphalogramme plat) ?
    Quelle conséquence doit-on en tirer, sinon, de toute évidence, que la conscience n'est pas localisable ? De là, la notion de "conscience non locale" qui est en-dehors du temps et de l'espace. Si une telle notion bouleverse complètement tous les schémas dominants en neurosciences, s'agit-il de changer la réalité plutôt la répresentation que nous avons ? C'est là le propre de l'idéologie, non de la science !
    Mais le plus bouleversant, sur quoi insiste le Dr van Lommel, réside dans la transformation spirituelle intérieure chez ceux et celles qui, à cette occasion, ont connu l'expérience inéffable de la compassion et de l'amour inconditionnel, dont tous parlent. Pour le dire avec les mots de Kenneth Ring : "la mort a le visage de l'amour".

  • samedi 12 novembre 2011

    Bach, Cantate

    Ce merveilleux duo de la cantate "Jesu, der du meine Seele" (BWV 78), ici interprété par Theresa Stich-Randall et Dagmar Hermann, avec l'orchestre de l'opéra de Vienne :

    vendredi 11 novembre 2011

    Le MAUSS est en danger

    Voici l'appel qu'Alain Caillé, fondateur de la Revue du MAUSS (Mouvement anti utilitariste dans les sciences sociales), nous invite à faire circuler. Vous pourrez le faire à votre tour, car la survie de cette magnifique revue est en jeu. Marianne lui consacre d'ailleurs trois belles pages dans l'édition de la semaine. Seule la solidarité de tous pourra sauver de la faillite la très belle aventure, commencée il y a trente ans, et qui a tant fait pour remplacer le paradigme dominant de l'intérêt par celui, autrement plus vrai et pertinent, du don :

    Comme ses membres et ses sympathisants actifs le savent déjà, le MAUSS est actuellement en danger de mort. Depuis trente ans, le Mauss a réussi à survivre en autofinancement quasi intégral, hors de toute allégeance à quelque organisme public ou privé que ce soit. Mais cette année, malgré une diffusion plus que respectable de la revue et des ouvrages de notre collection, il accusera un déficit d’exploitation important. Dont, avec un peu de chance et beaucoup de travail gratuit supplémentaire, il pourrait sans doute se remettre s’il n’était frappé par un coup terrible : en première instance les Prud’hommes, reconsidérant du travail bénévole passé en travail salarié a posteriori, ont condamné le MAUSS à verser près de 30 000 €, dont il n’a évidemment pas le premier sou.

    Ce jugement est tellement inique et surprenant qu’il nous faut en faire appel. Une Cour d’appel devrait le réviser. Mais, dans l’immédiat, pour respecter les procédures légales, éviter la dissolution, et continuer cette aventure collective, le MAUSS doit pouvoir mobiliser au plus vite 25 000 € (15 000 pour être en mesure de se défendre, 10 000 pour éponger le déficit 2011).

    Compte tenu des premières réactions de soutien chaleureuses qui se sont déjà manifestées nous avons bon espoir d’y parvenir. Mais toute contribution, quel que soit son montant ou sa forme (don et/ou abonnement pour celles et ceux qui ne sont pas déjà abonnés), sera décisive dans cette course contre la montre pour la survie et le développement du MAUSS.

    Si vous désirez vous y associer vous pouvez adresser votre don par chèque à l’ordre du MAUSS, au MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015, ou faire un virement au MAUSS,
    Domiciliation

    PARIS MAUB.MUTUALITE (00420)

    Références bancaires nationales - RIB.

    Banque Indicatif N° de compte Clé

    30002 00420 0000008794K 57

    Abonnement :
  • www.revuedumauss.com

    Sauf s’ils désiraient conserver l’anonymat, nous demandons aux donateurs de bien vouloir indiquer leur adresse et leurs coordonnées électroniques de façon à ce que nous puissions les remercier et les tenir au courant de l’évolution de la situation.

    Le bureau du MAUSS : Alain Caillé, Philippe Chanial, Anne-Marie Fixot, François Fourquet, Jacques T. Godbout, Paulo Henrique Martins, Ahmet Insel.

    P. S. Une demande d’autorisation de délivrer des reçus fiscaux de don (qui permettent de déduire 66 % du don du revenu imposable) vient d’être expédiée au Fisc. Elle a de bonnes chances d’être accepté. Mais nous ne connaîtrons pas la réponse définitive avant 6 mois au plus tard. Et le temps presse…
  • jeudi 10 novembre 2011

    Conscience de la faiblesse

    Ne sommes-nous pas naturellement incités à voir dans la force, physique ou morale, une qualité, en soi toujours bénéfique, positive, et dans celui qui en manque, l'avorton ou le lâche, un être en défaut, incapable de faire face à l'adversité ? Car c'est bien cela qu'il faut se préparer à affronter un jour ou l'autre, aurait-on appris l'art de l'esquive : le combat avec les situations difficiles qui mesureront nos capacités de résistance. Tout dans notre héritage culturel, dans l'éducation que nous avons reçue, dans les valeurs qu'honore notre société est une constante apologie de la force. Une vertu nécessaire chez celui qui devra apprendre dès son plus jeune âge à tracer son chemin dans le monde et à y faire carrière, tout autant qu'en celui que les épreuves ébranleront ou encore chez l'être désireux de ne rien abandonner de ses principes lors même que les circonstances l'y invitent. Dans tous les cas, à quoi pourra-t-il se confier pour rester lui-même et ne rien perdre de son intégrité, sinon à sa « force d'âme » ? Mais ce n'est pas la meilleure façon de s'y prendre.
    Mieux vaudrait que nous soyons, tout d'abord, conscient de notre faiblesse, de notre propension à obéir à l'autorité, dès que nous la considérons comme légitime, ou encore à jouer le rôle et à remplir la fonction qui est la nôtre. Non que l'obéissance soit un mal en soi, ni que nous ne devions agir au sein de l'organisation qui nous emploie aussi efficacement que possible. Mais qu'advient-il si celle-ci nous pousse à faire ce qui nous répugne, à commettre des actes malfaisants que nous désapprouvons dans notre for intérieur, à ignorer ou à mettre de côté nos valeurs personnelles ? Nous sommes alors pris au piège d'une situation qui révèle notre profonde vulnérabilité à ce qui est exigé de nous. Dans ce cas, notre prétendue force morale, la conviction que nous avions précédemment que non cela, nous serions incapable de le faire, s'effondre avec une surprenante facilité.
    On sous estime trop souvent le poids énorme que les facteurs multiples liés aux circonstances exercent sur nous, bien au-delà de la conscience que nous en avons. Y serions-nous davantage sensible, aurions-nous été mieux éduqué à la connaissance de notre faiblesse, nous serions bien mieux préparés, intellectuellement, psychologiquement et moralement, à ne pas pris dans les contraintes que les structures sociales d'autorité ou de pouvoir – et cela vaut aussi dans le monde de l'entreprise – exercent si puissamment sur nous.
    Ce n'est pas que l'affirmation de notre liberté soit entièrement un leurre ou une illusion. Mais la liberté, la marge de manœuvre dont nous disposons, trouverait bien mieux à s'exercer si nous avions toujours présent à l'esprit que nous sommes non pas tant des sujets autonomes que des individus dont les actions sont très largement influencées (mais non pas absolument déterminées) par le poids des facteurs que les institutions mettent en place pour nous conduire à la soumission et à la docilité. Si nous sommes toujours, en dernier ressort, responsables de nos actions, puisque c'est bien nous qui les commettons, cela ne signifie pas que nous en soyons entièrement les auteurs. Et s'il s'agit de devenir auteur de sa vie, de se prémunir contre notre capacité à faire le mal, nulle pédagogie ne serait plus utile et profitable que la conscience de notre faiblesse, non le présupposé de notre intégrité morale, auquel nos conduites effectives apportent souvent un cruel démenti. On saura d'autant plus agir avec « force » qu'on se connaîtra faible et vulnérable, non pas pour justifier nos démissions mais pour les éviter. Pour cette raison, je plaiderais volontiers en faveur d'une révision radicale de la pédagogie civique et morale, et ce dès l'école et le lycée. Comme il est regrettable qu'on n'y enseigne pas, en France du moins, les leçons fondamentales de la psychologie sociale sur la soumission à l'autorité (Stanley Milgram), sur notre propension à jouer le rôle qui nous est confié (Philip Zimbardo) et, plus généralement, sur l'influence des facteurs "environnementaux" sur nos comportements.*
    La connaissance de la vulnérabilité humaine est le premier rempart à l'exercice du mal. Elle ne suffit pourtant pas. Plus essentiel encore est d'empêcher que les institutions se transforment en organisations malfaisantes. Et là, ce n'est plus une affaire de conscience individuelle seulement, mais de vigilance politique, au sens large du terme.

    _______________
    * Je vous invite à lire le dernier livre, remarquable, de Laurent Bègue, Psychologie du bien et du mal (Odile Jacob, 2011) qui, avec une grande science, fait le point sur ce que nous apprennent, en cette matière, les nombreuses expériences menées, depuis une cinquantaine d'années, en psychologie sociale.

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    mercredi 9 novembre 2011

    Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro (II)

    Faisons retour sur un événement que le récit évoque comme en passant, et dont nombre de commentateurs ont noté l’importance, sans toutefois en tirer toutes les conclusions qui s’imposent.
    En 1932, à quelque temps de l’arrivée de Hitler au pouvoir, Darlington Hall est le théâtre d’une réunion secrète qui réunit un certain nombre de hautes personnalités européennes favorables à une révision des termes du Traité de Versailles. C’est que le patron de Stevens, nous l’apprenons alors, est un sympathisant des nazis. Le fait que parmi les invités figure Oswald Mosley, un anti sémite notoire, proche de Mussolini, qui avait fondé l’Union britannique des Fascistes (British Union of Fascists) et se trouvait à la tête des “Chemises noires”, indique assez dans quel sens s’orientaient les opinions politiques de Lord Darlington. Quoique ce fût pour des raisons qui tiennent plus d’une certaine forme de donquichottisme que d’une quelconque ambition personnelle : la façon dont les Allemands étaient traités, en particulier par les Français, lui paraissait tout simplement inique. En outre, il est présenté comme un homme sincèrement animé de préoccupations sociales, partisan d’une intervention active (keynésienne) de l’Etat en faveur des plus démunis. Néanmoins, influencé sans doute par les idées de ses amis d’extrême droite, on le voit soudain proférer en public des propos hostiles aux Juifs. Et bien que par la suite il regrettera la décision prise ce jour-là, à quelque temps de l’ouverture de la réunion, à laquelle devait également participer Ribbentrop, Lord Darlington convoque son majordome pour l’enjoindre de congédier tout membre du personnel d’origine juive. Il se trouve que deux jeunes servantes, qui avaient donné parfaite satisfaction, sont concernées par cette mesure dont l’annonce est pour le domestique une entière surprise et qu’il désapprouve en son for intérieur : “Tous mes instincts s’opposaient à l’idée de les congédier” (p. 162). Mais voici la question : comment devait réagir en pareille circonstance un homme animé de la volonté de se comporter toujours en “grand” majordome ? Quelle attitude appelait le souci de la “dignité”, c’est-à-dire l’exigence d’habiter parfaitement son rôle professionnel, sans jamais faire montre de ses sentiments personnels, c’est-à-dire de ce qui relève de son for intérieur ? Posée en ces termes, la réponse est sans surprise : n’était possible qu’une obéissance parfaite, engageant une exécution immédiate de l’ordre donné, qu’il était hors de question de mettre en cause et de discuter. Et de fait, c’est ainsi que Stevens s’exécuta : “Cependant, mon devoir, en l’occurrence, était parfaitement clair, et à mes yeux, il n’y avait rien à gagner à afficher de façon irresponsable les doutes que j’éprouvais” (p. 162).Toute autre est la réaction de l’intendante lorsqu’il lui communique l’injonction de “Sa Seigneurie” : elle menace de donner sa démission si elle est effectivement appliquée.
    Particulièrement significative est la façon dont Stevens lui répond lorsqu’elle témoigne de sa désapprobation et de son refus d’obtempérer au motif qu’une telle décision “n’est tout simplement pas bien” (p. 163) :

    “Miss Kenton, je vous demanderai de ne pas vous énerver et de vous conduire d’une façon seyant à votre position. Cette affaire est parfaitement simple. Si Sa Seigneurie souhaite qu’il soit mis fin à certains contrats de travail, il n’y a pas grand chose à ajouter.
    -Je vous préviens, Mr Stevens, je ne continuerai pas à travailler dans une maison pareille. Si on renvoie mes filles, je partirai aussi.
    - Miss Kenton, je suis étonné de vous voir réagir de cette manière. Je ne devrais pas avoir à vous rappeler que professionnellement nous ne devons pas nous soumettre à nos penchants et à nos sentiments, mais aux vœux de notre employeur.
    - Je vous le dis, Mr Stevens, si vous renvoyez mes filles demain, ce sera mal, ce sera un péché entre tous les péchés, et je ne continuerai pas à travailler dans une maison pareille” (p. 163-164).

    Il importe de souligner que tous deux sont conscients du caractère “mauvais” de la décision de leur employeur. A cette différence près que le premier dissimule et refoule sa désapprobation au nom d’une éthique du devoir professionnel, pompeusement mis au compte de la “dignité”, et que la seconde désigne ouvertement le mal comme tel, annonçant son intention de quitter une maison où de telles actions se déroulent.. Dans la suite du récit, on apprendra qu’en réalité elle n’en fit rien et est demeurée à Darlington Hall, malgré le départ brutal des jeunes filles, offrant au majordome matière à de plaisantes moqueries.
    Remarquons quelques points saillants.
    L’un et l’autre sont confrontés à l’obligation d’exécuter un ordre qu’ils jugent inique. Stevens obtempère sans discuter, s’interdisant tout droit d’en contester la justice, et ce par conformité à son éthique professionnelle qui consiste à mettre ses sentiments de côté. Miss Kenton, à l’inverse, exprime ouvertement l’indignation que suscite en elle aussi bien l’ordre lui-même que la façon nonchalante dont le majordome lui présente l’affaire : “Mr Stevens, cela me scandalise de vous voir assis là et de vous entendre prononcer de telles paroles comme si vous parliez des prochaines commandes d’épicerie” (p. 163). En réalité, au bout du compte, à défaut d’appliquer elle-même la sentence, elle laissera faire, sans tenter de s’y opposer, ni mettre sa menace de départ à exécution. Interrogée plus tard sur les raisons de sa conduite, elle exposera une série d’arguments matériels (qu’étant sans famille et sans ressources, elle n’aurait nulle part où aller) tout en avouant sa faute morale : “Je me suis montrée lâche, Mr Stevens. Lâche tout simplement” (p. 168). Mais de toute évidence elle n’adresse ce reproche qu’à elle-même et non au majordome. Notons enfin que Lord Darlington reconnaîtra plus tard, après avoir rompu avec la “nature hideuse” de l’organisation des “Chemises noires”, que ce qui s’est passé était un “mal” (p.166) et qu’il convient d’apporter quelque compensation à ces victimes.
    Que nous voyons dans cet épisode sinon l’alliance qui unit certaine conception de l’éthique avec la mise en œuvre du mal ? Une éthique qui se rapporte à une conception servile de la “dignité”, c’est-à-dire, et c’est le point essentiel, une éthique qui ferme le sujet à tout ce qui relève de sa subjectivité, une éthique de l’identification de l’être avec la fonction, c’est-à-dire de la mauvaise foi, qui rabat entièrement l’individu privé sur le “personnage professionnel” et s’interdit toute marge. Là est, nous l’avons vu, ce qui fait la différence entre le “grand” majordome et le majordome de “moindre envergure”. Ce dernier joue un rôle, mais laisse place en lui à un jeu, entendu ici au sens d’une distance, comme deux pièces qui ne sont pas parfaitement ajointées l’une à l’autre. Le serviteur qui a atteint à la perfection de son métier, qui agit donc avec une réelle “dignité”, a hermétiquement fermé en lui toute possibilité d’une pareille fracture ou béance. Pourtant, et l’auteur nous le fait secrètement comprendre, c’est dans une telle fracture, un tel “jeu” précisément, que s’inscrit la possibilité d’une action qui eût été réellement digne. Dignité qui n’eût pas consisté simplement à manifester sa désapprobation, mais à agir en conséquence. Ce dont les deux protagonistes de l’histoire se montrèrent incapables. Dans un entretien, Kazuo Ishiguro expliquera : “J”étais intéressé par la façon dont les gens se mentent à eux-mêmes afin de rendre les choses agréables, et donner de la dignité à leurs manquements (dignify their failures)”.
    La négation de tout ce qui relève des sentiments personnels, et, d’une manière générale, de l’autonomie du sujet sur quoi un être pourrait s’appuyer pour refuser d’obéir à une injonction maléfique, est élevé au rang d’une vertu ou d’un devoir. Est-il besoin de préciser quel régime avait porté cette négation de la sensibilité et de l’autonomie au nom d’une morale inflexible de l’obéissance au Chef, et ce jusque dans toutes ses exigences sacrificielles ? Il me paraît tout à fait clair que ce n’est pas sans de profondes raisons que Kazuo Ishiguro fait de Lord Darlington un fasciste, sympathisant de l’Allemagne nazie. Et bien que le maître de la maison reste un personnage somme toute secondaire, l’orientation politique de ses engagements n’a rien d’anecdotique : elle jette une lumière nouvelle sur le type d’homme incarne le majordome Stevens. Pas simplement un être un peu ridicule et comique engoncé dans son costume et qui est incapable de s’ouvrir aux promesses de l’amour, pas simplement, au plan philosophique, une incarnation de la figure sartrienne de la “mauvaise foi”, mais plus dangereusement un être servile et docile d’autant plus prompt à se soumettre à des ordres destructeurs qu’il a élevé le renoncement et l’absence à soi, à son moi véritable, au rang d’une vertu parfaite. Dès lors, il cesse définitivement de nous faire sourire et d’éveiller notre sympathie. Car la servilité dont il fait montre dans l’exécution d’un ordre qu’il estime maléfique, mais qu’il s’interdit de juger et plus encore de contredire, fait secrètement signe vers ce que Eichmann appela lors de son procès à Jérusalem, l’“obéissance du cadavre” (Kadavergehorsam).
    Nul besoin d’insister pour saisir à quelles extrémités de l’horreur peut conduire l’éthique professionnelle de l’obéissance aux ordres, surtout lorsqu’elle s’égare au point de se donner des fondements quasi métaphysiques (qu’ils répondent à l’essence de la “dignité” ou à l’obligation impérative de suivre les ordres du Führer, érigés en “loi fondamentale” de la moralité), exigeant de chacun qu’il se fasse oublieux de ses penchants prétendument “sentimentaux” ou égocentriques. Telle est la leçon que Kazuo Ishiguro nous enseigne discrètement et qui donne à son beau roman une profonde et durable portée morale. Et cette leçon est en parfait accord avec les analyses auxquelles se sont livrés les chercheurs en psychologie sociale ayant travaillé sur le phénomène de l’obéissance destructrice.

    Une illustration des leçons de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité

    Un des conclusions les plus remarquables que Stanley Milgram tire de ses fameuses expériences sur l’obéissance à l’autorité, c’est que les sujets qui acceptent d’envoyer des décharges maximales à “l’élève” ne sont nullement dénués de sentiments moraux, de nombreux symptômes attestant les émotions déplaisantes qu’ils éprouvent à obéir aux ordres et à infliger une souffrance à des “innocents” dont ils comprennent parfaitement la nature maléfique. Le fait est pourtant qu’ils résolvent le conflit entre leur conscience et l’autorité en faveur de cette dernière. Et ce pour une raison essentielle, c’est que celle-ci est revêtue à leurs yeux d’une légitimité qui exige, pensent-ils, qu’ils agissent dans le mépris et l’oubli de leur individualité singulière. La condition dans laquelle ils se sont placés, et que Milgram nomme “l’état agentique”, correspond, dans ses traits essentiels, à la manière dont Stevens répond à l’ordre de Lord Darlington.
    Ce que nous apprennent les expériences en psychologie sociale, c’est que la capacité humaine à agir de façon malfaisante ne requiert nullement que les individus soient nécessairement malveillants, qu’ils veuillent positivement faire le mal ou soient dénués d’un équipement éthique de nature à leur faire comprendre la nature même de leurs actes. La molignité humaine résulte de la conjugaison à la fois de facteurs sociaux “situationnels” et d’une reconnaissance de la légitimité de l’autorité qui conduit les êtres à s’absenter à eux-mêmes, à démissionner de leur moi véritable, à fragmenter et à compartimenter leur personnalité.
    Tel compartimentage est poussé à l’extrême par le majordome parfait que veut être Stevens parce que l’aliénation et la dépersonnalisation de soi se construit, dans son cas, sur une rhétorique de la dignité d’autant plus redoutable dans ses effets potentiels qu’elle prend les allures d’un idéal. Si l’on suit les leçons de Sartre sur la mauvaise foi, l’idéal de l’identification de soi à sa fonction ne peut jamais être -et il est heureux qu’il en soit ainsi- qu’une visée inaccessible. Le repli de l’être sur le devoir-être (même socialement et idéologiquement élaboré, comme dans l’éthique militaire du courage viril, de la discipline et de l’obéissance aveugle) n’abolit jamais la distance entre l’en-soi et le pour-soi qui est consfitutive de la conscience humaine et le fondement de sa responsabilité irrévocable. C’est pourquoi il n’est aucun homme qui puisse se réfugier derrière l’argument de l’obéissance à l’autorité, aussi radicalement l’ait-il accepté et pleinement fait sien, pour se défausser de la responsabilité à l’égard de ses propres actes.
    Pareille conscience de la responsabilité personnelle, on sait combien elle est totalement étrangère à quiconque élève au rang d’un idéal moral l’éthique dépersonnalisé du devoir, et quoique ce faisant il ne fasse, en réalité, qu’intérioriser un discours social purement idéologique, cette inconscience n’est jamais une excuse lorsqu’elle conduit à faire de nous les exécuteurs dociles et silencieux du mal. Ce fut sur ce fondement philosophique que s’appuya, en son temps, le Tribunal de Nuremberg pour inculper et condamner les criminels de guerre nazis. A sa manière bien à lui, qui n’est pas celle d’un philosophe mais d’un romancier, et peut-être d’un moraliste, telle est la leçon que nous enseigne à son tour Kazuo Ishiguro dans Les vestiges du jour et qui donne à son héros, ou plutôt à son “anti-héros, en dépit de son apparence bonhomme et aimable, sa dimension proprement pitoyable.