On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 1 octobre 2016

Pour une déclaration de l'état d'urgence écologique mondial

L'insécurité liée au terrorisme concentre toutes les inquiétudes et toutes les peurs. Il ne s'agit pas d'en contester la gravité, mais le fait est que se trouve ainsi dissimulée une insécurité infiniment plus effrayante et qui est irréversible, celle liée aux conséquences systémiques, à la fois environnementales, sociales et politiques, du réchauffement climatique. Face à l'imminence du péril, voici que devrait être décrété - par l'ONU par exemple - l'état d'urgence écologique mondial. Après tout, n'est-ce pas ce qu'a fait le gouvernement français puis le législateur, sous la pression de la population, au soir des attentats du 13 novembre ? Les menaces que font peser la hausse incontrôlée des émissions de CO² sur le climat, et par voie de conséquence sur l'hydrosphère, la biosphère et sur les sociétés humaines (les plus pauvres d'abord) sont telles qu'elles devraient conduire à une mobilisation citoyenne globale suffisamment pressante pour contraindre les Etats à prendre les mesures nécessaires. Le salut, s'il est encore possible, ne viendra pas des Etats - la chose est claire - mais seulement de la société civile. Il n'existe aucun impératif plus urgent, plus vital et il s'impose individuellement à chacun d'entre nous.
La catastrophe n'est pas devant nous, elle est déjà là mais nous ne la voyons pas. Nous disposons de toutes les informations scientifiques nécessaires pour nous mettre en état d'alerte maximum, seulement, voilà, cela ne suffit pas pour que nous autres Terriens agissions en conséquence. Notre responsabilité est pourtant sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Elle constitue un défi si immense à l'ordre actuel du monde qu'elle exige un changement radical de paradigme. De là vient qu'il soit probable qu'un tel changement ne survienne que lorsqu'il sera trop tard, ce qui est déjà en partie le cas.
Je ne connais aucun spécialiste des questions environnementales qui ne soit d'un profond pessimisme sur la capacité des hommes d'aujourd'hui à limiter à 2 degrés (ce qui est déjà trop) le réchauffement climatique. Les scénarios envisagent plutôt une hausse des températures d'ici la fin du siècle de 3,5 ou 4 degrés, et, les plus réalistes, de 5 ou 6, ouvrant à des perspectives proprement cauchemardesque. Bien des livres et des articles peuvent être lus, je vous conseille entre autres : Pablo Servigne et Raphael Stevens,Comment tout peut s'effondrer aux Editions du Seuil (2015) ou encore Voyage dans l'anthropocène de Claude Lorius (un des plus grands glaciologues français) et Laurent Carpentier, publié chez Actes Sud en 2013. Plus ancien, mais excellent : Gwynne Dyer, "Alerte, Changement climatique, la menace de guerre" (Robert Laffont, 2008).
Un des articles les plus documentés qui fait le point sur l'état des lieux a été rédigé par Dominique Bourg, professeur à l'université de Lausanne et vice-président de la Fondation Hulot, "Les scénarios de la durabilité" (http://bookboon.com/fr/les-scenarios-de-la-durabilite-ebook).

vendredi 15 juillet 2016

Nice

Les corps, recouverts à la hâte de nappes de restaurant, jonchent la chaussée ensanglantée face à l'une des plus belles baies du monde. Après Paris et après d'autre villes, Alep, Bagdad, Istanbul - s'en est-on assez émus ? - Nice est devenue, ce soir, une sorte d'Oradour-sur-Glane.
Il n'est plus de lieu, il n'est plus d'instant où ne puisse se commettre l'insoutenable massacre des innocents. Cette époque de l'horreur ordinaire a déjà commencé et elle va durer et franchement nul ne sait comment l'affronter et y résister. Cette nuit, nous ne dormirons pas et demain non plus hélas. Et c'est de nouveau, l'effroi et le deuil et l'immense compassion pour les morts, les blessés et leurs familles.
Les étoiles et la lune scintillent encore à cette heure dans le ciel et le soleil demain se lèvera mais que ferons-nous de leur pauvre lumière ? Où la trouverons-nous ? En nous, si fragiles, si vulnérables, il le faudra bien. Mais que ce soit en commun, sans distinction entre les morts lointaines ou proches.

jeudi 14 juillet 2016

L'interdiction du voile en entreprise

Voilà un avis qui va déplaire, en France surtout, et alimenter peut-être encore davantage le rejet des institutions européennes. Raison de plus pour y réfléchir sérieusement. Un exercice qui exige d'admettre qu'il y a bel et bien là une difficulté, et qu'il faut entendre les arguments en présence, non clore à l'avance toute discussion possible.

Eleanor Sharpston, l'avocate générale britannique de la Cour de justice de l'Union européenne - saisie par la Cour de cassation française - estime illégal le licenciement d'Asma Bougnaoui, une employée de confession musulmane, congédiée sans préavis de la société de consultance informatique dans laquelle elle travaillait, au motif que le port du voile islamique (hijab) - malgré des demandes réitérées, elle avait refusé de l'ôter - nuisait aux relations commerciales avec ses clients et embarrassait ses collègues de travail. Sans doute était-ce le cas, mais la décision était-elle justifiée pour autant ?
Contrairement aux décisions des Prud'hommes et d'une Cour d'appel qui avaient donné raison à l'entreprise Micropole Univers, condamnant simplement l'absence de préavis, Madame Sharston considère que l'obligation exigeant d'une employée de retirer son voile constitue une discrimination pour raisons religieuses, en violation manifeste d'une directive européenne.
"En dernier recours, soutient la juriste, l'intérêt de l'entreprise à générer le maximum de profit doit céder devant le droit de la personne employée à manifester ses convictions religieuses. Ici, je souligne le caractère insidieux de l'argument "mais nous avons besoin de faire ceci, sans quoi nos clients ne seront pas contents".
L'idée soutenue est donc que le principe de la libre expression des croyances religieuses doit l'emporter, au sein de l'entreprise, sur la recherche à tout prix de la rentabilité et, plus généralement, sur la loi économique du marché. Nul doute que cet avis préliminaire, s'il est suivi par la Cour, dont les arrêts s'imposent aux juridictions nationales, sera suivi de belles controverses.
Un avis, au reste, en contradiction avec celui précédemment soutenu par l'avocate générale allemande, Juliane Kokott, laquelle dans une affaire similaire, avait estimé qu'un employeur est en droit de faire respecter, au sein de son entreprise, le principe de neutralité religieuse et idéologique.
Où l'on voit que les disputes juridiques engagent des questions fondamentales de société, puisque le juge est appelé à produire du droit, à interpréter des principes, éventuellement en conflit les uns avec les autres, et non pas simplement à appliquer aveuglément les normes du droit positif.
 Comment trancher entre le principe de liberté et de tolérance (les droits de la conscience) et le principe de laïcité. Celui-ci, s'il s'applique à l'Etat et à ses agents, s'applique-t-il, de façon aussi contraignante, à une entreprise privée et à ses salariés ? Ainsi que le remarque Alain Supiot : " Dans ses rapports avec ses salariés, l’employeur se trouve, comme l’État dans ses relations avec les citoyens, soumis au principe de laïcité : il doit à la fois faire preuve de neutralité religieuse et empêcher que chaque salarié puisse arguer de ses convictions religieuses pour échapper à la loi commune, qui soude la collectivité de travail et permet à l’entreprise de réaliser son objet." [in "Les grands avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme", Dalloz, 2016].

mardi 21 juin 2016

Une tolérance croissante à l'égard de la torture

Le philosophe Michel Terestchenko, qui a notamment travaillé sur les liens entre torture et terrorisme, a publié dans le rapport "Un monde tortionnaire" 2016 une analyse du sondage commandé à l'IFOP par l'ACAT sur l'opinion des Français concernant la torture :

A la question de savoir si le recours à la torture pourrait dans certains cas être approuvé, justifié, autorisé, la réponse est donnée d'avance. Elle se trouve dans nos textes constitutionnels ; elle résulte des principes du droit public européen et du droit humanitaire international ; elle se déduit des documents qui fondent notre système politique démocratique et des droits de l'homme, tels qu'ils émanent d'une longue tradition juridique et éthique. Et la réponse est Non ! Non, absolument ! Non de façon inconditionnelle, quelles que soient les circonstances ! Non, sans considération des diverses méthodes d'interrogatoire coercitives utilisées et il en est manifestement d'assez atroces dans leur atteinte au corps et leurs conséquences psychiques pour interdire toute casuistique qui disputerait leur qualification ou non de torture. La question, en somme, ne se pose pas. Elle ne devrait même jamais être posée. Rien en ce sujet n'ouvre au doute, à la nuance, à la triste nécessité d'en rabattre sur nos convictions du fait des rudes contraintes de la réalité – le fameux principe de responsabilité -, à la reconnaissance de l'inscription historique et sociale des normes qui en diminuerait la portée universelle. Ces arguments, sociologiques, philosophiques, ont leurs raisons, mais pas en ce cas. Imaginerait-on de discuter sur la possible légitimation de l'inceste, de l'infanticide ou de l'esclavage? Quiconque envisagerait de remettre en cause ces interdits structurants, fondateurs, ne serait-ce que par une simple question, ne serait-ce qu’en théorie seulement, s'avancerait sur la pente savonneuse qui insensiblement ouvre la porte à la justification de l'injustifiable et à la ruine de nos valeurs. Et pourtant...

Le simple fait qu'il ait été jugé nécessaire, utile, éclairant, de sonder l'état de l'opinion publique française sur l'idée qu'elle se fait de la torture est en soi l'indice d'une inquiétante vulnérabilité à l'égard de pratiques dont l'interdiction ne devrait pas être entamée par les événements, quels qu'ils soient. Pour reprendre l'argument précédent, songerait-on à entreprendre un tel sondage à propos de l'inceste ou de l'esclavage ? Mais il y a eu aux Etats-Unis les attentats du 11 septembre 2001, puis ceux de Madrid en 2004 et de Londres en 2005, et, par deux fois, les attaques meurtrières sanglantes à Paris en 2015, avant que Bruxelles ne soit à son tour frappé en mars 2016. Et l'on s'est demandé comment faire face à ce déchaînement de violences. Se pourrait-il que la torture soit un moyen, techniquement utile et moralement acceptable, d'éviter la mort de victimes civiles innocentes, si toute autre méthode d'interrogatoire venait à échouer ? Et l'on a pris nos esprits et nos imaginations au piège d'une parabole perverse, la parabole de la bombe à retardement, pour nous disposer à envisager des dilemmes de conscience qui ne devraient pas exister. Dans la situation présente où le terrorisme international s'est répandu au point que nul d'entre nous puisse être assuré d'y échapper, l'hypothèse du recours à la torture est devenue pour beaucoup une question sérieuse, et cela seul est le signe d'un recul dont il y a lieu de s'inquiéter.

Une tolérance croissante à l'égard de la pratique de la torture d'Etat

Voyons, tout d'abord, ce qui saute aux yeux dans les résultats du sondage mené par l'Ifop, à la demande de l’ACAT France en avril 2016 : en comparaison avec les enquêtes précédentes, un bien plus haut degré d'acceptation de la torture de la part de nos concitoyens. A l'affirmation « Tout acte de torture contre quiconque et qu'elles qu'en soient les circonstances est toujours inacceptable », 73% des personnes sondées répondaient positivement en 2000 - du moins est-ce la position de principe dont elles se sentaient le plus proche ; elles n'étaient plus que 64% en 2016. Inversement, 25% étaient disposés, en 2000, à admettre que « dans certains cas exceptionnels, on peut accepter le recours à des actes de torture », c'était déjà beaucoup et c'était trop. Seize ans plus tard, le niveau s'élève à 36%, soit plus d'un tiers d'un échantillon représentatif de la population française, âgée de 18 ans ou plus. Un tel écart de 11 points n'est pas marginal : il est hautement révélateur d'une tolérance croissante à l'égard de la violation d'un des principes les plus sacrés du droit. Violation que les mêmes citoyens n'accepteraient sans doute pas de voir généralisée - c'est là le propre des régimes totalitaires – mais, ils la considèrent admissible, certaines circonstances exceptionnelles se présentant. Le fait est, cependant, que l'interdiction de la torture est, en droit, inconditionnelle : elle ne peut jamais être ni contournée ni discutée ni suspendue. En morale, on dirait qu'il s'agit là d'un impératif catégorique a priori, non d'un choix prudentiel qui peut varier selon les intérêts ou les calculs du moment. C'est pourtant dans cette sphère du calcul que la torture entre trop souvent. Calcul utilitariste des vies à sauver, de la sécurité à assurer et qui justifierait rationnellement, en situation de menace imminente, le sacrifice des droits humains fondamentaux.

Rappelons que le premier de ces droits est le droit à la vie et le respect de la dignité humaine, quelle que soit la gravité des crimes dont un individu s'est rendu coupable. Indérogeables, ces principes métajuridiques sont au fondement de notre conception de la justice. Ainsi aucun aveu obtenu sous la torture ne pourra-t-il être utilisé dans le cadre du procès à l'encontre de l'accusé, s'agirait-il du criminel de la pire espèce. Mais la position intransigeante du législateur et du juge est une chose, l'état de l'opinion publique en est une autre et l'opinion publique est plastique, changeante, susceptible d'évoluer au gré des événements, surtout lorsqu'ils sont particulièrement tragiques. Sans doute faut-il voir dans les tueries terroristes survenues à Paris, en janvier et novembre 2015, la raison de l'évolution en faveur d'une autorisation de la torture chez plus d'un tiers des personnes interrogées. Parmi celles-ci, 54% considèrent désormais que l'envoi de décharges électriques sur une personne soupçonnée d'avoir posé une bombe prête à exploser est justifié ; 20 points de plus par rapport au sondage mené en 2000 ! Les données manquent pour en tirer une tendance sociologique constante. Mais c'est une pente, nourrie chez un nombre croissant de nos concitoyens par l'esprit de vengeance et, parfois, de haine, par le refus affiché de voir attribuer des droits à ceux qui ne les respectent pas – le respect des droits humains fondamentaux n'est pourtant pas soumis à l'obligation de réciprocité – et elle est alimentée par une hypothèse particulièrement troublante. Il faut en dire un mot parce que cette hypothèse est la référence par excellence sur laquelle se sont construits les nombreux débats académiques sur la torture qui ont eu lieu aux Etats-Unis au lendemain du 11 Septembre, avant d'être popularisée par des fictions, telle la série 24 Heures, qui ont rencontré une audience mondiale. On pourrait s'étonner, et peut-être, s'inquiéter de la retrouver proposée sans examen préalable dans le questionnaire de l'Ifop, comme s'il s'agissait là d'une réalité qui pourrait se rencontrer. Tel n'est pas le cas.

Une parabole perverse

Présentée dans sa version habituelle, la parabole dite de « la bombe à retardement » envisage le dilemme cruel que poserait un terroriste, soupçonné de disposer d'informations cruciales permettant de déjouer un attentat imminent sur une place publique ou bien encore dans une école, si toutes les méthodes d'interrogatoire légales avaient échoué. Dans un pareil cas où le temps presse, la torture ne serait-elle pas un moyen acceptable, sinon désespéré, de sauver du massacre des vies innocentes, parmi lesquelles se comptent nombre d'enfants ? Telle est, en substance, la situation qu'envisage sans ambages le sondage de l'Ifop lorsqu'il demande à ceux qui admettent le recours à la torture « dans certains cas exceptionnels » - plus d'un sondé sur trois - s'ils trouveraient justifié l'emploi de décharges électriques « sur une personne soupçonnée d'avoir posé une bombe prête à exploser ». Comme on l’a dit ci-dessus, 54% des personnes figurant dans cette catégorie ont répondu « oui ».

Ce qui est présupposé dans ce scénario, c'est que la torture est une méthode efficace d'obtention d'informations, seraient-elles forcées. De fait, et quelle que soit la position des uns et des autres, 58% de la population interrogée estime que le recours à des actes de torture permet d'obtenir des aveux et ils sont encore 45% à penser qu'il permettrait de recueillir des informations fiables et, ainsi, de prévenir la commission d'attentats terroristes. Or ces trois présupposés, qui admettent tous l'efficacité de la torture, sont démentis par l'expérience. La torture, les interrogatoires forcés, sont le moyen le moins fiable d'obtention de renseignements – tous les services spécialisés le savent – dès lors que la personne dira ce qu'on attend d'elle ou tout simplement n'importe quoi afin de faire cesser ses souffrances. Telle est la conclusion définitive à laquelle aboutit la Commission sénatoriale américaine sur la torture pratiquée par la CIA sous l'administration Bush, au terme de six années d'enquête et de la consultation de millions de documents : « En se fondant sur l'analyse des archives des interrogatoires de la CIA, la Commission constate que l'usage des techniques d'interrogatoire a été inefficace pour obtenir des renseignements ou amener les détenus à coopérer. »[1] Il n'est pas un seul cas documenté où la torture chirurgicale – il n'est pas question ici de la torture de masse – aurait permis de déjouer un attentat imminent. Par conséquent, la parabole de la bombe à retardement, loin de présenter, comme on le prétend trop souvent, une hypothèse vraisemblable, est, en réalité, une pure et simple fiction. Ajoutons que c'est une fiction perverse dont le premier effet est de prendre notre imagination et notre esprit au piège d'une situation qui ne se rencontre jamais, tout en nous contraignant, de façon saisissante, à nous poser des questions morales que le droit écarte et qu'aucun fait ne justifie. On peut regretter que l'enquête menée par l'Ifop n'ait pas porté sur la fiabilité de cette hypothèse – problème trop complexe sans doute pour faire l'objet d'un sondage - mais sur la manière appropriée d'y répondre. C'était pourtant là une manière implicite d'accréditer le scénario dramatique mais purement imaginaire qui est au cœur de la justification libérale de la torture. Quoiqu'il en soit, le taux élevé d'acceptation du recours à la torture en ce cas - rappelons-le chiffre inquiétant : 36% - atteste de la fragilité éthique d'une fraction importante de la population française, prête à accepter le recours à des pratiques qui sont en violation totale des normes fondamentales d'une société démocratique.

On ne saurait être tout à fait rassuré par le fait que 82% des sondés admettent qu'ils ne seraient probablement pas (30%) ou certainement pas (52%) capables de recourir à des actes de torture dans des circonstances exceptionnelles. Une des leçons les plus troublantes des expériences menées en psychologie sociale, telle la fameuse expérience de soumission à l'autorité menée, au début des années soixante, par Stanley Milgram, ou encore l'expérience de la prison de Stanford, dirigée par Philip Zimbardo, est que la prédiction que les individus formulent sur leurs comportements sont, dans certaines circonstances, infirmées par leurs conduites effectives.

Fragilité éthique et justification morale

Mais ce ne sont pas seulement de larges pans de l'opinion publique française, certes encore minoritaires, qui sont disposés à ce que soient suspendus les droits humains dans des situations où il importe au contraire de les respecter, la philosophie morale n'est pas en reste. Ce que nous avons nommé fragilité éthique ne s'oppose à la morale que si l'on voit en celle-ci un ensemble d'impératifs inconditionnels, de devoirs et d'obligations qui ne souffrent pas d'exception. La condamnation juridique de la torture et des actes humiliants et dégradants s'inscrit dans cette tradition. Envisagée du point de vue utilitariste du calcul des conséquences, une telle position de principe sera jugée irréaliste et l'on admettra, à l'inverse, qu'il est moralement justifié et légitime de sacrifier les droits et les libertés de certains au profit de l'intérêt du plus grand nombre et quel intérêt est supérieur à la sécurité et à la protection de la vie ? Dans une telle perspective calculatrice rationnelle, la torture cesse d'être un mal nécessaire ou un moindre mal, une solution désespérée, pour devenir la réponse appropriée, la « bonne réponse », dès lors, comme on le présuppose à tort, que « ça marche ». Tel fut l'argument mensonger servi pendant des années par la CIA aux plus hauts représentants de l'exécutif américain, jusqu'au président Bush lui-même, et que dénonce la Commission sénatoriale dont le rapport a été déclassifié en 2014.

A un dernier résultat du sondage se signale encore cette fragilité éthique, mais, cette fois-ci, dans des proportions plus générales, car ce qui apparaît, c'est la relative indifférence de la population interrogée face aux questions et aux enjeux posés par le recours à la torture. Lorsqu'il s'agit d'évaluer son niveau de sensibilité à différentes causes, on découvre que la torture vient en dernier : 51% seulement des personnes se sentaient concernées par ce sujet, loin derrière le réchauffement climatique (83%), la faim dans le monde (79%), ou, plus surprenant encore, la protection des animaux (76%).

Que conclure ? Les attentats terroristes constituent un redoutable défi pour les sociétés démocratiques. Ce qu'ils mettent en péril, ce n'est pas leur existence ni leur intégrité territoriale, mais, plus fondamentalement, leur capacité de répondre à ces menaces dans la fidélité et le respect des principes qui constituent leur ossature. A répondre au mal par le mal, on ne fait jamais qu'alimenter la haine et la vengeance dans une dynamique de rivalités sans fin. Le droit et la justice sont là pour nous prémunir contre cette tentation funeste. Il est infiniment regrettable, et inquiétant à bien des égards, que la pratique de la torture puisse être considérée soit comme acceptable soit plus généralement comme une préoccupation secondaire. Il appartient pourtant à chacun d'entre nous d'exercer une vigilance à l'endroit de la violation des droits humains fondamentaux, où qu'elle se produise dans le monde. C'est au prix de cette conscience et de ce courage que nous saurons résister à ceux qui veulent notre perte. De là la nécessité de rappeler les principes indérogeables qui sont au fondement de nos sociétés démocratiques, de promouvoir une information, sérieusement documentée, qui réponde aux préjugés tenaces sur l'efficacité supposée de la torture, de développer, dès l'école, une éducation à la fragilité, non seulement des individus, mais des institutions, dès lors que les idéaux que nous portons et à quoi nous tenons sont susceptibles, dans certaines situations, de vaciller à une vitesse dont ne devons pas minimiser le danger. Toutes urgences auxquelles nous rappellent les résultats de ce sondage.

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[1] La CIA et la torture. Le rapport de la Commission sénatoriale américaine sur les méthodes de détention et d'interrogatoire de la CIA, Les Arènes, Paris, 2015, p. 55.

samedi 18 juin 2016

De la nécessité de donner vie à nos valeurs. A propos d'Emile Durkheim

Comment faire que nos valeurs morales, républicaines et laïques, issues d'une longue tradition humaniste, suscitent en chacun d'entre nous, et auprès de nos enfants en particulier, une force d'adhésion aussi fervente que les anciennes « morales » religieuses ? Comment leur donner intensité et vie ? Telle est la question essentielle que pose Emile Durkheim au premier chapitre de L'éducation morale, un ouvrage tiré de ses cours dispensés à la Sorbonne en 1902-1903.
Ce n'est pas le défaut de fondement que Durkheim met en cause : les impératifs moraux, tel le respect de la vie humaine, revêtent un caractère d'obligation sacrée qui repose sur « la nature des choses », et ces devoirs ne sont nullement affaiblis par le fait qu'ils ne sont plus dictés par Dieu. Nulle trace chez lui de ce relativisme des valeurs que l'on trouve, par exemple, chez Hans Kelsen, le théoricien du positivisme juridique. Le problème est ailleurs, et ce problème a si peu perdu de son actualité qu'on peut y voir une des raisons de l'adhésion de nombre de jeunes convertis à l'islamisme radical.
Il ne suffit pas que les principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés démocratiques – les droits de l'homme ou le principe d'égale dignité de tout homme – soient inscrits dans nos constitutions et nos conventions, encore faut-il que nous y adhérions avec une intensité comparable à celle que produit la foi, que nous en éprouvions sensiblement, j'allais dire, « affectivement », la valeur immense, que nous y tenions comme à la substance même de notre être.
« Il faut, écrit Durkheim, découvrir ces forces morales que les hommes, jusqu'à présent, n'ont appris à se représenter que sous la forme d'allégories religieuses ; il faut les dégager de leurs symboles, les présenter dans leur nudité rationnelle, pour ainsi dire, et trouver le moyen de faire sentir à l'enfant leur réalité, sans recourir à aucun intermédiaire mythologique ». La raison nue, comment éviter qu'elle soit une raison stérile, une raison morte ? Comment la charger de cette intensité émotionnelle qu'engendrait autrefois la conscience d'obéir à un Dieu vivant ? Aujourd'hui et plus encore qu'à l'époque où Durkheim en formulait les termes, la question est fondamentale.
On ne la résoudra que si nous sommes en mesure de partager un idéal commun, un idéal de justice et de progrès social qui ouvre à notre humanité commune un horizon. Voyez ce qu'il écrit et qui trouve bien des résonances dans les phénomènes actuels de radicalisation : « Quand les forces morales d'une société restent inemployées, quand elles ne s'engagent pas dans quelque œuvre à accomplir, elles dévient de leur sens moral, et s'emploient d'une manière morbide et nocive ». Il est de la plus haute importance de se demander en quelle manière les violences exercées au nom d'idéologies religieuses attestent, pour une part du moins, d'une semblable déviation « morbide » des forces morales ?
Nos sociétés, encastrées dans la rationalité économique du marché, avec toutes les conséquences socialement et même spirituellement dévastatrices qui accompagnent cette hégémonie – et elle est sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines – savent-elles encore produire de l'espérance, sont-elles encore capables de donner à leurs valeurs rationnelles, tolérantes, humanistes, ce caractère de grandeur et de noblesse sans lequel elles ne sont que des coquilles creuses ? Un vide qui ouvre la porte au retour de Dieu, d'une certaine figure de Dieu, sous son visage humainement le plus mortifère.
Ce n'est pas seulement à titre personnel que nos valeurs doivent être pleines de sens et de vie, et engager nos actions. Il faut encore qu'elles constituent le principe vital des politiques publiques et des hommes et des femmes qui les décident et les conduisent. Sans quoi, il faut, en effet, craindre que se développe ce que Durkheim redoutait : la perversion morbide des forces morales qui, loin de se tourner vers la vie, se tournent vers la mort
Nulle voie ne tente aujourd'hui d'apporter réponse plus féconde au redoutable problème posé par Durkheim que le mouvement convivialiste dont je vous invite à suivre le programme et les prochaines rencontres, organisées les 25 et 26 juin au Théâtre de la Tempête à Paris. [http://www.lesconvivialistes.org/]

jeudi 16 juin 2016

Déradicalisation, comment s'y prendre ?

Cher-e-s ami-e-s – non, je ne vous ai pas oubliés ! - je partagerais volontiers avec vous la troublante mais fort intéressante expérience vécue hier dans une maison d'arrêt près de Paris, où j'ai fait soutenir le mémoire d'un détenu qui suit nos cours de philosophie par correspondance à l'université de Reims.
Cette prison contient en son sein un « quartier dédié » où se trouvent enfermés, et réunis à part des autres prisonniers, certains des djihadistes (français ou non) les plus dangereux qui se trouvent aujourd'hui sur notre territoire. C'est là que Larossi Abballa, l'auteur du récent double meurtre de Magnanville revendiqué par Daech, avait purgé sa peine, en 2013 et j'ai pu apercevoir, dans la cour, ôtant son tee shirt, l'ancien financier d'Al Qaida en Afrique du Nord. Le Ministère de la Justice y a mis en place un programme de « déradicalisation », avec force moyens financiers, en vu de libérer ces hommes de l'endoctrinement qu'ils ont subi. Mais quels sont-ils ces hommes, jeunes en général – le plus âgé a 43 ans - que l'on présente volontiers comme des barbares décérébrés ? N'ont-ils pas plus de cerveau qu'un « cendrier vide », ainsi qu'a pu le dire l'avocat d'Abdeslam à propos de son client ?
Il faut distinguer, m'expliqua une ancienne professeur des écoles qui intervient dans ce programme, entre les « exécutants » et les « penseurs ». Les premiers sont sans doute d'un niveau intellectuel très bas. Mais tel n'est pas le cas des seconds, infiniment plus structurés intellectuellement, maniant le Coran avec assez de connaissances pour être capables de réfuter l'interprétation bénigne et pacifique qu'on leur oppose et nourrissant leur idéologie de la violence par une une argumentation parfaitement rationnelle qui condamne les interventions militaires (anciennes et récentes) de l'Occident au Moyen-Orient et leurs nombreuses victimes civiles autant que la dégradation morale de l'Occident dont la tolérance à l'égard de l'homosexualité – l'argument revient sans cesse - est, à leurs yeux, le symptôme manifeste : n'est-ce pas contre nature, Madame ? Aimables et polis au demeurant, quoique la plupart de refusent de serrer la main d'une femme. D'une intelligence indéniable, ces hommes, on l'aura compris, sont extrêmement dangereux.
Croire qu'ils ont été lobotomisés, sujets à je ne sais quel conditionnement ou lavage de cerveau, c'est répondre à un cliché : la vérité, c'est qu'ils se sont pleinement, consciemment et librement engagés dans la cause « noble » qu'ils prétendent défendre. Comment s'y prendre avec eux ? Comment nouer le dialogue, leur ouvrir l'esprit, alors qu'ils sont enfermés dans leurs représentations avec la certitude d'être dans leur bon droit ? Cette femme me disait la grande difficulté de l'entreprise. Alors, elle les fait écrire, des poèmes surtout, et leur apporte des textes, des poèmes toujours, Rimbaud, Eluard. Et sur quoi portent leurs vers ? Ce sont des odes à la liberté, où il est question de scier les barreaux de la prison, mais aussi, plus souvent, des odes au sang des martyrs. L'affaire, on le voit, est loin d'être gagnée. Elle sera une entreprise de longue haleine, si tant qu'elle réussisse un jour. Mais cela commence par le dialogue, par le fait de traiter ces djihadistes, non pas comme des animaux à éradiquer, mais comme des hommes à part entière et, quelle que soit l'appel de cette femme à la plus grande fermeté à leur égard – tous ceux que j'ai rencontrés disent la nécessité de peines sévères – elle leur... serre la main ! Une telle attitude serait sans doute rejetée par nombre de nos concitoyens comme un laxisme intolérable. A dire vrai, elle est totalement inaudible. J'imagine aisément le torrent de fureur et de protestations indignées qu'elle susciterait sur les forums sociaux. Néanmoins, sans ce minimum de considération et de respect comment commencer même de communiquer avec eux, comment tenter de les changer, de leur faire accepter qu'il existe d'autres points de vue que le leur et les conduire, avec le temps, à développer la capacité de penser par eux-mêmes et d'adopter le point élargi de l'esprit critique ? Nulle complaisance dans cette démarche qui s'adresse à des personnes qui doivent être condamnées pour leur crimes mais non pas nier dans leur humanité. Le travail et l'attitude de cette femme sont l'exemple même de l'intelligence avec laquelle nous devons aborder le phénomène terroriste, au-delà de toutes les simplifications qui forgent des étiquettes et nous rassurent à coup de clichés lesquels ne résistent pas un instant à la complexité de la réalité et nous conduisent dans des impasses.

lundi 21 mars 2016

La justice, non la vengeance

À quel point cela compte qu'il n'ait pas été éliminé, réduit en poussière par une bombe ou liquidé par les forces spéciales, mais arrêté vivant et que, interrogé aujourd'hui jugé demain, il soit maintenant contraint de se montrer à la face de tous et de s'expliquer. On aura devant soi, non pas une cible, une trace sur un écran, mais un être humain avec son histoire sans doute assez lamentable, ses pauvres raisons et son langage, aussi stéréotypé et mécanique soit-il, avec un visage et un nom que j'ai peine encore à prononcer.
Paroles de la mère d'une des victimes du Bataclan, ce matin sur France Inter : Je voudrais aller le voir, le rencontrer, lui parler, lui montrer les photos de ma fille de 26 ans, qu'il touche du doigt notre souffrance, celle de sa sœur jumelle qui ne s'en remet pas, de son fiancé qui est dévasté et, un jour, qui sait ? peut-être lui pardonner.
"On est parti, on commence". Mais qu'as-tu commencé petit homme ? Le commencement, c'est le miracle de la naissance qui fait venir au monde un être nouveau et unique, avec toutes ses possibilités et ses promesses. Commencer, ce n'est jamais détruire. Répandre la mort et le malheur autour de soi, se peut-il que tu prennes un jour conscience à quel point ce geste était vide de sens et désespérément imbécile ? Le premier mérite du procès sera de le mettre en face de ses victimes, qu'il voit, et espérons-le, qu'il comprenne et réalise la réalité de ce qu'il a fait, les conséquences effectives des actes qu'il a commis. Début peut-être d'un long processus de construction de soi. Toute la grandeur de la justice, en comparaison de la réponse militaire, est de ne jamais exclure cette possibilité, de ne pas traiter l'accusé en ennemi à abattre mais en homme qui doit répondre de ses actions.
Et, pourtant, beaucoup pensent sans doute qu'il eût mieux valu qu'il soit éliminé, que l'établissement d'un procès donnera une tribune à ses "idées", qu'il fera l'objet d'une attention que rien ne mérite, quelque soit le verdict, jamais assez sévère puisque la peine de mort a, hélas, été abolie, qu'on en a strictement rien à faire de son avenir, qu'il s'ouvre ou non un jour à la souffrance d'autrui et, qui sait ? à la compassion. Je vis trop à l'écart pour entendre ces voix, mais je les devine. Au comptoir des bars, dans les rues, au coin du distributeur pendant la pause café. Que leur répondre ? Seule la justice établit entre les hommes un tiers impartial et met un terme au cycle infernal de la violence mimétique, de la loi du talion "œil pour œil, dent pour dent", auquel nous avons trop souvent cédé au mépris de nos principes. Ce n'est jamais la vengeance que les victimes demandent et que demande leur travail de deuil. La justice, c'est l'humanité traduite en droits. Alors oui, cela compte immensément que ce terroriste ait été arrêté et non pas tué.

samedi 16 janvier 2016

Les droits de l'homme et la vie nue

Que reste-t-il d'un homme lorsqu'il est privé du droit de disposer de ses droits de citoyen, lorsqu'il est exclu de son pays, chassé de sa patrie ou qu'il se trouve contraint par la nécessité de fuir sa communauté d'appartenance et qu'il n'est accueilli nulle part où il existera pour lui-même et pour les autres ? Les droits de l'homme, dira-t-on. Mais que sont ces droits s'il ne sont pas traduits, inscrits, dans les droits effectifs d'une société politique particulière ? Les droits de l'homme ne sauraient, sans danger, s'adresser à la nudité d'un être abstrait, à la personne en tant qu'elle appartient à l'humanité en général. Les concevoir ainsi, c'est déjà opérer le processus de désocialisation qui conduira le sans-droits à ne compter pour personne, du moins pour aucun État. Pourquoi, diable, celui-ci devrait-il s'en soucier ?
Tel est le déracinement qui attend le déporté, le migrant refoulé du droit d'asile, le travailleur clandestin, l'apatride, ces individus fantomatiques, invisibles, qui partout devront s'effacer comme des ombres et auxquels ne restera au mieux que leur appartenance à l'espèce humaine. Les déclarations universelles ne suffiront nullement à leur assurer une présence reconnue dans le monde, un statut politique et une existence sociale, dès lors qu'il sont privés de ces droits que l'État-Nation garantit à ses ressortissants et qui s'étendent jusque à ceux qui commettent les pires méfaits. La condition de paria est bien pire que celle de criminel. Fatigué de l'avoir subie pendant une dizaine d'années, Stefan Zweig mettra fin à ses jours.
« La conception de droits de l'homme, fondée sur l'existence reconnue d'un être humain comme tel, écrit Hannah Arendt*, s'est effondrée dès que ceux qui s'en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou de leurs liens spécifiques – si ce n'est qu'ils demeuraient des hommes. Le monde n'a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d'un être humain [souligné par moi] ». Ou pour le dire autrement : les droits de l'homme, compris de façon purement abstraite, ne font nullement obstacle à ce qu'un individu soit conduit à la mort sociale et réduit à ce que Giorgo Agamben appelle « la vie nue ».
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* Hannah Arendt, « Le déclin de l'Etat-Nation et les droits de l'homme », in Les origines du totalitarisme, Iie partie, chap. IX, Quarto, Gallimard, Paris, 2002, p. 603.

vendredi 15 janvier 2016

Le mal, entre exception et banalité

Rencontre-débat au Collège des Bernardins, mardi dernier, le 12 janvier.
Si le mal est souvent dit « injustifiable », « indicible », « incompréhensible », « irrationnel », « incommensurable », ou encore, « inhumain », toutes ces expressions tendent à faire oublier la banalité d’un mal beaucoup moins excentrique, et bien plus humain. Il suffit de regarder la cruauté innocente des enfants pour s’en rendre compte, ou de la violence de certaines indifférences. Dès lors, la question se pose : comment s’approprie-t-on ce mal ? Le théologien P. François Euvé, l’anthropologue Didier Fassin, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco et le philosophe Michel Terestchenko ont accepté de réfléchir ensemble à cette problématique.

La sécurité, mais pas à n'importe quel prix

Texte de la communication prononcée lors des "Agoras de l'Humanité", le 9 janvier 2015 à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, à Paris :

"Puisque j'ai le privilège de participer à cette première journée de débat autour des valeurs fondamentales de la République, « Liberté, Egalité, Fraternité », je voudrais tout d'abord saluer l'initiative prise par le journal L'humanité d'organiser cette rencontre citoyenne et de nous donner l'occasion de réfléchir ensemble aux interrogations qui se posent à nous aujourd'hui de façon cruciale et, peut-être, même vitale, mais pour quelle raison ?

Une première chose est à dire : les attentats qui ont eu lieu à Paris par deux fois l'année dernière ne mettent pas en danger notre intégrité territoriale, à la manière existentielle dont pourrait le faire l'invasion d'une armée étrangère. Et pourtant nous sentons bien que quelque chose de fondamental, d'essentiel, est visé par ces actions. Pour reprendre une formule philosophique bien connue, mais en l'inversant, je dirais volontiers : ici l'essence précède l'existence. Beaucoup se sont interrogé sur la stratégie d'Al Qaeda au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001, et l'interrogation demeure aujourd'hui entre les spécialistes et les analyses de savoir quel but les auteurs des tueries de Paris cherchaient-ils au juste à atteindre. Quelles que soient les réponses apportées, et elles divergent souvent entre elles, il nous faut avoir présent à l'esprit la déclaration que fit Oussama Ben Laden dans la première interview qu'il donna au journal Al Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Les libertés fondamentales et les droits de l'homme sont condamnés aux Etats-Unis. Nous allons créer les conditions d'un enfer insupportable et d'une vie étouffante ». Si nous prenons au sérieux ces propos, et tout porte à craindre qu'il faille le faire, alors nous comprenons que ce qui était visé à l'époque et qui l'est encore aujourd'hui, ce sont nos libertés et nos droits. Mais en quelle manière la violence terroriste qui s'en prend à des corps peut-elle entamer nos valeurs, sinon par la réponse que nous-mêmes apportons à ces agressions ?

Pour le dire en bref, je formulerais comme un axiome que le terrorisme contemporain, tel qu'il est pratiqué par les djihadistes, constitue un test de la capacité des démocraties à faire face à ces violences sans renoncer à leurs principes, car ce sont précisément ces principes, et par conséquent, nos libertés et nos droits, qui sont visés. Il est de la plus haute importance de bien comprendre quelle est la nature du danger véritable qui nous menace : non pas seulement le risque auquel sont exposées nos vies, mais également peut-être et avant tout le danger qui tient à la fragilité de nos valeurs et plus généralement de notre système politique. Le terrorisme, sous les formes spectaculaires qui nous atteints et nous éprouve si cruellement, a pour effet premier, et c'est là son intention délibérée, de mettre au grand jour ce que nous aurions dû toujours savoir, mais qu'une période relativement longue de paix et de prospérité nous avait fait oublier, à savoir que les démocraties sont, elles aussi, des régimes politiques vulnérables.

La vie humaine est fragile dès lors que chacun est exposé au risque d'être tué. Or, c'est dans le but de nous garantir contre ce risque permanent et d'assurer la sécurité de chacun que l'Etat est institué, du moins si l'on suit le modèle contractualiste classique (telle qu'il fut élaboré au XVIIe siècle par Hobbes). Sur la base de cette finalité qui établit la priorité de la conservation de la vie sur toute autre finalité, ce grand philosophe avait développé une théorie de la souveraineté absolue de l'Etat. Notre conception démocratique libérale exige, au contraire, de ménager un espace sur lequel l'Etat ne peut pas empiéter, un espace privé d'indépendance qui échappe au contrôle social et où peuvent s'exercer librement nos droits individuels et nos modes de vie, selon les orientations et les croyances qui sont les nôtres. De là le principe de limitation de la souveraineté de l'Etat qui est au cœur de l'institution démocratique libérale. Un principe qui se trouve aujourd'hui ébranlé par un accroissement sans précédent des pouvoirs étatiques de surveillance et de contrôle au nom de fins sécuritaires, de même que par la mise en œuvre de mesures administratives de restrictions des libertés qui, dans l'état d'urgence, échappent à l'initiative du juge. Telle est la première conséquence du terrorisme : être l'occasion ou le prétexte pour l'Etat d'accroître la coercition qu'il exerce sur les citoyens et de remettre en question le principe sacro-saint de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs selon lequel « seul le pouvoir arrête le pouvoir ».

La progressive émergence d'un Etat que certains n'hésitent plus à qualifier de policier doit alerter notre attention, alors même que la population se montre accueillante à accepter, voire à demander des mesures de plus en plus intrusives. S'il faut renoncer provisoirement à certaines de nos libertés pour mieux garantir notre sécurité, le prix du sacrifice n'est pas bien grand, dira-t-on. Mais le provisoire est appelé à durer et l'exception devient, par une sorte de logique naturelle, la règle. Beaucoup de nos concitoyens sont disposés à accepter aujourd'hui sans état d'âme des mesures dont le gouvernement a déjà annoncé qu'elles dérogeraient à certaines libertés garanties par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais ces mêmes citoyens, sont-ils d'accord pour le type de société dans laquelle ils se réveilleront un jour, et qu'ils n'avaient ni prévu ni voulu ? Or, ce qu'il y a le plus à craindre dans le terrorisme, ce sont les dynamiques de transformations internes qu'il engendre. Et c'est bien cela qui doit éveiller notre vigilance. Après tout, les dispositifs de sécurité sont pris en notre nom et cela en vue de la garantie de nos droits. Aussi les citoyens sont-ils, en dernier ressort auteurs et comptables des politiques publiques lesquelles n'ont de légitimité que par leur consentement. Ce consentement ne saurait être synonyme de passivité et d'asservissement ou d'aliénation volontaire. Face aux effets de sidération que produit l'hyper violence, il importe, au plus haut point, de ne pas céder à une demande de protection, du moins de protection à tout prix (laquelle, de toute façon, ne pourra jamais être tout à fait satisfaite ni assurée). Il n'y a pas que l'efficacité discutable des mesures restrictives de nos libertés qui soit en cause. Il nous faut voir qu'un principe plus fondamental de la liberté et de la dignité humaine est ici en jeu.

S'il s'agit défendre nos libertés fondamentales, il faut alors accepter qu'une telle défense doive, dans certaines circonstances historiques, se payer du prix du sang. La question qui se pose à nous – et elle est tragique - est de savoir si oui ou non, nous sommes disposés à accepter ce prix, si oui ou non les valeurs qui sont les nôtres méritent d'envisager la possibilité du sacrifice de la vie. Peut-être est-ce la question la plus importante qui se pose aujourd'hui à nous, et elle conduit à formuler de nouveau un principe consubstantiel à la dignité humaine : la vie oui, mais pas à n'importe quel prix. N'est-ce pas après tout la première leçon à retenir de l'esprit de la Résistance ? Et elle nous donne à comprendre quel serait, dans les circonstances présentes, la véritable nature du courage politique. Souvenez-vous : dans la dialectique du maître et de l'esclave chez Hegel, celui qui refuse le risque de la mort se pose comme une conscience inessentielle et se nie comme liberté. Souvenez-vous encore que le propre des régimes totalitaires était, dans les camps de concentration, de ramener l'existence humaine aux formes les plus bestiales de l'animalité et de la survie. C'est encore, d'une certaine manière, ce à quoi voudraient nous réduire les terroristes lorsqu'ils massacrent aveuglement nos innocents Aussi devons-nous leur dire : vous pourrez bien nous tuer, vous ne tuerez pas ce qui compte le plus pour nous : nos libertés.
Je songe, à ce propos, à la mort de Gavroche, dans Les Misérables. Hugo décrit, avec une prodigieuse verve, l'insolente liberté de l'enfant face à la mitraille dont il se joue sur les barricades de Paris : « Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette […] Une balle, pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler puis s'affaisser […] Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva les deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter. » [t. 2, p. 1634]. Dans son insolence insouciante face à la mort, Gavroche prisait bien plus sa liberté que sa sécurité. Cabu, Wolinski, les journalistes de Charlie Hebdo étaient les héritiers de ce « gamin fée » et c'est encore cet esprit joyeux, fanfaron, libertaire que nous devons opposer aux mornes tentations d'un ordre sécuritaire. Avant de conclure, redescendons d'un cran.
Sans doute la lutte contre la répétition d'actes qui relèvent d'une hyper violence trouvant à se légitimer dans de nouvelles représentations, constitue-t-elle un immense défi pour la société française. Mais il est clair qu'elle ne saurait se mener simplement sur le terrain policier, sans réflexion approfondie, sérieuse, sur les multiples causes qui les ont engendrées. Envisager une telle approche large est bien différente d'une focalisation qui s'en tiendrait principalement aux aspects sécuritaires, et qui délaisserait, comme relevant d'un laxisme complaisant, les facteurs socio-économiques.
Les violences de l'hyper violence terroriste, commises par des jeunes radicalisés, élevés sur notre propre sol, sont le symptôme de pathologies sociales qui se répandent aujourd'hui de façon quasi virales, et dont les justifications religieuses ne doivent pas nous égarer. La société française est minée de l'intérieur, depuis des années, par de profondes souffrances silencieuses, qui, laissées à elles-mêmes, détruisent les individus, déchirent les familles et le tissu social dans son ensemble, sans qu'elles trouvent à se traduire dans ces formes de revendications finalement pacificatrices qu'incarnaient les conflits traditionnels. On ne pouvait que s'étonner que tant de souffrances et d'humiliations n'aient pas donné lieu jusqu'à présent à davantage de révoltes plus ou moins irrationnelles ou alors c'étaient sous la forme de dépressions psychiques et, dans les cas les plus désespérés, de suicides. Une bonne part de l'hyper violence terroriste, à laquelle s'abandonnent de jeunes gens radicalisés, est le résultat de la désocialisation qui aura détruit le sentiment d'appartenir à une communauté nationale soucieuse de justice.

L'hyper violence terroriste, en partie engendrée par toutes sortes de destructurations sociales – et, dans tous les cas, bien plus que par la religion - nous plongent collectivement dans un état de panique. Mais on ne saurait colmater les fissures béantes qui s'ouvrent aujourd'hui par un simple renforcement des pouvoirs de police qui mettent dangereusement en péril nos libertés individuelles. Cette réponse est la plus simple que l'on puisse apporter, mais elle sera condamnée à être inefficace si elle laisse dans l'ombre le traitement social, économique et psychologique du mal. La nécessité de déceler ces facteurs ne conduit nullement à justifier, moins encore à excuser, les violences sauvages qu'ils contribuent à engendrer. Nous ne saurions pourtant les ignorer, laisser dans le silence ni traiter avec indifférence les profondes meurtrissures dont elles sont, sans jeu de mot, l'expression meurtrière. Aussi le légitime souci de sécurité ne peut-il être disjoint d'un souci de rétablir les conditions de base de la justice sociale et de la volonté insolente de défendre nos valeurs les plus hautes, serait-ce au prix de nos vies. Voilà aujourd'hui le courage dont nous avons besoin et qui, politiquement, nous manque.

vendredi 1 janvier 2016

Vœux

A vous tous, fidèles ami-e-s de cette table où nous nous retrouvons pour échanger, discuter, réfléchir ensemble, tous mes vœux de belle santé, de bonheur et de créativité pour 2016. Ne passons pas à côté de la beauté de la vie. Qu'on est bête d'attendre pour la comprendre que l'on en soit privé. Puissions-nous ne jamais entendre ce reproche : J'étais là, et tu ne m'as pas vue. Trop tard, trop tard !