On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 29 octobre 2011

Enfance, de Tolstoï

Cet après-midi à Aix-en-Provence, dans une des excellentes librairies de la ville, par hasard, mon regard se porta sur le présentoir où sont exposés les livres de la collection Librio qui publie, à petit prix, deux euros, tant de chefs d'œuvre de la littérature universelle, Moravia, Dumas, Balzac, Molière, Maupassant, etc. Parcourant cette collection, je tombais sur Enfance de Tolstoï. Et aussitôt mon imagination s'enflamma à l'idée de ce livre que je n'avais pas encore lu.
Ce sera sûrement le souvenir de ce monde à jamais disparu, l'ancienne Russie du début du XIXe siècle, avec ses descriptions de paysages, de ciels, de rivières, de forêts, comme Tolstoï seul sait en faire, avec ses moujiks en caftan et bonnets de fourrure, aux manières rudes et respectueuses, avec ses églises aux bulbes dorés et ses offices où la beauté des chants se mêle aux effluves de l'encens, et il y aura aussi une maisonnée pleine de vie, et des enfants qui jouent dans les prairies battues par les vents, entourés de l'affection de leurs parents, le tout confié à un Dieu aussi présent dans le quotidien que les chevaux qui piaffent dans la cour et les chiens qui aboient et que l'on prie le soir, avec une foi confiante, de veiller sur le bonheur de tous. Et c'est tout cela, en effet, que Tolstoï décrit avec une poésie pleine d'émotion, alors que son âme tumultueuse et enfiévrée s'est dejà éloignée - il a pourtant vingt-quatre ans seulement lorsqu'il écrit en 1852 ce récit autobiographique - des bonheurs insouciants du petit garçon de dix ans qu'il saisit à un moment chanière de son existence. Car c'est ensuite son départ de la maison de campagne pour la capitale, Moscou, où ses parents l'envoient chez sa grand-mère, "babouchka", faire ses études et apprendre les manières du monde. On le verra parler français, danser avec art la mazurka, et, à la mort prématurée de sa mère, percevoir en lui les premiers effets de la maladie sociale lorsque la sincérité des sentiments est pervertie et faussée par l'amour-propre où il s'agit plus d'être vu, de se montrer et de paraître que d'être.
J'aurais voulu recopier pour vous le chapitre XV, au milieu du récit, où l'écrivain revient sur tout ce qui à l'âge adulte est définitivement perdu des joies de l'enfance. A défaut de pouvoir le faire – et puis, il vous sera aisé de vous le procurer vous-même – juste ce court passage qui donne le ton :

« Reviendront-ils encore jamais, cette fraîcheur, cette insouciance, ce désir d'amour et cette foi puissante qu'on a dans l'enfance ? Quel temps meilleur que celui où les deux plus excellentes vertus, la gaieté naïve et la soif d'un amour éperdu sont les uniques raisons de vivre ?
Où sont ces prières ardentes ? Où est ce précieux don des larmes d'une émotion pure ? L'ange consolateur venait et les essuyait avec un sourire. Il soufflait de doux rêves à l'imagination de l'enfant immaculé.
La vie a donc laissé des traces si pénibles dans mon cœur que ces larmes et ces émotions aient disparu à jamais ? Il ne m'est donc resté que des souvenirs ? »

Toute sa vie, malgré ses passions dévastratrices, les emportements de son génie et la mauvaise conscience d'appartenir à une classe oppressive, Tolstoï restera hanté par l'innocence de l'enfance, s'efforçant autant que possible de la retrouver. Son retour à la nature, à la vie simple des paysans, sa condamnation des arts et des faussetés de la civilisation urbaine, aussi outranciers et tonitruants soit-ils, sont l'expression de ce désir éperdu de retrouver ce qui en lui s'était effacé au seuil de l'adolescence : un monde d'amour, de confiance, de joies immédiates où Dieu et les hommes, le ciel et la terre sont unis dans l'harmonie supérieure de la beauté de la vie.
Mais comme il est étrange que Tolstoï ait éprouvé si tôt dans sa vie le besoin impérieux de revenir sur son enfance. Car est-ce à vingt-quatre ans que l'on songe avec nostalgie au passé alors que le futur est encore plein de promesses ? En réalité, ce retour fixait un plan pour l'avenir.

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    Tolstoï avec ses petits-enfants en 1909 :

  • vendredi 28 octobre 2011

    Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro

    Au premier regard, le magnifique roman de Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour*, se lit comme la satire tragico-comique des coulisses d’un monde en passe de disparaître, celui de l’aristocratie anglaise de l’entre-deux guerres, envisagé du point de vue, non pas des maîtres, mais des serviteurs. Deux personnages principaux occupent le devant de la scène, un butler parfait, Stevens, qui dirige avec tout le doigté qui convient une “grande maison” (Darlington Hall) et l’intendante, Miss Kenton, placée sous ses ordres. Engoncé dans la raideur de son rôle, conventionnel et rigide au point de fermer en lui toute possibilité d’exprimer ses sentiments et de s’ouvrir à l’amour d’une femme, ce n’est que trop tard qu’il réalisera qu’il est passé à côté de la vie. Mais il y a plus dans ce roman qu’un traditionnel “tableau de mœurs” et le récit subtil d’une histoire d’amour manquée, plus que la critique secrètement féroce, d’une société dont le poids des conventions brise les êtres.
    En réalité il s’agit là d’un individu qui, presque tout au long de sa vie, s’est dupé lui-même, au nom d’une éthique professionnelle de l’obéissance, érigée en véritable idéal de la “dignité”, et dont il découvre, à la faveur d’un tardif retour sur soi et sur son passé, ce qu’elle recélait d’illusions.
    La figure de Stevens apporte une remarquable illustration aux analyses célèbres sur la “mauvaise foi” que Sartre présente dans L’être et le néant, cette manière pour un individu d’aliéner sa liberté à la fonction sociale qu’il joue, et en l’occurrence il la joue avec d’autant plus de perfection que l’aliénation de soi est élevée ici au rang d’une “vertu”, témoignant que chez ce majordome parfait fonctionnent avec une efficacité redoutable les mécanismes de l’illusion idéologique décrits en son temps par Karl Marx. Mais il y a plus à dire et qui est à la fois plus actuel et plus troublant.
    Cette éthique professionnelle du “devoir”, de la "grandeur" et de la "dignité" conduit, à un certain moment, notre homme à se comporter comme un sujet obéissant docilement à des ordres destructeurs, et ce parce qu’il accepte entièrement la légitimité de l’autorité dont ils émanent. Quoique le roman se présente comme une pure fiction, il rejoint de façon saisissante les conclusions que les chercheurs en psychologie sociale, et tout particulièrement Stanley Milgram, ont déduit de leurs expériences sur le phénomène de la soumission à l’autorité et dont il convient de rappeler que Milgram les avait menées afin de mieux comprendre comment des “hommes ordinaires” ont pu, sous le régime nazi, se transformer en exécuteurs d’ordres proprement monstrueux. C’est sur ce point que je voudrais tout particulièrement insister parce que, dans le fait, le roman d’Ishiguro apporte une contribution notable, rarement soulignée, à l’analyse des facteurs de l’obéissance destructrice.
    Stevens -son employeur, Lord Darlington, selon l’usage, ne l’appelle jamais que par son nom- appartient au corps d’élite des majordomes, tel qu’il en existait encore dans l’Angleterre de cette époque. Toute son existence est commandée par la poursuite d’un dessein unique : devenir un grand majordome. Car dans ce monde-là de la domesticité, on a aussi sa hiérarchie, avec ses ordres -valet de pied, valet de chambre, valet-majordome, majordome à part entière- et ses codes explicites et implicites. Stevens est animé par l’intention unique, presque obsédante, de parvenir à la maîtrise parfaite de son métier.

    Une éthique du “professionnalisme”

    La grandeur d’un majordome, à quelle qualité se reconnaît-elle ? A la “dignité” dont il fait preuve dans l’exercice de son métier, répond Stevens. “Il y a ‘dignité’ lorsqu’il y a capacité d’un majordome à ne pas abandonner le personnage professionnel qu’il habite” (p. 53). Tel est donc le propre de cette “vertu” que seule une poignée porte à la perfection : en elle est abolie la fracture entre le personnage professionnel et l’individu privé, fracture qui, chez un majordome de “moindre envergure”, ne peut manquer de se lézarder en certaines épreuves où le personnage montre qu’il ne fait rien de plus que jouer un “rôle” : “Pour ces gens-là être un majordome, c’est de jouer dans une pantomime : une petite poussière, un léger choc, et la façade s’effondre, révélant l’acteur qu’elle masquait” (p 53). Habiter un personnage avec un parfait professionnalisme, voilà ce qui fait la différence avec jouer simplement un rôle, à la manière d’un acteur. Car, dans le premier cas seulement, l’être est pleinement accordé à ce qu’il fait, en sorte qu’il n’est plus de distance entre la fonction qu’il exerce et l’être qu’il est. Le grand majordome a, autant que possible, essentialisé son rôle, à tel point qu’il n’est plus rien en ses actions qui relève du jeu, du masque, d’une identité purement factice : “Les grands majordomes sont grands parce qu’ils ont la capacité d’habiter leur rôle professionnel et de l’habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume : il ne laissera ni des malfaiteurs ni les circonstances le lui arracher sous les yeux du public ; il s’en défera où il désirera le faire, et uniquement à ce moment, c’est-à-dire invariablement lorsqu’il se trouvera entièrement seul. C’est, je l’ai dit, une question de ‘dignité’” (p. 53).
    Que dire de cette définition qui a souvent été davantage citée que commentée ? A l’évidence, la dignité n’est pas ici comprise comme un attribut universel qui appartient à tout homme en raison de son humanité.. C’est pourtant dans ce sens égalitaire, à la fois ontologique et moral, que nous autres Modernes entendons habituellement cette notion, et ce depuis la Renaissance, depuis les grands textes consacrés à la dignitas humanis (chez Pic de la Mirandole par exemple). Dans la bouche de Stevens, la notion renverrait davantage à la manière dont les Romains entendaient la dignité : le respect afférent à une charge ou un statut. Mais celle-ci était réservée aux positions sociales les plus hautes (tribun, sénateur ou général) et nul théoricien de l’antiquité n’aurait songé à l’appliquer à un domestique, pas plus qu’il ne l’entendait comme une capacité à habiter son rôle avec un professionnalisme sans défaut. Il y a donc quelque chose de comique et de dérisoire dans cette définition qui est présentée avec un sérieux imperturbable. On dira que l’auteur cherche ici à rendre son personnage ridicule, et dans le fait il y a beaucoup de ridicule en lui. Voyez par exemple la réponse laconique qu’il apporte à un homme non-initié à la pratique du métier, un “vulgaire” en somme, qui lui demande en quoi consiste la dignité : “Mais j’ai dans l’idée au fond qu’il s’agit de ne pas enlever ses gants en public” (p. 229).
    Giorgio Agamben rappelle avec beaucoup de clarté ce que signifiait la notion de dignité dans le droit romain (telle qu’elle fut codifiée par exemple au livre XII du Code Justinien) et l’évolution morale opérée par les juristes et canonistes médiévaux : “Dans le cas de la ‘dignitas’ juridique comme dans celui de sa transposition morale, la dignité constitue quelque chose d’autonome par rapport à l’existence de son porteur, un modèle intérieur ou une image extérieure à quoi il doit se conformer et qu’il doit conserver à tout prix”. Et cette définition s’applique parfaitement au majordome parfait que veut être Stevens. Il en résulte, comme le fait ensuite remarquer Agamben, une incompatibilité entre la dignité et l’amour : “Mais, dans les situations extrêmes -et l’amour est, à sa façon, une situation extrême- il n’est plus possible de maintenir une moindre distance entre la personne réelle et son modèle, entre vie et norme”

    Une figure de la “mauvaise foi”

    Nombre de lecteurs auront sans doute depuis longtemps fait le lien entre la figure du majordome que présente Ishiguro et le garçon de café que Sartre décrit au chapitre II de la 1ère partie de L’être et le néant. A cette différence près que Stevens incarne une espèce de garçon de café parfait, qui aurait supprimé tout ce qui dans la description de Sartre relève encore du jeu et de l’amusement. Je voudrais suggérer que le garçon de café sartrien est une incarnation de ce que Stevens appelle, avec quelque mépris, le majordome “de moindre envergure”. En quoi réside la différence entre la figure accomplie et celle qui reste en-deçà ? Précisément dans le jeu, au sens de l’écart et de la distance : une manière encore inadéquate d’identifier l’être privé et le personnage professionnel. Mais c’est alors, si l’on suit la veine sartrienne, qu’en celui qui achève cette identification jusqu’à supprimer autant que possible toute marge, toute fracture, tout “jeu”, la mauvaise foi est portée à son comble. Le repliement de l’être sur le devoir-être, “l’adéquation de l’être avec lui-même” conduit à la forme extrême de l’inauthenticité et de l’emprisonnement.
    Dans un article particulièrement éclairant, Joseph Catalano distingue dans la conception sartrienne de la “mauvaise foi” un “sens faible” d’un “sens fort”. Le premier se rapporte au fait que nous ne pouvons en société éviter de jouer un rôle et que nous passons inévitablement d’un rôle à un autre. Mais dès lors que nous travaillons volontairement à jouer ce rôle et y mettons toute énergie, c’est dans un “sens fort” que la mauvaise foi conduit à la négation radicale de notre liberté. Et Sam Coobes, commentant cette distinction, explique : “Si un individu, non seulement accepte passivement son rôle social, mais s’identifie activement à lui, il semble alors qu’il ne se contente pas de supporter stoïquement le fardeau de l’inauthenticité, mais en fait une valeur sociale (...) qui est plus grande que lui et transcende son individualité subjective. En termes sartriens, il adhère pleinement à une mystification qui limite sa liberté (a freedom-limiting mystification ).
    Le majordome Stevens est le prototype de cette mauvaise foi prise au sens fort. Toute sa doctrine de la dignité relève du discours de la mystification et de la duperie de soi. Dans la mesure où il ne se contente pas de jouer le rôle qu’on attend de lui, mais qu’il le théorise pour le porter à la perfection d’un idéal -“l’idéal de la dignité”- la fonction socio-professionnelle qu’il exerce est comme essentialisée sous la figure quasi platonicienne du “grand majordome”. Mais ce qu’il a y a ici d’ontologie opère en réalité une négation de la détermination ontologique fondamentale de l’homme, à savoir sa liberté, laquelle exige que soit maintenue la distinction radicale entre l’individu privé et le personnage professionnel, de sorte qu’il peut toujours se reprendre et se ressaisir. Ici, nous n’avons plus affaire à un sujet qui joue à être ce qu’il doit être, s’accordant à la représentation de son rôle social, et qui ce faisant, quoiqu’il en ait, maintient ouverte la distance entre ce qu’il est (une conscience libre) et ce qu’il joue à être (un garçon de café), distance qui chez Sartre démarque la facticité de la transcendance, mais à une conscience qui, dans la fermeture de l’écart et la négation de sa liberté, s’identifie pleinement à sa fonction pour se poser presque comme un “en soi”. L’“être en soi du garçon du café”, tel nous apparaît l’idéal qu’accomplit “le grand majordome”. Mais dans la mesure où un tel idéal ne peut jamais être réalisé, en raison de la structure même de la conscience humaine (qui ne peut jamais parvenir, le voudrait-elle, à l’identité morne et opaque de l’en soi, de l’encrier, pour reprendre l’exemple de Sartre, qui n’est jamais autre chose qu’un encrier, l’immédiateté hégelienne de la chose) la mauvaise foi est ici portée à son comble, en même temps qu’échoue, inévitablement, la pleine identification de l’être à la fonction. Mais de ce résidu d’individualité, Stevens ne sait tout simplement pas quoi faire. Et ce degré, non pas parfait mais extrême, est atteint précisément parce que le jeu est fondée sur une légitimation, en réalité de nature idéologique - le discours de la dignité - qui est le propre de la conscience aliénée, c’est-à-dire de la conscience qui théorise son état social de servitude pour lui donner l’apparence et la garantie d’une vérité en soi.
    Qu’on puisse considérer Stevens comme une figure de la conscience aliénée, c’est là une remarque qui s’impose à quiconque se souvient des analyses que Marx développe, en particulier dans L’idéologie allemande.

    “Saint Stevens” : une figure de la conscience aliénée.

    Il n’est ni excessif ni gratuit d’interpréter le discours (pseudo-)philosophique de Stevens sur la dignité comme une expression de cette aliénation intellectuelle de la conscience que Marx met au compte de l’idéologie. Du moins, entendue dans son sens négatif, c’est-à-dire au sens où cette théorisation est abstraite des conditions sociales concrètes de servitude qu’elle a pour fin de légitimer. Autrement dit, envisagé sous cet angle, le discours de la dignité perd toute vérité universelle pour ne plus devenir que l’expression d’une conscience qui s’égare dans des “billevesées idéalistes”, pour reprendre la formule de Marx, posées comme des principes en soi. En réalité, Stevens ne fait qu’intérioriser les règles sociales afférentes à son statut de domestique que la haute aristocratie, en tant que “classe dominante”, avaient établies pour des raisons évidentes. L’aliénation idéologique n’est jamais que la forme intellectuelle (morale, philosophique, religieuse, etc.) que revêt la réalité de l’oppression sociale pour mieux se dissimuler et se justifier par des représentations purement abstraites (prétendument vraies, universelles, etc.), reprises par des êtres eux-mêmes abstraits de la réalité matérielle de leurs conditions d’existence.
    Et il ne fait aucun doute que Stevens, en tant qu’il se pose comme un “majordome parfait”, incarne certaine figure de l’homme saisi dans son idéalité purement abstraite et imaginaire, figure que Marx ne cesse de dénoncer avec un mélange de férocité et de verve sarcastique. Et de même qu’il brocarde Stirner et Bauer sous les sobriquets de “Saint Bruno” ou de “saint Max”, rien ne nous empêche, dans cette lignée, de parler de “saint Stevens”.
    Chez Marx, la critique des fantasmes idéologiques de la philosophie, de la morale et de la religion si elle s’enracine dans les principes du matérialisme historique, vise ultimement un but pratique, qui est l’avènement de la société communiste. Or, ce n’est pas vers cette perspective “historico-mondiale” que se tourne le roman d’Ishiguro, duquel est absent la thématique marxienne fondamentale de la “lutte des classes” et de l’émancipation révolutionnaire des opprimés. Pour cette raison, bien que les analyses de Marx sur les illusions de la conscience aliénée s’appliquent de façon remarquable à la manière dont Stevens se tient ou plutôt se perd dans l’existence, Les vestiges du jour ne sont pas un roman d’orientation marxiste. L’aspect psychologique de l’aliénation sociale et économique, en tant qu’elle est envisagée du point de vue d’un individu singulier, l’emporte sur les conséquences proprement politiques (et révolutionnaires) que Marx lui-même en a tirées. Ou plutôt, ce qu’il y a de “politique” dans ce roman s’oriente dans une toute autre direction, qui est de nous faire comprendre comment la conjugaison du repli de l’être sur la fonction (la “mauvaise foi”) et la légitimation de ce repli (dans l’aliénation idéologique), sont de nature à engendrer des comportements sociaux d’obéissance destructrice.

    [...] A suivre
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    * Trad. Sophie Mayoux, coll. 10/18, 1990. En 1999, le réalisateur britannique, James Ivory, adapte le roman au cinéma. Anthony Hopkins y incarne Stevens et Emma Thomson, Miss Kenton - tous deux absolument formidables. Mais si l'imagination doit rester libre, mieux vaut lire le livre avant de voir le film.

    mercredi 26 octobre 2011

    Mais dans quel monde vivons-nous ?

    Mais dans quel monde vivons-nous pour que l'action la plus ordinaire d'entr'aide soit considérée presque comme un fait héroïque ? Afin de vous montrer que la question n'est nullement "rhétorique", voici une petite anecdote, tirée des "Très Riches Heures de M. T." :

    Il y a quelques mois de cela, je faisais comme à l'accoutumée mes courses dans le supermarché à côté de chez moi, lorsqu'après avoir réglé mes achats à la caisse, j'aperçus derrière moi une femme âgée, qui visiblement avait de la peine à mettre ses affaires sur le tapis. Et c'est tout naturellement que je lui proposais de l'aider, ce qu'elle accepta presque gênée. Lorsque j'eus fini de déposer ses bouteilles et son peu de victuailles, elle me remercia comme si elle avait, me dit-elle, rencontré « un ange ». Et quoique le compliment fut totalement démesuré, de toute évidence il était sincère. J'aurais dû me méfier et la laisser se débrouiller toute seule. Mais que voulez-vous, on a beau le savoir, on reste sensible à la flatterie ! Je vous en prie, ça va de soi ! lui répondis-je benoîtement. (J'emploie cet adjectif à cause du présent locataire du Vatican qui s'y connait en sainteté, puisque c'est comme ça qu'on l'appelle). Remarquez, j'étais content, ça fait du bien de monter en grade pour si peu. Après quoi il n'était plus question de s'arrêter en si bon chemin. Quand on a une telle réputation à défendre, on est prêt à tout. Aussi je l'accompagnais jusqu'à sa voiture pour transporter le tout dans son coffre. Et là, à l'entendre, j'étais le Christ qui serait redescendu sur terre pour sauver l'humanité.

    Eh oui, dans quel monde vivons-nous, dites-moi, pour que rien devienne tant, et c'était pas du comique dans sa bouche. Je crois qu'elle devait avoir aperçu l'auréole sainte qui m'avait soudain poussé autour de la tête ! Rassurez-vous, je ne vais plus aux caisses. J'utilise désormais les appareils à scanner qui jettent les employées au chômage, histoire de rester modeste. Finalement, c'est peut-être pour cela qu'on rechigne à aider les autres et à faire un peu de bien : par humilité !

    mardi 25 octobre 2011

    Jusqu'où va l'indifférence...

    Wang Ye, la petite fillette de deux ans, renversée puis écrasée par deux camionnettes, dans une rue de Foshan (province de Guangdong, en Chine du sud), et devant laquelle les passants déambulent, contournant son corps avec la plus parfaite indifférence, est morte le 21 octobre dernier de la suite de ses blessures. Même la raison généralement donnée pour "expliquer" les conduites de non-assistance à personne en danger et que j'avais analysées dans le chapitre du Vernis fragile, consacrée au meurtre de Ketty Genovese, ne s'applique pas ici : l'inhibition produite par la présence de nombreuses personnes dont chacune reporte sur l'autre la responsabilité d'intervenir. Une enfant, pourtant, gisant à terre et dont personne, pendant de longs moments, ne songe à soucier, mais dans quel monde vivons-nous ? Je doute que les meilleurs spécialistes de psychologie sociale puissent faire autre chose que baisser les bras et jeter l'éponge.

    mercredi 19 octobre 2011

    Conviction et responsabilité : la tragédie de l'éthique chez Max Weber

    Nul ne peut servir deux maîtres à la fois, telle est la conclusion que l'on pourrait tirer de l'opposition entre "l'éthique de la responsabilité" et "l'éthique de la conviction" que Max Weber présente dans Le savant et le politique (1919), ou, formulée en d'autres termes : tout choix se paye ! Que dit-elle en somme cette fameuse distinction dont le grand sociologue allemand fait « le problème décisif » de l'action morale ?

    Tout d'abord ceci, et qui paraît nuancer l'opposition : ce n'est pas que l'éthique de la conviction, où il s'agit, avant tout, d'agir en conformité avec ses principes et de « veiller sur la flamme de la pure doctrine », signifie une indifférence aux conséquences de ses actes, ni, inversement, que prendre en compte leurs effets prévisibles équivaut à un manque de conscience ou de scrupule. Raymond Aron, dans son Introduction à l'ouvrage remarque fort justement : « Nul n'a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes […] On agit par conviction et pour obtenir certains résultats ». Rappeler cette vérité (comme le fait également Léo Strauss), constitue si peu une critique de la pensée de Max Weber que lui-même prend soin de lier les deux termes de l'obligation morale.
    Il est des cas, cependant, où il est impossible de les accorder de façon harmonieuse. Nous sommes alors condamnés à choisir entre ces deux options qui sont, l'une et l'autre, morales, puisqu'il n'est pas d'instance - lumière naturelle ou divine - qui puisse nous éclairer, et que la raison est divisée contre elle-même. Henry Sidgwick avait déduit de cette division l'existence d'un « dualisme de la raison pratique » (qui tient, selon lui, à l'opposition entre l'égoïsme moral et l'utilitarisme sacrificiel).
    Ce qui est particulièrement remarquable dans l'argumentation de Weber, c'est qu'elle porte ultimement sur la question de l'imputabilité du mal : qui est responsable, en dernier ressort, des « conséquences fâcheuses » de nos actions puisque celles-ci ne peuvent toujours être évitées ? Le partisan de l'éthique de la responsabilité, dira : C'est moi ! Et il ne pourra se défausser ou se dérober, à l'inverse du partisan de l'éthique de la conviction lequel en attribuera la responsabilité « au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi ».

    De quoi sommes-nous comptables : de la sauvegarde des principes moraux ou du monde dans lequel nous sommes impliqués ? Des deux ! Mais vous aurez à choisir et, dans tous les cas, le mal sera inévitable. Tel est le fond tragique du choix crucial devant lequel Weber nous place ; un choix qui n'est pas entre agir ou non de façon morale, mais qui est obligation d'avoir à trancher entre deux voies, deux possibilités, qui sont également morales (quoiqu'elles se condamnent réciproquement). En sorte qu'il n'est pas de choix éthique qui, en fin de compte, ne soit tout à la fois subjectif et arbitraire.
    Une illustration saisissante de ce drame de l'éthique se trouve dans l'exemple pris par Raymond Aron : « Max Weber aurait souscrit aux formules préférées de Julien Benda au moment de l'affaire Dreyfus : en tant que clerc [nous dirions aujourd'hui : en tant qu'intellectuel], je défends la vérité, c'est-à-dire je proclame l'innocence de Dreyfus, mais qu'on ne dise pas pas que je sers par la même ma patrie ou l'armée. Tout au contraire, en compromettant le prestige de l'état-major, je mets en péril l'autorité des chefs militaires. Mais je suis comptable de la vérité, non de la puissance française ».
    Il n'est rien qui soit plus digne de respect chez les grands esprits que la liberté qu'ils s'autorisent de prendre avec les opinions dominantes, nous perturbant jusque dans nos certitudes les mieux assurées. Qui eût penser qu'entre la défense de l'innocence de Dreyfus et la défense du prestige de l'armée française, l'homme soucieux d'agir moralement avait un choix à faire ? Ainsi les antidreyfusards, qui privilégiaient l'honneur de l'armée au détriment de la justice, pouvaient être aussi moraux que les dreyfusards, lesquels étaient soucieux de faire triompher avant tout le droit et la vérité ? Le disciple de Weber dira : peut-être ! s'il est vrai - schématisons les choses - que les premiers obéissaient à l'éthique de la responsabilité et les seconds à l'éthique de la conviction.
    Nous sommes comptables de la vérité, mais de l'état du monde aussi, quoique nous ne puissions toujours l'être des deux à la fois. L'on trouverait mille exemples de ce conflit, jusque dans nos vies privées.

    Les systèmes de valeurs varient et divergent en partie en raison de la fonction qui est la nôtre, de la position que nous occupons : celle du savant, de l'intellectuel ou du médecin humanitaire n'est pas celle de l'homme politique. Et quoique chacun soit dans son rôle, ni l'un ni l'autre n'ont absolument raison ou entièrement tort. Quant à juger lequel est plus "moral" que l'autre, nul ne peut en décider ! Tel est le dernier mot de Max Weber.
    Cette conclusion est, sans doute, désespérante, mais elle l'est bien moins que la solution utilitariste qui veut qu'en toute situation d'incertitude, il suffit de procéder au calcul rationnel de la maximisation des utilités et tout ira pour le mieux ! Avec ce procédé, parfaitement innocent, le pire est que disparait la conscience que nous aurons à payer le prix de nos choix lorsque le mal est inévitable.

    dimanche 16 octobre 2011

    André Markowicz, L'Idiot

    Un grand merci à Manuel de nous avoir fait connaître cette passionnante émission des Nouveaux chemins de la connaissance dans laquelle Adèle Van Reeth s'entretient avec André Markowicz, le grand traducteur de Dostoïevski, à propos de L'Idiot :

  • www.franceculture.com
  • samedi 15 octobre 2011

    La bonté et la beauté de la vie

    Aurait-on lu tous les traités de philosophie morale, l'on n'y trouverait, à quelques rares exceptions près, rien ou presque qui parle de la bonté humaine. Est-il pourtant vertu qui suscite davantage en nous approbation et louange et lorsque nous la voyons incarnée dans tel être d'exception – pour la plupart d'entre nous, ce serait, si l'on y songe, Mère Teresa ou l'abbé Pierre - un profond sentiment d'admiration ? Alors d'où vient, à ce propos, le surprenant silence des philosophes ? De ceci : la bonté n'est pas un devoir. Autrement dit : elle n'est pas exigible. Le respect, oui ! qui oblige à considérer tout homme comme une fin en soi, non comme un moyen. C'est la grande leçon universelle de Kant, qui reste, aujourd'hui encore, la maxime plus indiscutée de son système moral, ouvert pour le reste à bien des controverses.
    Mais la bonté, qu'est-ce donc ? Une absence originaire de toute volonté de nuire à autrui, liée à ce que les hommes ne sont pas, tout d'abord, en relation, moins encore en compétition envieuse, les uns avec les autres ? Du fait que, laissés à eux-mêmes, ils jouissent de la plénitude de la vie et du bonheur d'exister, tout simplement ? Telle est, en substance, l'idée de Rousseau, lorsqu'il ferraille, on le sait, avec la description de l'état de nature que Hobbes avait proposée, un siècle auparavant, comme un grand défi à relever. A quoi s'ajoute que la pitié les anime, comme une disposition naturelle, immédiate, qui précède la réflexion, à être affecté par la souffrance des autres, et à agir en conséquence : la loi même du vivant qui s'applique à tout individu doué de sensibilité, les animaux aussi. Mais c'est de l'angélisme, dira-t-on, ou une pure fiction de l'esprit. Admettons ! S'il en est ainsi, se pourraient-ils que les grands maîtres de la fiction éclairent davantage notre lanterne ?
    De fait, si l'on veut en savoir davantage sur l'énigme de la bonté, c'est bel et bien du côté de la littérature qu'il faut se tourner. Dans la bibliothèque où se rangent les plus beaux livres du monde, il en est un qui, plus que tout autre, aura voulu, follement, magnifiquement, relever le gant et présenter la figure de l'homme « positivement beau », c'est L'Idiot de Dostoïevski.
    D'où vient qu'il soit bon, le prince Mychkine, cet innocent venu d'ailleurs, dénué d'amour-propre, qui tombe comme un grand perturbateur dans la société policée et hypocrite des hommes, où l'emporte la grande loi de l'égoïsme ou encore les funestes ravages de passions insatiables ? D'une seule et même révélation, déployée en trois expériences cruciales : les moments d'extase et de joie totale qui précédent la crise d'épilepsie, la découverte de l'infinie préciosité de la vie chez celui qui, condamné à la perdre, apprend, à cet instant, que, s'il lui était donné de vivre encore, il saurait transformer «chaque minute en un siècle », le sentiment, enfin, de plénitude qu'engendre la contemplation de la beauté de la nature.
    Quiconque a connu, à un moment de son existence, une telle expérience de l'excès, de la fête, de la richesse de l'être aura éprouvé une joie ineffable, qui l'appelle, à son tour, à la bonté. Mais on l'aura compris, cette expérience n'a rien de « moral » : elle est métaphysique. Le malheur, hélas, c'est que l'aurions nous connue, nous sommes incapables de nous maintenir à la hauteur de ce qu'elle exige de nous. Défaillants toujours, si nous ne savons pas être bons, ce n'est pas que nous sommes pas assez « moraux » - « la vraie morale se moque de la morale », dit Pascal - c'est que nous ne sommes pas capables de faire de « chaque minute un siècle » et de percevoir, à tout instant, ce qui dans la vie est un bien merveilleusement donné.
    La bonté n'est pas le sacrifice de soi en faveur du bonheur des autres, mais la libéralité, la dépense, l'excès de l'être que nous répandons à notre tour, dès lors que nous l'avons vécu au plus intime de nous-même.

    dimanche 9 octobre 2011

    Le corps n'est pas un vêtement

    On aura longtemps fait de notre corps la cause de passions mauvaises et de funestes égarements, l'adversaire qu'il faut tenir en bride et réduire au minimum requis par les besoins de la vie.
    Une longue tradition enseigne - belle constance ! - que le corps à son pire, la chair, entraîne aux instincts de la bête, nous détournant de notre patrie, qui est du ciel. Avec cette réalité, il faut bien s'accommoder, mais ce sera en lui imposant les règles les plus strictes d'une discipline de fer. Le dualisme, certes, n'était pas toujours aussi tranché : les anges aussi, prétendait-on, ont un corps. Oui ! mais immatériel. Tel sera le nôtre au jour de la grande recréation. Et Dieu lui-même n'avait pas dédaigné, au scandale des Grecs, de prendre forme humaine. Il n'empêche ! Les termes du réquisitoire variaient peu.
    Aujourd'hui, nous avons appris que, sans le corps, la vie ne saurait s'éprouver, et que cette expérience originaire, joie et souffrance, est bien plus qu'une affaire d'organes, de nerfs et de muscles. La conscience d'exister, qui est parfois pur bonheur, que serait-elle sans la joie que procure l'effort ou la marche ou le chant ? La santé est un état où le corps se fait oublier. Sans doute ! Mais cela ne fait pas de celui-ci un vêtement, qui devrait être aussi misérable et loqueteux que possible. Il est, pourtant, une autre dérive, strictement inverse, qui nous égare également.
    S'il faut le célébrer, que ce ne soit pas, pourtant, dans le vain espoir que le corps paraisse toujours jeune, cette nouvelle expression d'un lointain mépris. Mieux vaudrait retenir la leçon de cet acteur célèbre qui refusait d'être maquillé lors de ses passages à la télévision : respectez mes cernes et mes rides, ils ont mis longtemps à paraître ! Inutile donc de vouloir lutter contre les effets de l'âge, la mort est inéluctable.
    Le corps n'est pas un ennemi à combattre, puisque nous sommes cela aussi : un être de chair et de sang, et la chair, la vie en nous qui jouit d'elle-même.

    vendredi 7 octobre 2011

    La raison suffit-elle à Candide ? (1) par Véronique Le Ru

    Véronique Le Ru, maître de conférences au département de philosophie à l'université de Reims, dont elle assure la direction, est une éminente spécialiste du XVIIe et du XVIIIe siècle. Qu'elle soit vivement remerciée pour le texte inédit qu'elle nous offre, consacré au Candide de Voltaire :

    Dans Candide ou l'optimisme, Voltaire s’insurge moins contre Leibniz, contre son principe de la raison suffisante et contre sa thèse du meilleur des mondes possibles que contre la manière de penser des philosophes prétendument savants, contre l’esprit de système de ceux qui s’arrogent le droit de résumer l’univers dans leur construction philosophique ou métaphysique. Voltaire ne condamne pas l’esprit philosophique, sans doute ce qu’il y a de plus précieux pour lui, mais les faiseurs de système et surtout leurs sectateurs, les professeurs de philosophie. Il ne se moque pas de l’homme, il ne se moque pas de l’animal qui se nourrit de transcendentaux, il sait parfaitement qu’il appartient à cette espèce, mais il se moque des philosophes qui les mettent en système et qui s’en prennent à tel point qu’ils le pensent comme la seule réalité qui vaille. Les philosophes à système et leurs sectateurs, voilà la cible sur laquelle Voltaire tire à boulets rouges. Le conte de 1759 est une arme qui vise à écraser l’infâme décliné non pas dans la version triviale de la superstition religieuse et du fanatisme des prêtres, mais dans la version instruite des systèmes philosophiques. Le voyage initiatique de Candide est un combat contre l’intolérance des faiseurs et des défenseurs des systèmes, c’est un combat contre le dogmatisme de ceux qui les professent. La figure la plus emblématique du conte, en ce sens, est celle du professeur qui ne pense plus par lui-même mais seulement par le système qu’il a fait sien : c’est celle de Pangloss, celui qui enseigne la « métaphysico-théologo-cosmolonigologie »… Nigologie : la science des nigauds enserrée en un système de métaphysique, de théologie et de cosmologie. Cette figure de Pangloss est celle qui permet de comprendre que certes la raison ne suffit pas à Candide mais qu’elle est la condition même de son chemin de vie tout comme la formule Tout est bien de Pope ne suffit pas à Voltaire mais est la condition même de son chemin de vie.
    Le conte de 1759 a en effet ceci de tout à fait remarquable qu’il résume dans le chemin de conscience de Candide celui de Voltaire lui-même. En effet, la pensée de Voltaire, dans une première période qui correspond à la vie commune avec la célèbre mathématicienne newtonienne, Gabrielle-Émilie de Breteuil, affiche un déisme souriant compatible avec la liberté de l’homme. Puis Voltaire soutient que même s’il y a du mal sur la terre, on est là pour toujours chercher le sens et la vérité sans cynisme. Enfin, à partir de 1756 et de son Poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire nie que tout soit bien aujourd’hui mais laisse une place à l’espérance. Pour suivre la manière dont Voltaire évolue du déisme souriant au constat qu’il y a du mal sur la terre et que tout arrive nécessairement, on peut s’aider des trois traductions successives qu’il propose de l’expression Tout est bien de Pope qu’il a adoptée lors de son séjour en Angleterre de 1726 à 1728.
    Entre 1734 et 1746, Tout est bien signifie pour Voltaire à la fois « tout est ce qu’il doit être » et « tout est relatif ». Face à cette reconnaissance de l’ordre du monde et de la relativité générale du bien et du mal, les hommes sont d’égale condition, tout est égal.
    Dans un deuxième temps, entre 1747 et 1755, Voltaire traduit Tout est bien par « tout est passable ». L’argument du dessein qui consiste à inférer de l’ordre de la nature, le principe d’ordre qu’est le Dieu créateur, bat de l’aile et le Dieu des déistes est aussi menacé que celui de la Providence chrétienne. Mais Voltaire a peur de l’athéisme : il juge Jean Meslier (1664-1729), prêtre et philosophe français qui dans son Testament se déclare ouvertement athée, comme un penseur dangereux. Il ne peut ni ne veut renoncer au Tout est bien. Dieu existe mais l’humanité souffre, la philosophie est impuissante à résoudre le conflit qui naît de ces deux certitudes et mieux vaut écrire des contes que faire un système vain par définition.
    Enfin, à partir de 1756, Voltaire soutient comme le point d’orgue à la fin de son Poème sur le désastre de Lisbonne : « un jour (peut-être ?), tout sera bien ». Dans les Questions sur l’Encyclopédie rédigées en 1770, il revient une dernière fois sur la question du Bien, Tout est bien et son dernier mot est de renoncer à lire Spinoza : « Des raisonneurs ont prétendu qu’il n’est pas dans la nature de l’Être des êtres que les choses soient autrement qu’elles ne sont. C’est un rude système ; je n’en sais pas assez pour oser seulement l’examiner ». Au Tout est ainsi, Voltaire préfère finalement le Ainsi soit-il. Même si la condition humaine est régie par les lois de la nature, le regard de Voltaire demeure celui d’un déiste sceptique qui préfère se désoler de la souffrance humaine que de la renvoyer au réalisme indifférent du Tout est nécessaire. Pour cela, il maintient Dieu à bout de bras et il conclut que tout est une question de point de vue : ce qui est ordre au regard de Dieu est pure nécessité pour l’humanité souffrante.
    L’idée forte qui transparaît, à travers ces variations sur le thème du Tout est bien, est que Voltaire est demeuré fidèle au scepticisme de Bayle sans que cette fidélité l’ait jamais conduit à rejeter radicalement le déisme ni à laisser toute espérance.
    Mais l’infléchissement de ses traductions du Tout est bien témoigne du scepticisme grandissant de Voltaire à qui l’on pourrait peut-être reprocher ce que lui-même critique chez Pangloss : soutenir avec une certaine mauvaise foi la thèse déiste alors qu’il est persuadé que tout arrive nécessairement. Malgré qu’il en ait, son Dieu ne serait-il pas au fond celui de Spinoza ? Le portrait final de Pangloss que fait le narrateur n’est-il pas, en réalité, un auto-portrait ? Quand Pangloss est décrit dans ces termes : « Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien », Voltaire ne se peint-il pas lui-même en habit de déiste contre vents et marées et tremblements de terre ?
    En effet, que s’est-il passé entre 1734 et 1756 ? De l’eau puis des torrents de boue ont coulé sous les ponts, et les ponts eux-mêmes se sont effondrés à la suite du terrible tremblement de terre du 1er novembre 1755 qui a secoué une capitale européenne, Lisbonne, causant soixante mille morts (plus du tiers des habitants). Après cette catastrophe, Voltaire ne traduit plus de la même manière la formule Tout est bien. En même temps que la terre a tremblé à Lisbonne, la confiance et l’admiration qu’il éprouve envers Pope se sont fissurées : Voltaire devient de plus en plus critique vis-à-vis de cette formule, qu’il met en scène, avec un malin plaisir, dans Candide, ou l'optimisme. Voltaire ne croit plus comme jadis que le paradis est là où il vit, mais il se gausse de ceux qui, comme Pangloss, défendent, malgré tout, la thèse leibnizienne de l’optimisme. Quand Pangloss cherche, dans la conclusion de Candide, à discuter avec le derviche du sens de la vie humaine, et lui demande : « Que faut-il donc faire ? », celui-ci lui répond : « Te taire », et quand Pangloss insiste encore : « Je me flattais […] de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme, de l’harmonie préétablie », le derviche lui ferme la porte au nez.
    Or ce qui est tout à fait frappant dans Candide, c’est que les trois traductions du Tout est bien qui marquent la vie de Voltaire sont mises en abîme dans le récit : tout commence par une confiance aveugle de Candide dans la parole de Pangloss : « ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux »8 puis, quand Candide pense sa dernière heure arrivée alors qu’il est aux mains des Oreillons, il nuance : « Tout est bien ; soit, mais », enfin quand il rencontre, au sortir de l’Eldorado, le nègre de Surinam à qui on a coupé la jambe gauche et la main droite, il renonce à l’optimisme : « Ô Pangloss ! […] tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme ». Et, à la question de Cacambo - « Qu’est-ce que l'optimisme ? », Candide répond « : « Hélas ! […] c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ».
    [...]

    mercredi 5 octobre 2011

    Jean-Claude Michéa, Conférence

    Voici le texte d'une conférence prononcée en 2009 par le philosophe Jean-Claude Michéa, à l'occasion de la sortie de son livre, L'empire du moindre mal, Essai sur la civilisation libérale (rééd. Champs, Flammarion, 2010) :

    "La première condition d’une politique efficace est d’identifier correctement ses cibles. Or il s’agit là d’une tâche que la civilisation libérale rend de plus en plus difficile. Le capitalisme moderne, en effet, tend désormais à fonctionner tout autant, sinon plus, à la séduction qu’à la répression, réalité que Debord avait essayé de penser en introduisant le concept de « société du Spectacle ». Ce n’est pas par hasard si, de nos jours, l’industrie publicitaire (pour ne rien dire de celle du divertissement) est devenue le deuxième poste budgétaire mondial, juste après celui de l’armement. Cette industrie omniprésente contribue à exercer sur nos esprits un contrôle quotidien infiniment plus puissant que celui des anciennes religions ou des vieilles propagandes totalitaires (cf Benjamin Barber et l’exemple qu’il donne de Shangaï). Et on ne peut pas dire que la lutte contre la colonisation de notre imaginaire par cette industrie soit l’un des soucis majeurs des organisations qui prétendent, de nos jours, lutter contre le capitalisme.

    Reconnaître ce fait décisif c’est donc aussi reconnaître que le nouvel ordre mondial ne peut reproduire les conditions de son « développement durable », que s’il s’assure en permanence de notre complicité active ; autrement dit que s’il parvient à transformer chacun de nous en « ennemi de lui-même », capable de collaborer sans état d’âme à la destruction de sa propre humanité. C’est un point qu’il est essentiel de comprendre. Le système capitaliste développé, en effet, n’est plus seulement une forme d’organisation de l’économie (s’il l’a jamais été). Il est également devenu une forme de culture et une manière quotidienne de vivre sans laquelle la Croissance s’effondrerait aussitôt. Je signale, au passage, que si nous voulons prendre en compte ce trait fondamental du capitalisme moderne, il est indispensable de réintroduire dans la théorie critique le concept d’aliénation, dont vous remarquerez qu’il a disparu, depuis quelques décennies, de tous les programmes de la gauche et de l’extrême gauche officielles (c’est-à-dire celles que le système choisit de médiatiser).

    Le but de mon dernier livre était donc d’améliorer la perception de ces cibles, en développant trois séries de réflexions (dont je ne résumerai ici, pour l’essentiel, que la première)

    2) Mon idée de départ c’est que le libéralisme apparaît indissociable du projet philosophique moderne c’est-à-dire de celui qui guide, explicitement ou implicitement, la transformation des sociétés européennes depuis le XVI-XVIIème siècles. Selon moi, la genèse de ce projet est, à l’origine, absolument incompréhensible sans l’horizon des guerres de religion, c’est-à-dire de ces guerres civiles idéologiques, qui ont dévasté les sociétés du temps avec une durée et une ampleur inconnues des siècles précédents. Du traumatisme historique provoqué par ces guerres dramatiques (et que réactivera, pour le second libéralisme, l’expérience de la Terreur) est née la double conviction qui va progressivement structurer l’imaginaire moderne et tout particulièrement celui du libéralisme (qui en constitue le seul développement entièrement cohérent) : D’une part, l’idée que la fonction première d’une organisation sociale n’est pas de réaliser un idéal philosophique particulier mais de rendre impossible la guerre civile idéologique, en assurant à chacun de ses membres une protection efficace contre toutes les tentatives de faire son bonheur malgré lui (que ces tentatives procèdent de l’Etat, d’une association privée ou des autres individus. C’est ce qui explique, soulignons-le, que les théories de l’humanisme civique et républicain, nées dans les cités italiennes de la Renaissance et fondées sur l’appel à la « vertu » des citoyens aient été, dès le départ, l’une des cibles privilégiées de l’idéologie libérale). Ensuite, l’idée que le seul moyen rationnel de réaliser un tel objectif c’est d’instituer un pouvoir « axiologiquement neutre » (ne reposant, par conséquent, sur aucune religion, morale ou philosophie déterminée) dont la seule fonction devrait être de garantir les droits de l’individu (le libéralisme, notons le, n’implique pas par lui-même, une théorie de la souveraineté populaire), chacun étant désormais officiellement libre de vivre selon sa définition privée de la vie bonne, sous la seule et unique réserve que l’exercice de sa liberté ne nuise pas à celle d’autrui.

    De ce point de vue on peut comparer la fonction du Droit libéral à celle du Code de la route : son but est essentiellement d’éviter les chocs et les collisions entre les libertés désormais concurrentes dont chacune s’organise, selon le mot d’Engels, autour d’un « principe de vie particulier ». C’est cette préoccupation purement pratique qui explique que la politique moderne ne se présente plus (sauf, bien sûr, lors des comédies électorales) comme un « gouvernement des hommes » reposant sur des choix philosophiques dont on pourrait débattre, mais comme une simple « administration des choses » relevant de la compétence d’experts et de techniciens, à l’image, par exemple, de ceux de la Banque centrale européenne ou du FMI (ce type d’institutions est évidemment impensable dans les civilisations antérieures). Si on veut exprimer cette idée dans un vocabulaire plus contemporain, on dira qu’un pouvoir libéral n’a pas vocation à s’interroger sur la forme de gouvernement d’une société qui serait la meilleure ou la plus conforme à la dignité de l’homme (ce qui impliquerait aussitôt la mobilisation de concepts philosophiques). Il s’intéresse avant tout au problème de la gouvernabilité des sociétés modernes ; et ce problème est nécessairement perçu par les libéraux comme un problème purement technique (un problème de checks and balances, c’est-à-dire de poids et contrepoids).

    Présentée ainsi, la théorie libérale originelle peut, évidemment, avoir quelque chose de séduisant pour un esprit anarchiste. Aussi bien, je ne songe pas un seul instant à nier le rôle que les premiers libéraux (comme Benjamin Constant ou John Stuart Mill) ont joué dans la théorisation et l’établissement d’un certain nombre de libertés individuelles, qui sont incontestablement essentielles. N’importe quel anarchiste, du moins je l’espère, trouvera toujours un gouvernement libéral humainement plus acceptable qu’une société totalitaire, comme celles, par exemple, de la Corée du Nord de Kim Jong Il ou du Cambodge de Pol Pot.

    Tout le problème vient naturellement de ce que ce système a priori séduisant (et qui semble de nature à protéger réellement les libertés individuelles) repose sur un critère qui, d’un point de vue philosophique, est particulièrement problématique. Comment établir, en effet, que ma liberté ne nuit pas à celle d’autrui dès lors que je dois m’interdire de recourir, pour prononcer le moindre arbitrage, à un quelconque jugement de valeur ?

    Considérons, pour ne prendre qu’un exemple à la fois élémentaire et d’actualité, le problème de la coexistence pacifique entre fumeurs et non fumeurs, problème, notons le, qui se réglait il n’y a pas si longtemps encore, selon les règles de la civilité élémentaire ou de la simple convivialité. Dès lors qu’il faut déléguer au Droit le soin de régler un tel problème (et l’apparition, due à l’érosion de la civilité commune, d’un nouveau type de « fumeurs » et de « non-fumeurs » rend cette délégation inévitable dans une société libérale) il devient difficile d’éviter le surgissement d’une forme inédite de la guerre de tous contre tous, puisqu’il est logiquement impossible de satisfaire simultanément ces deux types de revendications, par exemple dans le café du village . Or s’il veut neutraliser cette nouvelle « guerre de tous contre tous », le droit libéral n’a pas d’autre solution à sa disposition que de se fonder sur les rapports de force qui travaillent la société à un moment donné, c’est-à-dire, concrètement sur les rapports de force existant entre les différents groupes, ou lobbies, qui parlent au nom de cette société et dont le poids est, naturellement, fonction de la surface médiatique qu’ils sont parvenus à occuper. D’où le paradoxe constitutif de cette société libérale qui se trouve régulièrement conduite, au nom même du droit de chacun à vivre comme il l’entend, à multiplier dans la pratique les interdits et les censures (certaines associations « anti-tabac » allant, par exemple, jusqu’à exiger un contrôle étatique des pratiques familiales au nom du « droit de l’enfant »). Cette analyse peut, bien sûr, être reproduite à propos de la plupart des problèmes dit « de société » (et ceux-ci vaut tout autant pour les « antispécistes », partisans de l’interdiction des corridas ou de l’alimentation carnée. Cf le conflit « chats/oiseaux » qui divise actuellement ce mouvement aux USA [affaire Jim Stevenson]).

    Il est clair, toutefois, que cette atomisation inévitable de la société par le Droit libéral (cette forme juridique de la guerre de tous contre tous) aboutit à terme à rendre toute vie commune impossible. Une communauté ne peut, en effet, vivre, ou survivre, que si elle reproduit en permanence du lien, autrement dit que si elle est capable de définir un langage commun minimal entre ceux qui la composent. Or si, par hypothèse, ce langage doit être axiologiquement neutre (c’est-à-dire purement technique) il ne reste, d’un point de vue libéral, qu’une seule solution politique disponible. C’est de fonder la cohésion nécessaire à toute société sur le seul principe que les libéraux affirment être commun à tous les hommes, à savoir la capacité d’agir selon leur intérêt bien compris ; l’échange intéressé constituant, dans cette optique, le seul moyen de faire tenir ensemble des individus que tout est supposé opposer par ailleurs. Telle est, en définitive, la raison majeure qui explique que le Marché (dont la Croissance n’est que l’autre nom du développement illimité) ait fini par devenir la religion des sociétés modernes. Si nous tenons, en effet, pour acquis qu’il ne saurait exister aucune valeur morale universalisable, c’est-à-dire pouvant être partagée par tous les membres de la communauté humaine, la seule façon qui reste de relier (religare) les individus atomisés, et donc de faire société, c’est de s’en remettre aux mécanismes du Marché, c’est-à-dire à la Croissance illimitée, dynamisée par le développement également supposé sans fin des « nouvelles technologies ». En d’autres termes, si le Droit libéral est inévitablement conduit à diviser les hommes (malgré ses intentions pacificatrices initiales), le Marché constitue la seule instance qui, d’un point de vue libéral, possède la capacité de les réunir à nouveau.

    L’appel à développer sans limites philosophiques assignables les « libertés individuelles » et l’extension mondiale des rapports marchands sont donc, en réalité, intimement corrélés. Elles représentent, en somme, les deux faces complémentaires du même problème. Si chacun doit se replier sur son « principe de vie particulier », tout en exigeant simultanément de la collectivité non plus la simple reconnaissance de ses droits mais leur approbation officielle, au nom de son estime de soi et de sa fierté particulières, la décomposition programmée du lien social ne pourra, en effet, être évitée qu’en que si l’on impose à tous le seul langage supposé commun qui demeure : celui de la Consommation obligatoire et de sa manipulation publicitaire et médiatique généralisée. (NB : Remarquons, cependant que si la forme juridique ne peut fonctionner sans son contenu économique, l’inverse est un peu moins vrai. D’où l’idée développée par Von Mises [1927] et par Hayek [Interview donnée au Mercurio en 1981] selon laquelle une « dictature libérale » (comme celle de Pinochet au Chili, c’est l’exemple que prend Hayek) peut parfois constituer une « solution d’urgence ». Elle ne saurait néanmoins être que provisoire, puisque la Croissance ne peut se maintenir longtemps sans une culture de la consommation, c’est-à-dire sans cet imaginaire « permissif », voire « rebelle », qui est au cœur de toute propagande publicitaire.)

    J’aimerai apporter encore deux précisions, avant de lancer la discussion. En premier lieu, lorsque je critique l’utopie libérale d’un pouvoir « axiologiquement neutre », je n’appelle évidemment pas à revenir à un quelconque « ordre moral » fondé, comme dans les sociétés totalitaires, sur ce que j’appelle une « idéologie du Bien ». Le concept orwellien de common decency désigne, en effet, une réalité tout à fait différente. Une idéologie morale soutiendra, par exemple, que l’homosexualité constitue un « péché » contre la volonté divine (variante islamo-chrétienne) ou une « déviation bourgeoise » (variante stalinienne). Il est bien évident que de tels jugements sur l’homosexualité n’ont rien à voir avec la common decency, puisque la « décence » d’un individu, c’est-à-dire, pour le formuler en terme maussiens, sa capacité psychologique et culturelle à donner, recevoir ou rendre, n’a évidemment rien à voir avec son orientation sexuelle. On peut parfaitement être un hétérosexuel égoïste et prêt à tout pour s’élever au dessus de ses semblables et, à l’inverse un homosexuel honnête et généreux. Etre homosexuel(le) constitue une détermination moralement neutre, dont il n’y a, évidemment, ni lieu d’avoir honte, ni lieu d’être fier (ni Gayshame ni Gaypride). Une société décente n’a par conséquent rien à dire sur de tels problèmes, tout en autorisant, cela va de soi, tous les débats philosophiques possibles à ce sujet. Il suffit, du reste, d’avoir vu La vie des autres , ce film admirable de Van Donnersmarck, pour comprendre immédiatement l’opposition radicale qu’il est nécessaire de tracer entre la common decency et toute idéologie du Bien.

    L’autre précision est encore plus fondamentale d’un point de vue anarchiste. Je signale dans la dernière partie de mon essai que le point aveugle de toutes les politiques socialistes a toujours été la question posée par l’existence du « désir de pouvoir ». Cette question ne conduit pas seulement à dénoncer les limites du « gouvernement représentatif » et de la professionnalisation de la politique qu’il implique. Comme Stendhal l’avait bien remarqué, dans sa critique du phalanstère de Fourier, les meilleures institutions politiques du monde risqueront toujours d’être perverties par la volonté de puissance de quelques uns, même, et surtout, lorsque ces derniers ne veulent rien savoir de leur propre désir de pouvoir et donc des stratégies dictées par leur Ego et leur besoin éperdu de reconnaissance personnelle. C’est un phénomène que les militants connaissent généralement assez bien, du moins ceux qui ne sont pas disposés à tout faire pour s’installer définitivement au sommet de l’Organisation à laquelle ils appartiennent (par dévouement et esprit de sacrifice, cela va de soi). C’est, du reste, ce problème qu’Orwell a magistralement décrit dans Animal Farm (son meilleur livre) et qui explique pourquoi tant d’idées politiques généreuses sont si souvent perverties, et tant de révolutions trahies. Etre capable de comprendre l’essence du capitalisme et de le combattre efficacement est donc une chose. Etre capable de repérer et de neutraliser le désir de pouvoir de certains (et parfois le sien propre) en est une autre, toute aussi importante, sinon plus. Cela suppose, il est vrai, un travail auto-critique que bien des militants, officiellement « dévoués à la cause », ont d’excellentes raisons personnelles de ne pas vouloir entreprendre (au motif, par exemple, qu’il « détournerait de l’action » et de tâches plus urgentes). Mais, si ce travail, qui devrait concerner chacun de nous en tant qu’individu singulier, n’est pas effectué, il est clair qu’aucune société décente durable ne verra jamais le jour. Ce n’est évidemment pas à des anarchistes que je l’apprendrai. Théoriquement."

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