On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 4 octobre 2012

Joseph Czapski, Proust contre la déchéance

Chers tous, vous avez la délicatesse de ne pas protester contre la durée de ma longue retraite et c'est une délicatesse que j'apprécie à sa valeur. Le jour où j'en sortirai, ce sera, je l'espère, un livre à la main. L'urgence me pousse cependant à suspendre un instant le silence et à vous recommander un livre : la conférence que donna l'immense homme de culture, écrivain et peintre, Joseph Czapski, sur Proust dans le camp soviétique de Griazowietz où il fut interné pendant dix-mois après avoir échappé au massacre des officiers polonais de Katyn en 1940.
Dans le réfectoire puant, infecté de poux d'un ancien couvent, se nourrissant de passages entiers de la Recherche, appris par cœur et conservés comme un viatique contre la mort et la dégradation mentale, Czapski se livre, avec quel amour ! à une des plus émouvantes méditations que je connaisse sur ce qu'exige pour un créateur du génie de Proust la vocation de l'œuvre à accomplir : le dévouement total de soi, semblable au renoncement de l'ascète qui se consacre à l'absolu. Et dans cet univers de souffrances et de misères qui voudrait bestialiser les êtres, où le temps est réduit à une succession d'instants incertains, l'esprit reconquiert sa liberté inaliénable, et tous sont là, Czapski, ses camarades et nous aussi qui l'écoutons, pour entrer dans l'intelligence d'un des plus intenses, d'un des bouleversants efforts qu'un écrivain ait entrepris. C'est magnifique.
Lisez Proust contre la déchéance publié en 2011 par la belle maison d'édition polonaise Noir sur Blanc – la librairie est située boulevard Saint-Germain à Paris – et qui vient d'être réédité chez Libretto. Je l'ai lu avec une émotion telle que je me devais de la partager avec vous. Vous voyez, je ne vous oublie pas.



Autoportrait au camp de Griazowietz, 1940-1941
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  • 8 commentaires:

    Anonyme a dit…

    Cher Michel, merci pour la découverte de ce très beau livre, de ce témoignage de liberté dont je vais faire l'acquisition.
    S'il faut dire, s'il faut faire la liberté, l'écrire nous permet de la rattraper. Et, elle s'impose, parfois, comme un travail, malgré nous. Il n'y a là aucune perte, aucun échec. L'art d'être libre semble être la même belle redondance que l'art en liberté ! Contre les miasmes des coups et le sépulcral des commandants, oui ! Contre la veulerie et la bêtise des bourreaux, oui ! L'art toujours.
    Proust et Czapski sont les deux faces d'un même visage. la littérature arrachée à un camp; est le miracle de l'écriture, la souffrance en plus. Vincent Canivé.

    Dominique Hohler a dit…

    "Le temps réduit à une succession d'instants incertains" semble, en chassant impitoyablement les corps qui restent debout, ouvrir l'horizon au déploiement de l'esprit.
    C'est sans doute une banalité de dire que c'est dans le péril qu'on invite l'esprit mais c'est aussi une gageure et un défi lancé à notre époque : n'attendons pas que vienne l'enfer pour découvrir le ciel !
    On comprendra les mots esprit et ciel de diverses façons, mal sans doute, pas dans la tonalité laïque que je leur donne. Cela n'a pas d'importance ; ce que je veux dire c'est que nous ne devons pas nous résigner à cette fatalité qui veut que le confort matériel dont nous héritons après les sacrifices d'hommes de la trempe de Czapski se marie si bien avec la médiocrité intellectuelle et culturelle.

    Permettez-moi, cher Michel, d'inaugurer l'année universitaire par cette réflexion qui se veut motivante pour l'effort de l'étude.

    Salutations à vous et à tous les lecteurs-contributeurs.

    Dominique

    MathieuLL a dit…

    Bonjour à tous...,

    En lisant cet extrait, il m'est revenu à l'esprit un passage de L'être et le néant de Sartre, dans lequel celui-ci montre comment, dans le rapport bourreau/victime, la victime devient elle aussi, en un certain sens, le bourreau de son bourreau !
    En effet, à travers le jeu du Regard, la victime brise son bourreau en lui rappelant l'humanité qui se manifeste chez chacun. La victime rappelle au boureau sa défaillance morale, son inhumanité... le plongeant ainsi dans les angoisses de la culpabilisation ; la victime rappelle ainsi au bourreau son impuissance. Elle devient son juge.
    Dès lors, nous pouvons nous demander si ce qui console la victime, dans un contexte aussi dégradant que celui des camps de concentration, n'est pas avant tout la satisfaction de punir ses bourreaux à travers les traitements inhumnains qui lui sont infligés... N'est-ce pas la meilleure façon de rappeler à son bourreau que l'on a toujours et malgré tout conservé sa dignité ?...
    Mais que faire lorsque l'autre, en face de nous, a complètement perdu son humanité ! Ici, le jeu sartrien du Regard ne suffit plus... Il faut désormais rentrer en soi, car il n'y a manifestement plus rien à tirer de son bourreau... Il faut se rassurer (soi-même...) dans son humanité...

    Salutations à tous !
    Mathieu Lopes Luis

    Catherine.Cudicio a dit…

    Proust, descente aux enfers

    Qui mieux que Marcel Proust sonde les abîmes de l'âme ? Aucune turpitude ne lui échappe, bassesses, jalousies, hypocrisies, lubricités sordides, perversions et cruautés... Mais ces côtés sombres jouxtent en permanence l'émotion poétique la plus authentique, les accords de la petite sonate de Vinteuil ponctuent d'élégantes volutes sonores le luxe tranquille des salons. Chez Proust, l'ombre et la clarté ne divorcent pas, il l'écrit avec une distance élégante le plus solide rempart contre le glissement vers le pathétique.
    Est-ce précisément pour cette raison que Joseph Czapski a pris son œuvre pour thème de ses conférences au camp de Griazowietz ? Est-ce par une sorte d'intimité artistique ? Est-ce parce que Proust a décrit en expert les prisons morales des hommes? La geôle de Proust c'est aussi la maladie qui réduit peu à peu son corps à l'immobilité, pour mieux libérer son imagination ? L'explication serait trop facile, incapable d'extorquer l'ombre d'un demi sourire ironique à l'écrivain.
    Viktor Frankl, neuropsychiatre autrichien, contemporain de Freud en moins « chanceux » a lui aussi vécu l'enfer des camps nazis. Il pensait que le remède à la déchéance de l'enfermement, c'est le projet, aussi modeste soit-il, survivre jusqu'au lendemain, encore et encore. Le projet trouve un terrain favorable dans l'art, certes, tout le monde n'est pas artiste créateur, mais tout le monde peut ouvrir sa conscience à l'émotion artistique.
    François Cheng dans ses méditations sur la beauté (Albin Michel 2006) suggère qu'elle a le pouvoir de sauver le monde, il écrit : « en ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourrait paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu'à l'opposé du mal, la beauté se situe bien à l'autre bout d'une réalité à laquelle nous devons faire face. Je suis persuadé que nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l'univers vivant : d'un côté le mal, de l'autre, la beauté. Ce qui est en jeu n'est rien de moins que la vérité de la destinée humaine, une destinée qui implique les données fondamentales de notre liberté. »
    Catherine Cudicio

    Irène P-E a dit…

    PPP PROUST

    Proust souffrait d’une maladie inguérissable, Czapski était emprisonné, était témoin de la disparition sans trace de quinze mille camarades et devait vivre ainsi que les quatre cents officiers et soldats qui furent sauvés avec la crainte de ne plus jamais revoir leur patrie. Vivre dans ces conditions est comparable à vivre avec une maladie incurable.
    Lors des conférences Joseph Czapski et ses camarades s’évadaient de la froide et puante salle du camp pour jouir les salons les plus élégants de Paris entouré de la grande bourgeoisie française.
    « La joie de pouvoir participer à un effort intellectuel qui nous donnait une preuve que nous sommes encore capables de penser et de réagir à des choses de l’esprit n’ayant rien de commun avec notre réalité d’alors, nous colorait en rose ces heures passées dans la grande salle à manger de l’ex-couvent, cette étrange école buissonnière où nous revivions un monde qui nous semblait alors perdu pour nous pour toujours » en écrivant cette phrase dans son introduction, le titre du livre « Proust contre la déchéance » s’explique par soi-même.
    D’un côté on se demande combien de tortures morales ces hommes ont dû subir ? De l’autre côté on se dit quelle chance ces quatre cent officiers et soldats avaient de compter parmi eux l’intellectuel Joseph Czapski qui maîtrisait cette manière en tant qu’écrivain pour les emmener lors de ses conférences sur Proust pour quelques instants dans la liberté.
    On se demande comment Czapski a su retenir même des phrases entières avec tant de précisions surtout en prescrivant les si différents personnages de Proust ? Peut-être parce que c’était sa dernière lecture avant d’avoir été emprisonné.
    Joseph Czapski sait enchaîner le lecteur dès ses premières phrases écrites. « Proust contre la déchéance » est sûrement une œuvre à recommander.

    Je remercie Michel Terestchenko de nous avoir recommandé de lire ce livre.

    Unknown a dit…
    Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
    Unknown a dit…

    La figure de Joseph Czapski me rappelle celle de Germaine Tillion.

    Résistante de première heure, Germaine Tillion est déportée en 1943 à Ravensbrück, l'un des pires camps qu'il soit. A l'instar de Czapski, elle s'efforce de soulager le quotidien-la détresse de ses camarades.
    Ethnologue de formation, elle entreprend la rédaction clandestine d'une opérette, «Le Verfügbar aux Enfers» à travers laquelle elle décrit le fonctionnement, l'organisation de cette nouvelle société créée par les Nazis.
    Dans l'enceinte des camps de la mort, un processus inexorable s'est mis en branle, un processus visant à faire déchoir l'homme de son statut d'être humain.
    La culture, propre de l'homme, devient ainsi le dernier rempart-l'ultime refuge au sein duquel il est encore possible de résister face à l'inhumain.

    Alice Breniaux

    Unknown a dit…

    En lisant cela, il semblerait que l'oeuvre d'art soit détentrice d'un pouvoir essentiel - une beauté ordonnée dont la contemplation rompt justement le désordre de la souffrance. Même dans l'adversité, les forces de l'esprit, en somme la qualité dans laquelle nous nous distinguons, nous offrent le plus sûr réconfort, la plus juste étreinte, nous réconciliant enfin avec nous-même, dans l'universalité des émotions les plus nobles.
    Florent Belpaume
    sepad L3