On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 12 juillet 2023

In Memoriam Milan Kundera,

Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :

Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes  apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.

Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.

L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.

La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.

Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.

Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.

Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
  Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».

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* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.

3 commentaires:

cécile odartchenko a dit…

Aux amants minables j’oppose le souvenir que j’ai de Don Juan, celui que j’ai connu. Et je sais pour avoir été sur votre blog à la rubrique video, que vous, Michel, aimez cet opéra au-delà de tout, et que vous admirez la scène finale lorsque Don Juan «assume» et refuse de se repentir. J’attends que quelqu’un ou quelqu’une dise que Donna Elvira qui est allée se plaindre à son papa est une oie blanche qui ne mérite pas la compassion, elle n’est pas à la hauteur de son expérience. Car Don Juan, véritablement sait aimer la femme, il sait la magnifier, il passe à l’acte avec splendeur et grande science amoureuse. Il est aussi capable de tendresse comme Casanova. Sollers qui en connaît aussi un bout, fait dans «Femmes» une relation très juste de ce qui signe l’accord parfait des corps...Marcher côte à côte, ne trompe pas...et de même dans «L’infini,» il décortique le baiser, qui ne trompe pas non plus...Kundera se trompe quand il dit que Don Juan , pour vouloir toutes les femmes, n’en aime aucune...Faut-il pour aimer se donner tout entier et pour l’éternité? Et avoir ses pantoufles au coin de la cheminée? Qu’un homme aime femme, enfants et foyer, c’est une chose, peut-être bien un besoin vital aussi...mais les corps en vie qui ne boudent pas non plus la vie en esprit, ont aussi d’autres exigeances, et pourquoi vouloir les maintenir dans les maisons closes, à l’abri des regards des bigotes et des bourgeoises de bonne famille? Elles sont aussi incapables de comprendre un «saint» ( Aglaé) qu’un Don Juan, ( Donna Elvira)...Dans une autre video, ( splendide malgré l’heure très tardive) vous développez ce qui vous a tant touché dans l’oeuvre de Martha Nussbaum... Il y est beaucoup question d’empathie...
«Les paroles prononcées par l’amant et celles adressées à Dieu,, ont des rapports étroits avec l’écriture; car elles cessent d’être des paroles courantes pour devenir paroles de toutes les paroles désaimantées» Edmond Jabès dans le livre des ressemblances, p.132

michel terestchenko a dit…

Merci, chère Cécile. Comme toujours vous me gâtez et nous gâtez tous. Il me semble pourtant que Tomas dans L'insoutenable n'est pas très loin de cet amant généreux que vous célébrez. Mais je dois relire ce roman, pour un papier qu'on me demande. A vérifier donc...

Descharmes a dit…

Vos commentaires me réjouissent, d'abord Michel, puis Cécile. Je n'ai lu, de Kundera que l'insoutenable légèreté de l'être, où je vois la question existentielle de la liberté, pas seulement politique mais dans les rapports du langage entre les être, cette langue qui retient autant de non-dits, que de dire, où les sentiments sont tantôt refoulés, tantôt jaillissent vers une indicible douleur, douleur de l'exil où parler de son pays ailleurs est l'exil et cette douleur du rapport entre les humains, dans laquelle chacun signifie une vérité que les faits représentent comme une incommunicable expérience. C'est à mon sens aussi le cas de Dom Juan, qui se veut maître du langage, de Dieu (La métaphysique et des femmes , la conquête impossible de l'amour), et lorsqu'il veut que le pauvre jure pour une pièce d'or, il tombe sur un obstacle, parce que vivre n'a de rapport qu'à la mort et à l'idée de cette croyance d'un autre monde. Là Dom Juan signe déjà sa mort, comme l'écrivain signe parfois un renoncement dans la sens de l'écriture. Merci.