En conclusion d'un cours qu'on m'a commandé sur la morale :
Quel impératif moral pourrait suffire, dans le formalisme de son expression, pour porter quiconque à le mettre en oeuvre dans sa vie de tous les jours ? Encore faut-il que l'individu en ait la volonté. La vie éthique est suspendue à cette orientation qui n'est pas celle d'une faculté seule, mais de l'être tout entier. Au reste, il en est de même dans le domaine de la science. Il n'est pas de savant qui n'ait fait le choix – si c'est le terme qui convient – en faveur de la vérité, de l'objectivité et de l'intégrité intellectuelle, et c'est là un engagement qui intègre l'ensemble de ses capacités. Anna Julias le rappelle, résumant un aspect commun aux éthiques grecques : « Ainsi suivre des lois règles morales ne sert de rien si vous n'en voyez pas l'intérêt ; tel est le cas de ceux qui se sont engagés à agir de façon injuste, cupide, etc. »
La réflexion éthique ne peut se contenter de déterminer la forme universelle de nos maximes pour qu'elles passent et réussissent le test de la moralité. Il faut encore qu'elle soit en mesure de penser, non pas quels sont les critères distinctifs de l'action morale en général, mais qui cet homme particulier - Socrate par exemple - dont les actions et la vie emportent l'estime et la louange de ceux qui sont compétents pour en juger. C'est ce qui fait la grande différence entre Kant et la plupart des éthiques grecques de la vertu (à l'exception, peut-être du stoïcisme, qui se rapproche davantage du kantisme).
Une des vérités les rudes qui s'en déduit, c'est que la vie morale produit de façon immanente ses propres exigences pour celui-là seulement – serait-il un simple « commençant » - qui tourne sa vie en direction du bien. Tel est au reste pour Kant lui-même le propre de la bonne volonté , ainsi qu'il l'explique dès les premières lignes des Fondements : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement, une bonne volonté ». Mais cette « bonne volonté » est immédiatement mise à part des autres facultés, là où, au contraire, il conviendrait de l'intégrer dans le tout d'une existence unifiée. C'est précisément cet aspect synthétique qui frappe dans l'engagement des acteurs altruistes, lorsqu'on s'attache à leurs conduites effectives et à leurs motivations.
Ce n'est pas donc sans de profondes raisons que nous sommes invité à nous tourner vers les doctrines anciennes de la vertu et vers certains auteurs, peu nombreux encore, qui aujourd'hui envisagent la réflexion morale dans cette perspective. Il est tout à fait remarquable que la grande différence pour les Anciens n'était pas entre les affections et la raison – la vertu intégrant les deux, ainsi que le répète continûment Aristote - mais entre le « commençant » et l'homme avançé dans la pratique du bien.
Nous ne raisonnons plus en ces termes. Et s'il en est ainsi, c'est que nous pensons (plus ou moins consciemment) que la morale est une affaire de devoir et d'obéissance à des principes et à des règles et non pas, d'abord et avant tout, une question de pratique, d'expérience et, donc, d'éducation et de transmission. De sorte que nous ne nous soucions guère, sauf lorsqu'il s'agit de nos enfants, de prendre en considération à quel individu particulier, à un stade précis de son existence et de son développement, s'adresse le « discours » moral : ce qu'il est capable d'entendre, de comprendre et de mettre en oeuvre. De là l'inefficacité, souvent soulignée, de l'imprécation morale, lorsqu'elle se contente de se présenter comme un ensemble de préceptes sur le mode du « Tu dois ». Si nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question de savoir en quelle manière cela importe de vivre selon la rectitude, plutôt que de toute autre manière, égoïste, indifférente aux autres, etc., tout porte à craindre que les incitations à nous corriger et à devenir meilleur resteront lettre morte. Or cet enracinement de la vertu dans le tout d'une existence qui vaut la peine d'être vécue de cette manière-là, et non d'une autre - précisément parce que c'est le propre de la « bonne vie » - est très généralement oubliée de notre approche de l'éthique, quand elle n'est pas ouvertement rejetée, comme par Kant.
Nous mesurons dès lors tout ce qui nous sépare des temps anciens, qui n'ont, pourtant, rien perdu de leur actualité. Mais qui serait prêt à défendre aujourd'hui que la morale est un apprentissage de la vie vertueuse et non, primordialement, une sommation à l'obéissance et au devoir ? Chacun n'est-il pas libre de conduire sa vie comme il l'entend, pour autant qu'il respecte autrui dans sa dignité et qu'il ne contrevienne pas aux prescriptions de la bienséance ? Non décidément, pour nous, la morale n'a rien à voir avec le bonheur, l'excellence d'une vie accomplie. L'image qui lui convient, c'est la règle (dans le double sens du mot), non le chemin.
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