Quiconque voudrait approfondir sa connaissance des différentes conceptions éthiques qui ont dominé l'Antiquité grecque et romaine devrait se procurer l'ouvrage de Julia Annas - The Morality of Happiness (Oxford University Press, 1993) - dans lequel je me suis plongé avec passion. L'auteur, professeur de philosophie à l'université d'Arizona, est un des meilleurs connaisseurs de cette époque et elle nous entraine dans une mise en perspective formidablement vivante du débat qui anime les principaux penseurs de la tradition antique.
Pour les Anciens, dans leur ensemble, qu'ils soient aristotéliciens, sceptiques, stoïciens ou épicuriens, la morale est, dans sa structure essentielle, une éthique des vertus : si la fin de l'existence humaine dans son ensemble est le bonheur, ou plutôt une vie accomplie - au sens large du terme - l'excellence qu'il s'agit de viser passe par l'apprentissage puis par la pratique intelligente, jusqu'à devenir presque spontanée et naturelle, de ces "bonnes actions" que sont la tempérance, le courage, la justice, etc. Tous sont d'accord sur ce point. Et l'on voit en quoi cette orientation se distingue de l'idée, si chère à nous autres Modernes, que la morale est d'abord une affaire de principes et de devoirs, d'obligations contraignantes qui doivent être respectées pour elles-mêmes, mais qui ne sont pas inscrites dans la finalité d'une existence portée à l'heureux accomplissement de ses potentialités les plus hautes (et les plus humaines).
La science de Julia Annas est impressionnante, mais le plus intéressant est à la fois la manière dont elle dégage et discute les grands thèmes de la morale des Anciens, avec beaucoup de science mais sans pédantisme, et la permanente confrontation qu'elle mène avec les principales orientations de la pensée éthique des Modernes. Contrairement à ce que l'on pense parfois, les auteurs de l'Antiquité restent d'une totale actualité - quiconque les lit ou les relit ne peut manquer d'être surpris par leur vigueur et leur juvénilité, j'allais dire leur "tonicité" - et l'on gagnerait beaucoup à se rappeler que la morale, avant d'être un ensemble de prescriptions, pourrait aussi être un "art de vivre".
Chaque page, chaque ligne presque, de cet ouvrage est passionnante. Je regrette de ne pas l'avoir lu au moment où j'écrivais Un si fragile vernis d'humanité. Bien des idées que j'ai essayé de dégager dans la conduites altruiste des Justes appelleraient à être exposées et comprises à la lumière de ces éthiques, si peu moralisantes, des vertus. Mais est-ce là un mot et une notion que l'on peut encore employer aujourd'hui sans tomber dans l'incompréhension ou le ridicule ? Quelques philosophes américains s'y risquent de nouveau. Ils sont peu nombreux. En France, il n'en est aucun.
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