Certains livres, trouvés au hasard de nos lectures, s'imposent, dès les premières pages, dès les premières lignes presque, avec l'évidence que nous tenons là entre nos mains une oeuvre de première importance. Une oeuvre précieuse qui s'adresse à nous et nous convient à la manière dont un vêtement épouse sans retouche les formes du corps. à peine endossé, nous nous disons : oui, celui-ci est vraiment fait pour moi ! Ne me va-t-il pas à merveille ? Mais est-ce bien une affaire de hasard, puisque tels livres nous étions déjà disposé à les accueillir. Ainsi s'établit d'emblée une connivence entre soi-même, lecteur, et l'auteur qui n'est pas seulement intellectuelle mais profondément affective et intime : notre faculté de penser et notre sensibilité se trouvent ébranlées, mis en mouvement avec une joie soudaine, non parce que nos propres opinions se trouveraient confirmées – quel plaisir y a-t-il à cela ? - mais parce que nous découvrons, exprimé par un autre, ce que nous ressentions intuitivement en nous-même comme une vérité profonde mais que nous étions incapable de voir sous cet angle pas plus que n'étions en mesure d'en déduire les conséquences et les aspects inaperçus que l'auteur poursuit et révèle. Dès lors on est pris, embarqué comme malgré soi, dans une aventure dont nous ne savons à l'avance où elle nous conduira, mais que nous sommes disposés à tenter parce que chaque instant du voyage nous fait découvrir des terres humaines familières bien qu'elle nous soient en partie inconnues. Et il importe, au plus haut degré, que ce soit bel et bien un terrain d'humanité commune que l'auteur nous fasse arpenter en nous prenant par la main avec l'autorité qui sied à un bon capitaine. Si nous lui avons accordé bien vite notre confiance, c'est que le monde des hommes tel qu'il nous le donne à le voir et à le comprendre, que ce soit dans une fiction romanesque ou dans la forme plus « intellectuelle » d'un ouvrage philosophique, est envisagé avec un regard empreint d'une intelligence profondément bienveillante. Ce n'est pas seulement l'étendue du savoir ni l'originalité du style de l'auteur qui compte dans ce genre de rencontre. Outre ces qualités, qui sont évidemment requises, ce qui nous touche, c'est sa capacité à mettre son talent et son inventivité créatrice au service, mais de quoi donc ? J'oserai le mot, bien qu'il prête à sourire : de la bonté. Ce n'est pas seulement, ayant lu de tels livres, que notre vision du monde s'en trouve enrichie – tel est le propre de toutes les grandes oeuvres – le sentiment que nous éprouvons est d'une nature plus rare et singulière : ce que nous avons appris nous a rendu, non seulement plus instruit, mais – comment dire ? - moralement meilleur (sans qu'il soit besoin de préciser pour l'instant le sens que nous donnons à cette amélioration).
Je n'éprouve, pour être franc, aucune gêne à affirmer que nous sortons de la lecture de certains livres pires qu'avant, comme si nous avions été victimes d'une sorte d'infection et de contamination perverse. Je songe, par exemple, aux Bienveillantes de Jonathan Littell. Quoiqu'on puisse discuter cette affirmation, n'est-il pas vrai inversement que certains livres – ils n'ont pourtant à proprement parler rien d' « édifiant » - nous élèvent et nous éclairent sur le meilleur de nous-même et que c'est pour cette raison que nous nous y attachons avec une reconnaissance et une affection qui se dirigent vers l'auteur lui-même ? Je veux dire : n'est-ce pas une expérience qu'il nous arrive parfois de faire, quoique ce soit très rarement ? Chacun pourrait faire la liste de ces livres et de ces écrivains qu'il chérit tout particulièrement, en raison de la profonde humanité et de l'exigeante compassion dont ils font preuve à l'égard de leurs semblables. Pour ma part, je rangerai en vrac sur cette étagère : Camus, Char, Gary, Havel, Nadejda Mandesltam, Oulitskaïa et bien d'autres.
L'expérience, dira-t-on, est purement subjective et ne garantit en rien la qualité de l'oeuvre ainsi accueillie. N'est-ce pas au fond une sorte d'enthousiasme naïf qui ne saurait tenir lieu de critère ? Peut-être. Mais le fait demeure que certaines lectures nous touchent assez intimement pour que nous les mettions, je ne dis pas au-dessus mais à part des autres qui forment notre petite bibliothèque intérieure.
4 commentaires:
Tellements de facteurs entrent en ligne de compte lors d'une lecture que je me demande si nous ne devrions pas lire deux fois chaque livre, en intercalant une période plus ou moins longue entre ces lectures.
Accent Grave
Tellements de facteurs entrent en ligne de compte lors d'une lecture que je me demande si nous ne devrions pas lire deux fois chaque livre, en intercalant une période plus ou moins longue entre ces lectures.
Accent Grave
Mon expérience est que nous ne lisons pas du tout de la même façon les livres à différentes époques ou moments de notre vie. Et là, oui, mille raisons entrent en ligne de compte que nous sommes plus ou moins capables de formuler. Mais il est certains lignes qui nous accompagnent toute notre vie...
Il semble qu'à travers l'expérience intime de la lecture, quelque chose puisse nous toucher, quelque chose de profondément juste, de profondément vrai, d'inexplicablement sincère, comme un miroir de nous-même. Cette vérité-là est trop précieuse pour pouvoir être passée au crible de la rationnalité. Elle n'est pas théorique, mais philosophique, humaine, concrète, comme si nous y plongions nos racines :
" La vérité, ce n'est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un autre, les orangers développent de solides racines, et se chargent de fruits, ce terrain-là c'est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs, si cette forme d'activité et non telles autres, favorisent chez l'homme cette plénitude, délivrent en lui un grand seigneur qui s'ignorait, c'est que cette échelle des valeurs, cette culture, cette forme d'activité, sont la vérité de l'homme. La logique ? Qu'elle se débrouille pour rendre compte de la vie." - A. Saint-Exupéry, Terre des Hommes.
Mais la vérité reste enfouie. Elle ne se révèlera que dans les fruits de l'oranger. Le sens est-il donc toujours mystérieux?
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