On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 11 octobre 2010

Absence à soi et présence à soi

Un immense merci à Cathy et Pierre d'avoir écrit ensemble ce texte à la suite du billet que j'avais publié sur la décence ordinaire.

Dans les deux exemples qui vont être cités, chaque lecteur pensera certainement de la manière suivante : « Jamais je n’aurai fait une chose pareille » et « à leur place, j’aurai fait pareil ».
Ainsi pendant la Seconde Guerre aurai-je « collaboré» ou un « résisté » ? Faut-il juger ... Toutes ces questions sont sans réponse. A titre individuel elles forcent l'humilité...
Qu'est-ce qui fait l'immédiateté de nos actions, pourquoi le tireur ne tire pas lorsqu'il tient en joue le soldat qui s'enfuie maitrisant un pantalon encore plus fuyard...Comment expliquer l'attitude de ce policier qui restitue à une manifestante la chaussure qu'elle perd dans la fuite, alors qu'une demi seconde plus tôt il projetait de la réprimer par la force ? Ainsi dans de nombreux cas voit-on en marche quelque chose de même nature que l’incontinence morale chère à Aristote et Platon, mais inverse dans ses conséquences. Peu importe la raison, c'est presque un constat que ce qui pousse à l'action emprunte un chemin assez mystérieux dans les méandres de nos natures. Incontinence dans un cas, présence à soi dans l'autre selon les conséquences...
On aurait tort de croire que les cas d'incontinence ne soient qu'individuels ; incontinence collective à l'image des habitants du village paisible en apparence de Hautefaye qui par un après midi d'août 1870 se transformèrent brutalement en « morts-vivants », absents à eux mêmes, pris de folie, abreuvés d'alcool, qui en deux heures de temps torturèrent et dévorèrent le pauvre de Monéys, jeune notable pourtant aimé de tous pour des motifs biens fallacieux.
Mais lorsque l'on est absent à soi, où est-on ?
De même avons-nous des cas de présence à soi collective, comme ce Noël 1914 et les fraternisations dans les tranchées
Le film « Joyeux Noël » bien qu’étant une fiction, raconte l’histoire de fraternisations entre deux camps ennemis : anglais et français d’un côté, allemand de l’autre. Si le film est une belle fiction, il n’en demeure pas moins que ces fraternisations ont bien eu lieu, de la plus distante à la plus rapprochée. Ainsi dans la plupart des cas on a laissé chacun fêter Noël sans tirer sur l’autre mais quelques fois les hommes sont sortis des tranchées pour fraterniser, partageant vivres et chaleur humaine. Nous pouvons retrouver des témoignages et des photos dans le livre collectif « Frères de tranchées », édité en 2005. Pourtant le cas de ces fraternisations est resté longtemps tabou. Les dirigeants militaires ont fait en sorte de neutraliser ce qui s’est passé. Les Noëls suivants de ce premier conflit mondial ne verront plus jamais l’occasion de fraternisations.
Questions autour de ces deux cas :
Comment une barbarie extrême a-t-elle été possible dans un village français en 1870 ? Comment une fraternisation entre ennemis a-t-elle été possible pendant une guerre mondiale ?
Dans le cas de Hautefaye, on nous dit qu'une sécheresse terrible dévastait les cultures cet été, et que la guerre contre la Prusse avait laissé la France exsangue...Comme la saturation collective contre un « extérieur » qui semblait s'acharner en silence, et dont on aurait aimé qu'il fût habité d'une conscience pour lui exprimer les frustrations... De Monéys était semble-t-il un être légèrement infirme et d'une amabilité reconnue par les siens. Jamais le mot de trop ni aucun signe de violence....la préfiguration d'un saint ramenant peut-être à lui cette conscience qu'on aimerait parfois tant voir dans les circonstances et les faits qui nous atteignent... une zone d'ombre subsiste dans nos forts intérieurs, qui oscillent entre « vrai savoir » et incontinence....Comment s'effectue le passage de l'un à l'autre...question cruciale...
De leur côté, après cinq mois de souffrance et de pertes humaines considérables, les hommes
fatigués ont eu envie de se rapprocher à la veille de Noël en troquant momentanément leur destin de chair à canon contre la chaleur d'une paix passagère. Noël est une fête commune aux pays européens de cette époque. Chacun a eu ce besoin de cette trêve peut-être par nostalgie de siens, fatigué de tuer un ennemi qu’il ne connaissait pas et de voir que, non, la guerre ne serait pas courte et, non, les hommes ne rentreraient pas avant Noël. On leur avait menti.
Alors ce 24 décembre au soir 1914, les soldats quittèrent leur uniforme pour redevenir « homme ». Le soldat absenté avait fait place au civil, reprenant visage humain.
Pourquoi la fraternisation a-t-elle été possible ce Noël 1914 ?
Un ensemble de facteurs communs avait réunis tous ces soldats autour d’une date fêtée : Noël. On imagine difficilement une même fraternisation à cette époque si le conflit avait opposé européens et chinois. Le nouvel an chinois qui a lieu chaque année entre janvier et mi-février en fonction du calendrier lunaire, a beaucoup plus d’importance culturellement pour les chinois.
Absence et incontinence
L’absence se fait dans l’immédiateté, mais qu’on interroge la personne sur son acte a posteriori, la réponse est pratiquement identique : « je ne pouvais pas faire autrement », « qu’auriez-vous fait à ma place ». L’absence à soi est constatée, mais si elle nous échappe quand nous sommes présent, nous ignorons le passage de la présence à l’absence tout autant que le retour à la présence.
En revanche, les conséquences d’un acte ont des répercussions morales non négligeables que seule une réponse à « qu’auriez-vous fait à ma place ? » ne peut suffire à expliquer. Nous savons donc que l’absence se produit dans l’immédiateté, et que les conséquences de cette absence sont « mesurables » a posteriori.
Aristote évoque la question du passage de l'un à l'autre en invoquant ce que nous appellerions peut-être aujourd'hui l'état de conscience : l'incontinent, l’absent à soi, agit donc à la manière d'un dormeur, d'un fou ou d'un ivrogne. (On pourra se référer à EN 1147a12 ) Dans tous les cas il y a une forme de conscience mais elle échappe au « savoir vrai » encore faudrait-il s'attarder sur ce que l'on entend par « savoir vrai ». Aristote insiste sur la perte d'un certain contrôle finalement, un vacillement, incriminant ce qu'il y a tout lieu de concevoir comme l'émotion. Nos émotions comme la source de notre incontinence ! Pour autant elles ne peuvent être accusées de tous les maux. Platon dans Lois rappelle que l’incontinent c'est aussi celui qui sort des sentiers battus et donne la possibilité au nouveau de surgir. D'un point de vue symbolique il est à ce titre judicieux de se demander dans quelle mesure la convoitise de l'Eve biblique n'est pas finalement la source de l'intelligence de l'homme ; le fameux fruit défendu une fois consommé avait donné la faculté du discernement après tout...
Alors comment faire en sorte que la présence à soi soit continue ? On s'éveille du sommeil, l'ivresse s'évanouit, la folie se guérit...Retour à soi, la façon demeure un profond mystère nous semble-t-il. C'est toute la question de la pratique et de la théorie qui vient ici : Aristote pense qu'avec l'habitude l'on parvient à demeurer à soi ; du reste la philosophie des anciens était moins un savoir qu'une pratique. Il en va jusqu'aux expériences mystiques de Plotin sur lesquelles il ne saurait être question de spéculer ici. Simplement, s'agissant d'états d'esprit comme nous l'avions dit, il y aurait peut-être une grand travail d'analyse et de réflexion philosophique à leur propos en songeant à leur conséquences ; en effet, l'Idéal Platonique n'est pas non plus sans poser la question fondamentale du poids du particulier contre celui du général, aussi la vision du Beau telle que rendue dans le Banquet interpelle quant à la place de l'individu désireux par nature de préserver son intégrité. Dès lors, comment faire pour que nos actes aillent toujours vers le beau en soi, mais aussi le beau pour soi et donc le beau pour autrui ; l'Idéal ne laisse pas de place semble-t-il à la réciprocité. Cet Idéal laisse-t-il finalement de la place à la présence à soi ?

6 commentaires:

Anonyme a dit…

L’absence à soi est synonyme de vide et néant. La présence à soi c'est être capable de reconnaitre ce que l'on est et non jouer à être. C'est cesser de penser que le mal c'est l'autre, et que nous, nous sommes bien pensant ! Oser être soi c'est s'exprimer en dehors des majorités, comprendre l'autre par ces détails qui le font..

Anonyme a dit…

Les réflexions développées et les exemples m'ont fait songer à ce passage de Achever Clausewitz de René Girard :
"Et ce qu'on ne veut pas envisager, précisément, c'est que la réconciliation est l'envers de la violence, la possibilité que la violence ne veut pas voir."
Dans ce passage il fait référence à l'extrême violence du délire de la foule qui lynche une victime émissaire de cette violence collective telle que l'exemple de Hautefaye le décrit, et la réconciliation qui en est précisément à ce moment précis, dit Girard, la possibilité la plus proche et pourtant aussi la plus éloignée étant donné la nature du mimétisme pierre angulaire de la pensée girardienne.

Le Noël fêté par les adversaires ou ennemis pour quelques heures montrent bien que l'un accompagne l'autre. Et comme le souligne l'article, Noël est porteur d'une lourde signication dans cette paix et ce répit moméntané.

Cependant je m'interroge : qu'est-ce que l'absence à soi ou la présence à soi? N'impliquent-ils pas une véritable pensée de ce qu'est le soi? Et ce n'est pas René Girard qui pourra nous aider ici.

De plus la référence à Aristote ou à Platon (et même aux Anciens) omet me semble-t-il de dire que pour eux, l'éducation est le principal moteur de cette transformation de soi, de ce qui est décrit ici comme absence et présence à soi.

Manuel SANCHEZ a dit…

Est-il possible de rectifier l'auteur de l'article, j'aicommis une erreur

Manuel SANCHEZ

Anonyme a dit…

Je m'autorise une réponse, merci à Manuel, je prends en compte les remarques quant aux grecs anciens, et je suis naturellement d'accord ; Aristote évoque le rôle de l'habitude dans la recherche de l'excellence, mais un moment il faut savoir mettre un terme à un papier....il faut trouver le bon moment alors... Merci encore de l'intérêt.
Pierre T.

Cathy D a dit…

D’un côté j’ai le terme éducation et de l’autre pédagogie. Leur définition sont très semblable mais l’origine du mot est latin et grec de l’autre. Ne faudrait-il pas plutôt creuser de ce côté pour aborder l’absence à soi de ce point de vue ? La question mérite d’être approfondie. Mais je rejoins la remarque de Pierre, il fallait donner un terme à l’article. Et nous nous sommes posés la même question. Quelqu’un veut-il se risquer à répondre ?

Cathy D

Cathy D a dit…
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