Au moment d’évoquer, dans La République, la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens, Glaucon fait remarquer à Socrate que c’est là «une disposition qui a plus de chances encore de susciter la méfiance, tant sous le rapport de la possibilité que de l’utilité». Le problème principal, objet de mille controverses à venir, qui occupera tout lecteur de L'utopie de Thomas More(1516) est déjà ici posé : à quoi bon inventer une société parfaite si elle n'est qu'un rêve de l'esprit ? Socrate demande alors que lui soit accordée une grâce, celle de s’abandonner, le temps d’une «petite fête», à la «pensée paresseuse», car tel est le «régal que se donnent habituellement à eux-mêmes» ceux qui «cheminent tout seuls».
Pour bien des raisons, c'est à la lumière de cette méthode socratique récréative, comme « en zizags », c'est-à-dire, infiniment sérieuse, que doit être lu le chef d'oeuvre de Thomas More. L'utopie – étymologiquement le Sans Lieu ou le Nulle part – ne désigne pas ici un projet de réforme politique qu'il faudrait réaliser à tout prix. L'intention de celui qui, pour sa perte, allait bientôt devenir le Chancelier du roi Henri VIII – à l'époque déjà, juriste chevronné, politique expérimenté, ami des plus grands humanistes de son temps, Erasme était le plus proche, et lui-même homme d'un immense savoir - est tout autre : elle est d'abord critique. De fait, tout commence, au livre I, par le procès sans concession des régimes monarchiques et des sociétés de son temps, où se conjuguent misère, corruption, immoralité et injustice ; procès qui n'a rien de chimérique, qui est au contraire d'un réalisme saisissant. Mené par l'interlocuteur de More, Raphaêl Hythlodée - l'ange débiteur de l'absurde – un naviguateur philosophe, disciple de Platon, qui a pérégriné à travers le Nouveau Monde et suivi Amerigo Vespucci dans ses voyages, le réquisitoire laisse entendre la profonde indignation morale de l'auteur lui-même. Mais lorsque Raphaël défend la condamnation radicale de la propriété privée, cause première du mal qui gangrène les sociétés, More se récrie. Car il y a bien de la différence entre la « philosophie d'école », abstraite et toute théorique qu'adopte le philosophe platonicien, et la « voie détournée », procèdant de biais, instruite de la vie et qui s'adapte à ses contingences, que prône More. Peu désireux de se laisser conduire sur la voie du compromis et du mensonge, serait-il noble et bien intentionné, le marin métaphysicien, à défaut de vouloir argumenter, en vient à décrire la société exemplaire des Utopiens (livre II).
Monde enserré, topologiquement à l'abri, et modèle d'ingéniérie sociale, où toute activité fait l'objet d'une rigoureuse planification rationnelle utilitariste – l'urbanisme, le travail, la distribution des vivres, les habits, les institutions politiques, la religion, les activités du jour - l'île présente un modèle uniforme de vie communautaire, essentiellement agricole, de laquelle sont bannies de facto les errances de la passion et du vice. Non que les hommes y soient différents et meilleurs qu'ailleurs, mais parce que l'organisation de l'ensemble est telle qu'il n'y a nulle raison pour que les individus s'y abandonnent à leurs penchants funestes de cupidité et de lutte pour la reconnaissance et la domination : les biens sont collectifs, rien n'y est privé, la monnaie est bannie, toute forme d'ostentation ridiculisée et, à l'exception du pouvoir du prince, les fonctions de magistrat et de dirigeant tournent selon des rotations électives qui interdisent l'apparition de positions avantageuses, de type nobiliaire. L'égoïsme y conserve ses droits puisque la loi suprême de leur morale est la poursuite du plaisir, s'agirait-il simplement des plaisirs raisonnables ; une restriction, loin de tout ascétisme, conforme aux aspirations naturelles de l'âme et du corps, que redouble harmonieusement – c'est évidemment là une pétition de principe - l'obligation de survenir aux besoins des autres. Réduite à peu de principes et de nature rationnelle, la religion est empreinte d'un esprit de tolérance qui interdit tout prosélytisme ; les fonctions sacerdotales, également électives, sont accessibles à tous, y compris aux femmes.
Bien des aspects de cette société prétendument parfaite sont en entière opposition avec ce que More croyait lui-même, que ce soit en matière religieuse - la Révélation n'y tient aucune place - ou s'agissant de « la communauté de la vie et des ressources ». L'ouvrage se clôt sur ces réserves, interdisant d'identifier les institutions de l'île d'Utopie avec les convictions personnelles de l'auteur.
S'il y a pourtant « dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités », ce n'est pas que l'ouvrage expose un monde dans lequel il ferait bon vivre. Personne, pas plus à son époque qu'à la nôtre, ne voudrait probablement d'une telle société du contrôle social intégral : une prison à ciel ouvert. Quelle utilité alors ? Pour nous aujourd'hui surtout.
La fonction de la construction utopique n'est pas selon More de proposer l'idéal d'une société qui, en l'occurrence, a pour nous toutes les apparences d'un système communiste prétotalitaire ; c'est, pour l'essentiel, de permettre de nous regarder nous-mêmes du point de vue de l'altérité. Et si le propre de la démocratie est d'abord et avant tout d'être un système politique qui favorise la constante critique de soi, alors l'imaginaire utopique, loin d'être une rêverie potentiellement dangereuse - ce qu'historiquement elle aussi été - est le dard qui maintient en vie cette nécessaire vigilance. Qui peut nier que nous manquons cruellement aujourd'hui d'une invention imaginaire aussi fortement réaliste que celle que proposa aux hommes de son temps le génie de Thomas More ?
2 commentaires:
Ciao. Michele,
con piacere ho scoperto il tuo blog. E' condivisibile e piacevole questo tuo post. E, del concetto della LIBERTA' per il Moro come lo vedi?. Era certamente un Intelletto Ereticale, del quale, forse, si parla e si studia non a sufficienza. Domus
L'utopie, ou l'endroit qui n'est pas un lieu, n'est pas sans rappeler la ville bâtie dans les cieux dans la célèbre pièce d'Aristophane: Les oiseaux. L'auteur avait lui aussi choisi une toponymie éloquente en baptisant celle-ci Nephélococcygie ou Coucouville-les-Nuées.
A raison, nous pouvons nous interroger sur l'intention de l'auteur. Souhaitait il décrire le lieu de ses aspirations? Thomas More nous aura donc surement trompés sur sa sincérité, lui le fervent catholique, partisan du sacerdoce des femmes. Ou bien, souhaitait il dénoncer les discours hasardeux de ceux qui se rêvent en bâtisseurs?
Ce qui est certain, c'est que Thomas More parvient à montrer à tous la vanité du modèle, puisque dans le langage courant l'utopie demeure l'irréalisable. La projection d'un modèle à quelque chose d'inconvenant à notre nature, dont l'incroyable complexité ne permet pas de décrire la réalité. Vous y devinez les arcanes d'un prétotalitarisme, c'est bien ce à quoi conduit la planification lorsqu'elle s'immisce avec autant de précision dans le quotidien des individus. Chacun en est réduit à sa substance indivisible, comme à de la simple matière. N'était-ce pas l'usage dans les cités hygiéniste ou Radieuse? Le modèle dénature l'homme.
Le modèle encore, vient s'imposer avec la rigidité de son ancrage. Il ne fond pas dans la masse, il écrase ce qui préexiste. Il fait table rase de l'histoire sociale, de l'architecture passée et des réalités de l'environnement. Le modèle dénature le lieu.
Qu'importe l'intention de More, il vaut mieux réduire à l'absurde ces bâtisseurs qui se prennent pour demiurge et en finir avec le réductionnisme en matière de vie humaine.
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