Discours inaugural de Vaclav Havel au 14e Forum 2000. Un texte magnifique où il dénonce, mais avec sobriété et esprit de finesse, l'arrogance de la civilisation moderne, sa prétention, sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines, à vouloir tout connaître et maîtriser, au mépris du sens du mystère et de l'humilité.
3 commentaires:
Un grand merci pour cette information et ces paroles d'un héros à la Bergson! L'appel du héros!
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En 2010, Vaclav Havel est invité à partager ses réflexions lors de la cérémonie d'ouverture d’une conférence du Forum 2000 intitulée "Le monde dans lequel nous voulons vivre". Il prononce ce discours depuis le point de vue unique qui est le sien. Nous nous exprimons toutes et tous depuis une perspective singulière qui teinte notre vision portée sur le monde. Il semble utile de rappeler le filtre au travers duquel il perçoit le réel, forgé par un parcours extraordinaire.
Né à l’aube de la seconde guerre mondiale, Vaclav Havel grandit en Tchécoslovaquie dans le velours d’une famille bourgeoise très aisée et cultivée. Très vite, le régime politique est bousculé par le cours de l’histoire. L’Allemagne nazie annexe le pays, puis la Troisième République est remplacée par un régime communiste chapeauté par l’URSS alors qu’il a douze ans. Sa famille est alors dépossédée de ses biens et il a interdiction d’entrer à l’université. Sans entrer dans les détails de sa biographie qui décriraient la logique des étapes de sa vie, notons seulement qu’il a été successivement apprenti-technicien dans un laboratoire de chimie, éclairagiste dans un théâtre, auteur de pièces de théâtre, manœuvre dans une brasserie industrielle, porte-parole d’un mouvement dissident, auteur d’essais, prisonnier politique à trois reprises pendant un total de cinq années, puis président de son pays.
Initialement élu président intérimaire pour quelques dizaines de jours, l'intérim a finalement duré treize ans. C’est après douze années de présidence que ce discours est partagé, depuis le point de vue d’un homme qui a été le témoin, le conteur et l’acteur de changements politiques colossaux dans son pays. Malgré le chemin parcouru, il reste critique. Ce ne sont pas les années qui l’ont désenchanté. Il faisait déjà preuve de lucidité en 1978, dans son ouvrage “Le pouvoir des sans pouvoir”, sur l’alternative entre le système post-totalitaire et la société de consommation. Il y dénonçait sous les deux régimes le manque la disposition des hommes à sacrifier leur intégrité spirituelle et morale à des acquis matériels.
Havel réitère ici sa critique dans le but d’aiguiser l’esprit critique de l’assistance de dirigeants mondiaux auxquels il s’adresse. Il en appelle à l’humilité de la société moderne, aveuglée par son orgueil et sa prétention à maîtriser la nature. Il regrette en premier lieu l’effacement des spécificités locales au profit d’un monde globalisé qui gomme les différences. Ce mouvement se retrouve tant dans le système post-totalitaire que dans le capitalisme. La vie tend à la pluralité, à la réalisation de sa liberté, tandis que les dictatures exigent l’homogénéité. Il est exigé des hommes qu’ils renoncent à leur volonté individuelle pour embrasser l’idéologie qui leur est imposée. Toute divergence étant considérée comme une attaque. La cohésion garantit la continuité du pouvoir et chacun doit abandonner son identité en faveur du système. La violence de ce régime tient au fait qu’admettre qu’il existe une autre vérité, plurielle, révèle le mensonge du système et menace son existence même. L’idéologie s’émancipe de la réalité en créant un monde d’apparences qui supplante le vrai réel par un faux.
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De manière comparable dans les sociétés modernes de consommation, les hommes abandonnent volontiers leur liberté et leur esprit critique au profit d’une vie tranquille. Les valeurs morales ne dirigent plus leurs actes. Ils ne se sentent plus aucune responsabilité à l’égard de leurs concitoyens et seule leur survie et leur bien-être leur importent. La tentation de l’insouciance les amène à tromper leur conscience en échange d’appâts futiles, à préférer l’aliénation à une existence authentique. Nietzsche aussi s’insurge contre l’universalisme qui s’impose au dépit de l’individualisme. Il estime que ceux qui cherchent à unifier et simplifier le réel pour l’expliquer tendent à nier sa complexité. La science a favorisé une connaissance générale et abstraite de la réalité qui nous tient à distance de ce que la réalité a d'unique, de mouvant et d'aléatoire. Sous couvert d'universalisme et d’objectivité, Nietzsche considère qu’il y a en fait une grande subjectivité dans cette perspective du réel. Vaclav Havel fait partie de ceux qui ne sont pas disposés à sacrifier leur identité. Pour Nietzsche, nous sommes un tout composé de notre corps et de notre esprit. Et notre façon de percevoir le monde est grandement influencée par notre corps. La connaissance est toujours biaisée, elle ne peut qu'être interprétative. La vision du monde imposée par la science et la société de consommation rationalise la nature en prétendant présenter là le réel. Il s’agit pourtant seulement de l’une de ses interprétations possibles. La connaissance objective n’a pas de sens si l’on considère qu’on ne peut penser qu’à partir de soi. C’est structurellement le seul rapport au monde dont nous disposons et Vaclav Havel déplore les systèmes qui ne sont pas disposés à composer avec d’autres vérités mais enferment dans une vérité unique qui nie la part inatteignable du savoir. Notre esprit doit chercher des moyens pour l’homme de s’adapter au réel, pas de le soumettre.
Notre connaissance nous a progressivement permis de “nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”, ainsi que Descartes nous y encourageait. Il ne faut toutefois pas confondre cette invitation à comprendre la nature afin de nous libérer de sa contrainte comme une incitation à la dominer. Havel dénonce l’arraisonnement de la nature, qu’Heidegger avait mis en lumière, par un homme fier de ses créations et qui dédaigne celles de la nature. Dans son arrogance, la société moderne a la prétention de tout savoir et d’être à terme capable de dévoiler les mystères de la nature. Désormais dépourvue de modestie face aux mystères du monde, Havel considère qu’elle perd ainsi son rapport à l’infini et à l’éternité. Cela l’ancre dans un rapport au temps court-termiste qui lui fait par exemple préférer des profits dans dix ans à un réchauffement climatique dans cent ans.
Prise dans une perspective scientifique du monde, notre société considère que ce qui ne peut être mesuré est négligeable ou n’existe pas. Déconnectée de ce rapport à ce qui la dépasse, la société moderne pense pouvoir tout décrire, mesurer et prédire. Si nous nous sommes émancipés de l’emprise de la nature, nous demeurons toutefois incapables de la cerner totalement. Parce que le réel persiste et persistera à rester structurellement hors de la portée humaine. Havel invite lors de ce discours les dirigeants mondiaux auxquels il s’adresse à prendre conscience de cette démesure, mettant ainsi en garde contre l’hubris des hommes qui pourraient se prendre pour des dieux.
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