On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 1 décembre 2011

Hommage à Alexandre et Olga Wat

De grandes œuvres paraissent parfois dans un silence quasi-général, sans que leur importance soit saisie. Ainsi en est-il des conversations d'Alexandre Wat avec Czeslaw Milosz dans Mon siècle (Editions de Fallois, L'Age d'Homme, 1989). Je voudrais dédier quelques lignes à la mémoire de ce poète dont le génie fut détruit par le communisme et qui refusa d'avaler la pilule de la Nouvelle Foi du diamat (le matérialisme dialectique), la pilule Murti-Bing de la sérénité et de la confiance en l'homme nouveau.
Alexandre Wat fut l'une des figures les plus remarquables de l'intelligentsia polonaise de l'entre-deux guerres. Directeur de la célèbre revue de gauche, Miesiecnik Literacki, il fut emprisonné pendant trois mois en 1931 pour ses prises de position pro-soviétiques. Il s'enfuit à Lvov en octobre 1939 à l'arrivée des troupes allemandes où il fut arrêté en janvier 1940 par le NKVD et enfermé à la Loubianka. Pendant ce temps sa femme Ola et son fils André étaient déportés dans des conditions abominables au sovkhoze d'Ivanovkha dans le Kazakhstan, comme elle le raconte dans son émouvant et sobre livre de souvenirs, L'ombre seconde (Editions de Fallois, L'Age d'Homme, 2000). Amnistié en novembre 1941, Alexandre Wat fut déporté avec sa famille à Alam-Alta où il fut de nouveau emprisonné en mars 1943, pour avoir organisé la résistance des Polonais à la campagne de passeportisation forcée des autorités soviétiques. De retour en Pologne en 1946, il est nommé rédacteur en chef des éditions d'Etat polonaises, mais ne cachant pas son anticommunisme, il quitte définitivement son pays en 1957. Après une attaque cérébrale, en 1953, il endura pendant les quatorze dernières années de sa vie les tourments atroces d'une maladie nerveuse incurable, qu'il comprenait comme l'expiation de son adhésion à une philosophie démoniaque: "Toute mon approche de l'idée communiste, toute ma familiarité avec cette idée, c'est en réalité l'histoire d'une liaison démoniaque, qui n'a porté ses fruits qu'aujourd'hui, sous la forme de ma maladie. Je ressens ma maladie comme une aventure démoniaque". Incapable de supporter davantage une maladie dont plus aucun médicament ne pouvait soulager les douleurs, Alexandre Wat mit fin à ses jours, dans sa villa de Sceaux, en 1967.
Si n'y a de vie morale que dans l'acceptation des conséquences, non seulement de ses actes, mais également de ses idées, alors la vie de Wat est toute entière tendue par l'exigence éthique de payer le prix de ses choix. Cette responsabilité totale à l'égard de ce qu'il jugeait être son avilissement de jeunesse, il l'a vécue dans la maladie ; "Le Miesienick, c'était le corpus delicti de l'avilissement, l'histoire de mon avilissement dans le communisme. C'est dans une prison communiste qu'est revenu le complet retour à la raison. Et depuis ce temps, en prison, en déportation, en Pologne sous le communisme, je ne me suis jamais permis d'oublier mon devoir élémentaire : payer, payer de toute ma personne pour ces deux ou trois années de démence morale. Et j'ai payé".
L'ouvrage, Mon siècle, est d'un intérêt historique immense, la mémoire de Wat étant d'une grande précision et son intelligence exceptionnelle. Nous nous attacherons seulement ici à l'analyse qu'il poursuit de l'essence du stalinisme, de la paideia stalinienne qui vise la totale refonte, perekovka, des âmes.

Wat partage avec Simone Weil et Hannah Arendt la croyance à une profonde analogie entre le stalinisme et l'hitlérisme. Il explique ainsi que, contrairement à la plupart de ses contemporains, c'est la montée en puissance du nazisme qui le détourna du communisme : "Moi, c'était l'hitlérisme qui me détournait du communisme, parce que je commençais à voir entre eux des ressemblances, des analogies (...) Des structures, des Gesltaten semblables, à commencer par le culte du chef, ein Volk, ein Führer... et ensuite le massacre, l'élimination de l'oppposition". Qu'est ce qui explique l'avènement de ces mouvements totalitaires, et son propre engagement ? La situation nihiliste de l'Europe de l'entre deux-guerres et le désir joyeux de reconstruire à partir de zéro une société nouvelle : "Nous avions des effondrements, des ruines, des ruines joyeuses à la longue, tu me comprends, qui incitaient à la joie intellectuelle parce qu'il serait possible de reconstruire (...) notre joie venait du fait que quelque chose se brisait jusque dans ces fondements en un effondrement si total qu'il y aurait place pour tout, que tout devenait possible. Cette joie, c'était cela : tout allait être possible". La révolution de 1917 signifie que "tout est permis", que "tout est possible", la reconstruction de l'humanité selon la raison. C'est là d'abord chez Wat un engagement existentiel, une réponse au sentiment de l'absurdité de l'existence : "Je m'étais arraché à une sorte de désespérance, au désespoir même, au sentiment de la totale absurdité de la vie (...) Je me suis sorti de là par un effort conscient, part une résolution qui résultait justement du choix existentiel dont j'ai parlé. J'avais une cause à défendre, j'avais un but, et j'avais ce dont nous avons parlé ensemble et dont rêve tout intellectuel de notre temps, vita activa, une vie active". L'engagement dans le communisme ne fut pas, pour Wat, une fuite -l'homme avait trop de grandeur pour s'accrocher à de telles facilités- mais la prise de conscience qu'on ne peut vivre dans le nihilisme négatif, dans le "nihilisme réactif" dirait Nietzsche : "Un distinguo important : je n'ai pas été poussé vers le communisme par le besoin d'une foi, mais par l'impossibilité de m'en tenir jusqu'au bout à un scepticisme absolu et au non-sens de l'existence qui en découle".
Comment, cependant, accepter les crimes et le sang de la Révolution ? C'était là, pour tout communiste, le prix à payer : "Quiconque venait au communisme devait être d'accord avec le principe léniniste qu'on ne peut faire d'omelette sans casser des oeufs1". Wat avoue que s'il avait connu la vérité de la misère et l'immensité de la souffrance des hommes, il n'aurait pas sourcillé : "Nous avions, dit-il, une réponse toute prête : c'était le prix de la révolution. Nous étions déjà entrés dans ce cercle, moi en tout cas j'étais déjà installé dans ce terrible cercle où les hommes ne sont que du matériel humain, où ils sont passés au rang des abstractions. Donc tout naturellement les hommes sont des idées, ils sont au service de l'idée, ils sont partie de l'idée, ils sont les instruments de l'idée. Non, je suppose que cela ne nous aurait pas choqués".
La politique de Staline, Wat la comprend comme une gigantesque reconstruction des âmes. Il parle ainsi de "tout le travail de constructeur de Staline, tout ce travail génial, cette réalisation d'une gigantesque république platonicienne, d'un monde entièrement clos, d'un Etat qui avait sa paideia à lui, une véritable perekovka, une refonte des âmes". C'est ainsi que Wat définit l'essence du stalinisme : la perekovka des âmes qui n'est rien d'autre que la réalisation du projet de Platon, de Rousseau et de Marx : "L'essence du stalinisme, c'est avant tout la perekovka ("rééducation") des âmes. C'est le but éducatif que Rousseau poursuivait dans le Contrat social. Marx cite Rousseau sous ce rapport : quiconque a l'audace de reconstruire la société et l'Etat doit avoir l'audace de reconstruire l'homme. C'est du reste ce que l'on trouve déjà dans La République de Platon. La paideia stalinienne". Le paradoxe le plus profond du stalinisme qui est la cause de son échec, c'est qu'il ne peut exister sans la croyance à l'âme et que c'est sur l'âme qu'il est venu se briser. La logique stalinienne, telle qu'elle se déploie à la Loubianka et dans la terreur, est une logique "fondée sur les contrastes, des contrastes planifiés" : "C'était une action fondée sur les principes du Zen et de Pavlov. Une action procédant par chocs, par contrastes, pour entraîner la plus totale confusion dans les esprits". Dans ce passage très important des entretiens, Wat explique que la construction du monde nouveau exigeait que soient rasés "tous les supports du monde ancien". Mais ce qui est possible dans le monde de la matière ne peut se réaliser s'agissant de l'esprit : "Mais il est impossible de démolir dans le monde de l'esprit, dans le monde de l'âme. On ne peut pas commencer à zéro, il n'y a pas de moyen. Le nihilisme est impraticable dans ce domaine. L'âme ne supporte pas le vide. On ne peut construire un homme nouveau que par la confusion. La confusion est la condition préalable pour la reconstruction de la conscience, de l'âme, je répète, l'âme, la vieille âme démodée, car malgré les idées reçues, les bolcheviks n'ont jamais contesté l'existence de l'âme (...) L'âme existe. Et, en effet, si l'âme n'existait pas, quelles seraient les possibilités du bolchevisme ? Le bochevisme, c'est le remodelage de l'âme. Si l'âme n'existait pas, qu'est-ce que l'on pourrait bien remodeler ?". Or, c'est sur l'âme que le stalinisme est venu s'écraser : le communisme est "venu se briser sur cet atome qu'est l'âme17". Tout le but du stalinisme, c'est de nier, selon Wat, "l'homme du dedans", "l'homme intérieur" : "En quoi réside la spécificité de la conception bolchevique des rapports sociaux ? il faut commencer par tuer la vie intérieure de l'homme". Ailleurs, il ajoute : "Le communisme est hostile à l'intériorisation, à l"homme du dedans". Si nous avions des sympathies de gauche, si nous étions pris par la manière de voir, la fascination, l'ensorcellement du communisme, c'est que nous ressentions et la traîtrise et le danger de l'intériorisation. Aujourd'hui, nous n'ignorons plus à quoi mène l'extériorisation : à l'assassinat de l'"homme du dedans", ce qui est l'essence même du stalinisme. L'essence du stalinisme, c'est d'empoisonner dans la créature humaine, l'"homme du dedans", de le ramener aux dimensions de ces réductions que préparent les chasseurs de têtes, de ces minuscules têtes desséchées". La prison de la Loubianka était organisée sur cette destruction de l'intériorité, elle était un "système qui conduisait l'homme à la désorganisation psychique, à l'assassinat et l'agonie psychiques". "La Loubianka, c'était l'antichambre de l'éternité, on y était pénétré du sentiment de l'éternité (...) Mais ici, c'était une chambre ultra-propre, parfaitement nettoyée, une chambre vide absolument hygiénique, une chambre seule".
La destruction de l'ordre psychique sans lequel un être ne peut plus se repérer dans le monde et vivre, se réalise surtout par l'aliénation du langage et de tout critère de la vérité et du mensonge : "Tous les énoncés du communisme sont : jenseits des Wahrheit und die Lüge. Non pas un anti-sens, mais un sens supérieur, non pas folie, mais méthode" "(...) Chaque mot pouvait désigner à tout moment ce que l'on voulait". Et Wat ajoute cette phrase si profonde : "Les querelles avec les communistes sont une fiction, il faut seulement regarder leurs mains".

Le don d'amour qui anéantit la haine, l'incarnation de toute la souffrance des hommes, Wat les voyait dans la figure du Christ. Voici le beau récit où Alexandre Wat explique à Milosz les raisons de sa conversion à la foi chrétienne : "Notamment depuis que j'ai une vie consciente, même quand j'étais un athée complet, pas seulement un agnostique, mais un athée militant, même à cette époque-là, alors que je ne croyais pas à l'historicité du Christ, j'avais pourtant la conviction inébranlable, une conviction qu'aucune hésitation, aucun doute ne venait ébranler : je sentais que l'humanité n'avait rien créé de plus élevé, de plus beau que la figure du Christ. Je dis : la figure, car je me suis rappelé Rozanov : Tiomnyï lik Christa ("La sombre figure du Christ"). On peut dire que c'est un contraste piquant, Rozanov, élevé dans l'orthodoxie, détestait cette figure. Et, moi, juif, fils de hassidim, j'étais attiré par la figure même, par le phénomène du Christ. Plus encore, j'avais la conviction que si l'humanité avait atteint cela, avait conquis cela, si elle était parvenue à inventer quelque chose de pareil, c'était déjà un miracle. Que c'était la preuve immédiate de l'existence de Dieu et de la divinité. Car comment une pareille image pouvait-elle venir à l'homme ? Comment pouvait-il l'inventer par ses propres moyens ? C'est ainsi que j'étais préparé depuis toujours par la figure du Christ, depuis très, très longtemps".

Lisez Mon siècle, c'est gros, c'est touffu, mais c'est admirable !

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  • 1 commentaire:

    Aurore Zuc a dit…

    "Nous avions des effondrements, des ruines, des ruines joyeuses à la longue, tu me comprends, qui incitaient à la joie intellectuelle parce qu'il serait possible de reconstruire (...) notre joie venait du fait que quelque chose se brisait jusque dans ces fondements en un effondrement si total qu'il y aurait place pour tout, que tout devenait possible..."
    Cela me fait bêtement penser aux enfants qui jouent...qui démolissent joyeusement un château de sable ou une tour de cubes.
    La comparaison est probablement mal placée. Mais la destruction du réel associée à un fantasme politique semble révéler une certaine immaturité de la conscience, comme un enfant qui ne sait pas. L'adulte devrait pourtant savoir, mesurer les conséquences de ses actes, prendre en considération le mal qu'il peut faire et ne pas céder au plaisir du spectacle de la destruction. Pourtant à la question de l'auteur "tu me comprends" on est tenté de de répondre oui, je comprends cette joie.