Ni dans le langage courant, ni en droit, nous n'entendons la dignité au sens de ce qui afférent à un rang, une position ou un statut socialement établi. Ce que nous entendons, c'est « quelque chose », un attribut, une qualité essentielle, inaliénable, propre à tout homme, qui se rapporte à son humanité même, abstraction faite de toute distinction spécifique (de rang, de sexe, de couleur, etc.). Une qualité qui appelle à être respectée, qui ne fonde pas à proprement parler le respect mais dont le respect est l'expression publique. Le respect est respect de la dignité de la personne humaine, en tant que telle. Par conséquent, le respect est inconditionné et il se présente avec toutes les apparences d'une obligation morale impérative, alors même que la dignité, elle, ne se montre pas, ne se manifeste jamais et ne peut jamais se manifester comme un phénomène ou une existence. C'est ce qui fait la différence avec la conception aristocratique traditionnelle laquelle désigne une certaine manière de se conduire et de se présenter aux autres mais qui est relative à un système social particulier et, par conséquent, exposé à disparaître dès lors que l'organisation hiérarchique fondée sur des distinctions « naturelles » (liées à la naissance) est remplacée par une vision égalitaire des rapports sociaux. La dignité, au sens moderne, et c'est ainsi que le droit s'y rapporte dans nos sociétés démocratiques, est plus qu'une norme, au sens d'une norme instituée, mais plutôt la source transcendantale des normes juridiques, dès lors que le droit est un droit humain et que l'homme (et non la conservation de l'Etat ou la régulation des intérêts) est posée comme la « valeur » absolue et la garantie de ses droits ou encore la libre réalisation de ses capacités la fin que doit poursuivre l'ordre normatif - disons, pour faire simple, la loi. La dignité est de nature substantielle, au sens étymologique de la notion (sub stare, l'upokeimenon, ce qui se tient dessous ou en arrière ou encore en-deçà et qui renvoie à un des sens les plus profonds de la transcendance : non pas ce qui est au-delà, mais ce qui est au cœur, toujours en réserve). S'il en est bien ainsi, la dignité n'a logiquement pas besoin d'être fondée. Elle ne peut jamais l'être. Elle précède, plongée dans la nuit de ce qui est toujours déjà là et qui n'est ni représentable, ni tout à fait définissable, à la manière d'une sorte d'inconscient par nature invisible (et cela jusque dans toutes les pratiques qui la bafouent et qui, par suite, seront pénalement poursuivies pour cette raison même). En ce sens, elle peut être rapportée à la loi fondamentale, telle que Kelsen la présuppose (ce qui évidemment peut paraître paradoxal pour le théoricien d'une conception purement arbitraire et volontariste des normes juridiques). De là vient que c'est un faux procès de lui attribuer un caractère théologique.
Du point de vue théologique, il va tout autrement. La dignité est déduite de la reconnaissance de l'égalité de tous les hommes en tant que créatures de Dieu. C'est parce que tous les hommes sont, par nature, à l'image et à la ressemblance de Dieu qu'ils sont dotés d'une « valeur » égale. Non pas en général, s'appliquant à l'homme générique, à l'humanité en tant que telle (contrairement à la conception précédente), mais dans la singularité de la personne unique que chacun est, en tant qu'il est aimé par Dieu. Dans la conception théologique chrétienne, le « fondement » de la dignité est l'amour de Dieu dont aucun être n'est exclu, quel qu'il soit et quoiqu'il fasse. C'est l'universalité de l'amour divin qui « identifie » les hommes dans leur égalité foncière et fonde la dignité humaine. Tout homme est d'une « valeur » absolue parce qu'il est, autant que tout autre, le sujet de l'amour de Dieu. L'égalité procède de l'universalité de l'amour (nul être, s'agirait-il des démons, n'en est exclu), alors que la dignité procède et s'origine dans l'amour lui-même. Egalité : tout être est aimé de Dieu. Dignité : tout être est aimé de Dieu. Egalité et dignité sont consubstantiellement inscrits dans l'amour de Dieu envers ses créatures. Les deux « valeurs » se déduisent selon que l'on insiste ou bien sur l'universalité de l'amour ou bien sur l'amour lui-même, mais toutes deux procèdent d'une même source. Ainsi en est-il de la conception théologique de la dignité humaine.
S'agit-il d'un dogme ? Peut-être, au sens où il s'agit d'un principe non révisable et indérogeable, mais à condition de s'entendre sur le sens de la notion, et surtout sur les circonstances spécifiques d'apparition des dogmes. Contrairement à ce que l'on pense habituellement, les dogmes ne sont nullement premiers. Ils apparaissent à un moment historique (même s'ils n'ont rien d'historique) comme la formulation conceptuelle de la vérité, en tant que la vérité désigne « ce qui a été cru par tous et en tout temps » (saint Irénée de Lyon). La nécessité de l'explicitation dogmatique apparaît lorsque cette vérité est remise en cause par l'apparition d'une conception étrangère au « dépôt de la foi », tel qu'il est transmis dans la tradition vivante de l'Eglise. C'est l'hérésie qui invite la foi à se préciser conceptuellement sous la forme du dogme, mais le dogme n'est nullement essentiel, ni fondateur, ni constitutif de la foi. En ce sens, la reconnaissance du principe de dignité n'est un « dogme » que dans la mesure où il est appelé à se formuler contre ce qui le remet en cause, et à cette occasion seulement. Mais cela présuppose qu'il soit déjà implicitement reconnu comme une « valeur » fondamentale, avant qu'il ait été encore besoin de l'exprimer publiquement. De là vient son émergence tardive (par exemple en droit). Autrement dit, la dignité ne pourrait être considérée comme un « dogme », si l'on tient à la présenter sous ce jour, qu'à la condition de dire : 1/ que ce principe était déjà implicitement inscrit dans la tradition et 2/ que c'est à l'occasion de la remise en cause de cette tradition commune (quelque chose comme l'équivalent de ces « intuitions premières » et de ces « opinions communes » qui forment « le consentement par recoupement » chez Rawls) qu'elle s'est formulée explicitement et qu'elle a trouvé sa traduction juridique. La croyance précède le dogme, et c'est l'altération apportée à cette croyance, quelle que soit la forme que prenne cette violation, par exemple dans la célèbre affaire dite du lancer de nain (Conseil d'Etat, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge), qui explicite l'apparition du « dogme » et sa déclaration par le juge ou le législateur (soit : son invention juridique). Le dogme ne se formule qu'à l'occasion d'un obstacle ou d'une remise en cause de croyances implicitement admises, mais non encore publiquement formulées et fixées. Ainsi que l'écrit Bernard Endelman : « La déclaration des droits est en réalité faite en considération des ennemis du moment ».
Toutefois, admettre la nature dogmatique de la dignité n'est rien de plus qu'une concession accordée à ses adversaires et une telle concession ne dit pas l'essentiel. Faire de la dignité un dogme peut éventuellement être accordée – et seulement à titre provisoire - si l'on veut dire par là qu'elle désigne une « valeur » déjà admise et qui apparaît dans la lumière du jour à l'occasion de circonstances particulières qui lui ont porté atteinte. L'inscription historique de l'apparition d'un dogme à un moment donné ne conduit nullement à affirmer qu'il s'agit là simplement d'une construction conventionnelle relative à l'époque. Il en va de même de la dignité. Néanmoins, il faut entendre le « déjà là » du principe de dignité en un sens plus radical.
En tant qu'il est un transcendantal toujours présupposé comme la condition a priori du droit humain, et plus précisément d'une conception « humaniste » du droit centré sur l'homme et visant normativement à réaliser les capacités de l'individualité, la dignité n'est ni un dogme (s'agirait-il d'un dogme rationnel, se rapportant aux doctrines classiques du droit naturel) ni un principe ou un axiome de nature secrètement théologique. Malgré ce qu'en dit le droit, la dignité est bien plus qu'un droit (voir l'explicitation, non dénuée d'ambiguïté, de l'article premier annexée à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : « La dignité de la personne humaine n'est pas seulement un droit fondamental, mais constitue la base même des droits fondamentaux »). En réalité, la dignité est, par nature – mais il va de même du principe d'égalité – un principe métajuridique.
Comment cependant répondre à l'objection que la dignité est une des ces notions métaphysiques indéfinissables, occultes , dont la philosophie analytique nous a délivrés ?
C'est là que stratégiquement le pragmatisme peut être d'un grand secours.
L'approche pragmatiste ne tient pas lieu de fondation, apportant une solution nouvelle à l'impossible fondation de la dignité. Elle est requise afin d'évaluer ce qu'il advient lorsque la nécessité de ce transcendantal est contestée ou critiquée (par exemple lorsqu'on s'en tient à une conception positiviste étroite qui n'est même pas celle de Kelsen, dès lors que celui-ci maintient justement la place en retrait du transcendantal dans l'ordre normatif).
Les pratiques humaines, prises au sens large, attestent d'un respect ou d'un mépris de la dignité humaine. La dignité ne se reconnaît jamais qu'à des signes extérieurs : certaines manières d'agir, respectueuse ou non de l'humanité de l'homme (posé comme fin en soi ou encore comme ce qui est sans prix), de même – mais ce n'est qu'une analogie au mieux éclairante - que l'existence de l'inconscient n'est attestée que par des symptômes (pathologiques ou non). Mais comme telle, répétons-le, la dignité ne se montre jamais. Parce qu'elle fait signe vers l'originaire qui reste enfoui, la dignité n'est pas une notion définissable. Toute tentative de définition n'est jamais qu'une manière déficiente de faire signe vers l'humanité nocturne de l'homme, mais force est de reconnaître qu'une fois qu'on a dit cela, on n'a pas dit grand chose. Elle est un principe d'action et c'est seulement dans le respect qu'elle commande qu'elle se donne à voir, ou, pour le dire autrement, le respect est l'expression indicielle de la dignité.
La dignité est le principe invisible qui se tient à la source des normes lorsque l'amour fait défaut. Ou, pour reprendre les termes de l'analogie évoquée : la dignité est l'inconscient de la loi. La pertinence de la formule s'arrête à cela que la dignité n'est bien évidemment pas une pulsion, mais elle n'est pas sans raison, dès lors qu'elle est une fin-en-vue qui vise à surmonter des obstacles et à se traduire de façon dynamique dans des normes constituées.
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