On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 22 mai 2010

Acacias en fleur


(Alberto Giacometti, Fleur en danger, 1933)

Chaque année, la floraison éphémère des acacias - peu avare, la nature en prodigue pourtant à foison plus de mille cinq cent espèces - est source pour moi d'une véritable joie. Longtemps je guette la sortie de l'hiver et le jour où je pourrai humer à leurs grappes blanches ce merveilleux parfum qui dure seulement quelques jours à peine. Cette saison, voici plus d'une semaine que les arbres sont en fleur et semblent vouloir résister au vent qui s'apprête à les disperser. Et ce petit bonheur qui n'est pas rien se perpétue gracieusement soir après matin. Pour un temps qui sera bref, et qui en fait tout le précieux.

Je connais peu l'univers des fleurs et n'ai guère de talent, de savoir ou d'expérience pour les cultiver dans les règles de l'art : généralement, une fois mal plantées sans doute, trop ou trop peu arrosées ou bien c'est la terre qui ne convient pas, elles se flétrissent et tombent tête basse comme des pleureuses en peine. Je ne me débrouille bien qu'avec celles qui, indépendantes et menant leur vie dans leur coin, demandent peu de soin, juste un peu d'eau de temps à autre. C'est dire mon peu de mérite ! Si vous voyiez mes pauvres rosiers : mis en pot, ils ressemblent à des sculptures de Giacometti. Serait-ce trop leur demander de faire un petit effort du côté, je ne sais pas, de Rubens, de Botéro ou d'Henri Moore, histoire de se mettre un peu en chair ? Pourtant, ils devraient savoir que j'y mets de la bonne volonté. Mais allez donc attendre des fleurs qu'elles fassent preuve de compassion : si vous ne savez pas vous y prendre avec elles, vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même ! Oserai-je dire, mais ce serait trop impudent, que c'est là leur côté "féminin" ?

Il doit bien y avoir une autre explication. C'est tout de même trop facile de s'en prendre toujours aux autres : on y sent le goût rance du ressentiment. Et sentir mauvais au-dedans de soi, c'est tout de même un peu désagréable, surtout si ce devait être à cause des fleurs ou des femmes qui méritent quand même mieux. Je suis prêt à payer de ma personne pour rester propre et ne pas m'empester moi-même puisqu'il faut bien, n'est-ce pas ? que je m'accompagne. (Il me revient soudain que c'est dans le même sens qu'Hannah Arendt interprète la fameuse phrase de Socrate dans le Protagoras de Platon : "Nul n'est méchant volontairement", c'est-à-dire nul ne peut souhaiter vivre en compagnie d'un méchant si ce méchant, c'est soi-même : "Si je ne peux accomplir certaines choses, c'est, parce que si je les faisais, je ne pourrai plus vivre avec moi-même"*). Enfin pour rendre mon propos plus clair - ah! en finirai-je avec la déplorable tendance à prendre constamment des chemins de traverse - si mes fleurs sont pitoyables, nul besoin de pester contre elles ! Faut apprendre le métier, mon gars, aurait-on dit en d'autres temps. Je vois pourtant dans mon incompétence une autre leçon.

Cette fâcheuse tendance à réduire les choses à l'état de squelette, ce doit être la maladie du concept qui poursuit le philosophe. La fleur éteinte nous renvoie symboliquement l'image de nos vocations abstraites où la vie, ses nuances, sa richesse et sa complexité, trop souvent se dérobent et se fanent. Ce qu'on gagne en intelligibilité trop souvent se paye de la perte de la prolixité du singulier. De là l'admiration que je voue au romancier (au vrai romancier, s'entend).

Etrange et imprévisible, la façon qu'ont les idées de s'enchainer et de se chevaucher. On part d'un sujet, et le fil se tisse pour vous conduire là où l'on ne s'attendait pas, selon une alchimie, un jeu secret de correspondances qui ne tient pas qu'à nous mais où malgré tout on expose quelque chose de soi.

* Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 124.

15 commentaires:

Anonyme a dit…

Le "côté féminin des fleurs" !?! Surtout si l'on pense à une orchidée. D'ailleurs, il y en a une sur ma table de cuisine qui fleurit et refleurit sans cesse, à l'admiration de mes rares visiteurs, alors que je ne m'en occupe guère, lui donnant simplement un verre d'eau par semaine. Mais le soleil est là, dont elle se nourrit. Mais, pour revenir à cette image, où l'homme doit comprendre le jeu de la séduction pour savoir comment s'y prendre avec les femmes, il paraît que les hommes mettent pas mal de temps à comprendre les signaux positifs envoyés par une femme. J'en ai fait l'expérience récemment. Deuxième RV, dans un bar puis au resto : un peu enivré par 2 verres d'un vin rouge moyen, j'ai beaucoup parlé pseudo-philo et blagues (inspiré par le livre "Platon et son ornithorynque"). Je vois bien qu'elle me sourit depuis un moment. Mais je suis incapable d'interpréter ses sourires... incapable de savoir s'il s'agit du sourire aimable et habituel envoyé pour rassurer l'autre, ou d'un autre. Au bout d'un moment, lassée sans doute que je ne comprenne pas ce qui lui semble évident : elle me dit "J'ai envie de faire l'amour avec vous". Décidément, les hommes sont bien mal armés pour comprendre le langage des femmes-fleurs... Mais, bon, les femmes, c'est comme le foot, ça rend fou parce qu'on ne comprend pas pourquoi l'on gagne ou on perd. Mais là est justement l'intérêt des femmes : en plus de leurs multiples appâts, elles nous sont toujours mystérieuses. Et, alors que les hommes se croient supérieurs, nous ne sommes en fait que des abeilles essayant de les butiner... mais c'est la fleur qui choisit. Libre fleur.
Quant au philosophe, qui essaye de prendre de la hauteur, le voilà bien mal à l'aise lorsque la vie le force à confronter ses concepts abstraits avec la réalité : penser sa vie ? ou la vivre ? ou les deux à la fois plutôt peut-être bien... comme un "juste milieu" bouddhiste entre deux extrêmes où l'on se perd. Vivre sans penser à ce qu'est sa vie, sans vouloir comprendre ce qui se passe, est-ce bien vivre ?

Anonyme a dit…

"Des pleureuses en mal de revanche"... Allons donc, quelle piètre image des femmes ! T'ont-elles donc tant fait souffrir ?
A bientôt, j'espère, pour en débattre ;)
R.

Michel Terestchenko a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Michel Terestchenko a dit…

L'expression, j'en conviens, devait être mal choisie. Je l'ai donc corrigée. Merci !

Michel Terestchenko a dit…

C'était pourtant une erreur de lecture de croire que cette expression s'adressait aux femmes. Mais puisqu'il y avait équivoque, je l'ai levée.

Anonyme a dit…

Ma remarque n'était pas non plus très fine, je te prie de m'en excuser.
J'apprécie beaucoup la lecture de ton blog, même s'il me fait parfois bondir (et justement pour cette raison : c'est plutôt stimulant !).
Merci de partager ainsi tes réflexions.
R.

michel terestchenko a dit…

Eh bien cher Anonme, j'aimerai bien savoir quels sont ces billets qui te font "bondir". J'ai pourtant peu de goût pour la provocation...

Anonyme a dit…

Pas si anonyme que cela, je ne souhaite simplement pas publier mon prénom (que tu connais) pour des tas de raisons... Et je serais ravie de discuter de ces billets (nullement provocateurs, juste contraires à mes idées, et c'est en cela qu'ils sont stimulants !) avec toi.
Bien à toi,
R.

Anonyme a dit…

Je pense notamment à un ancien billet sur le foulard... Mais rien ne vaut une terrasse pour en débattre !
R.

Presbytera Anna a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
michel terestchenko a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…

15 ans.

Thierry a dit…

Cher Michel, sensible à ton billet sur l'acacia, j'ai téléchargé pour toi sur Youtube un montage audible ici:
http://www.youtube.com/watch?v=6K5NDOfB1fQ
Amitiés.

michel terestchenko a dit…

Merci, cher Thierry. Je vais regarder cela. Je vois que tu ne me perds pas de vue. Cela me fait vraiment très plaisir venant de toi.
Amitiés,
Michel

Dianthus Glacialis a dit…

Quel bonheur de voir comme l’amour des plantes nous cueille pour nous mener dans l’éternité du présent. D’ici quelques jours, nous pourrons nous émerveiller devant la naissance des premiers bourgeons et admirer la splendeur de cette nature auparavant repliée sur elle-même qui se déploie de nouveau.

Leur parfum me pénètre ; je deviens fleur tout en la contemplant, les yeux fermés, les sens en éveil. Le bruissement d’une feuille me fait frissonner et je ne saurais dire si c’est elle ou mon visage que le vent a caressé. Cette musique est si douce, ce parfum si enivrant, ces formes et ces couleurs forment une si belle œuvre. Les longues marches au sein de cette nature plongent mes sens dans les plus beaux recoins de mon être et de notre monde. Si certains aiment les fleurs pour leur beauté et leur intérêt esthétique, je peux affirmer que je les aime tout au contraire pour elles-mêmes. Aucun mot ne peut exprimer ce sentiment avec justesse... Il risquerait de mettre à mal la pureté de l’émotion et son authenticité.

Comme il a été difficile de perdre des merveilles avant d’être capable de m’en occuper convenablement. Combien de livres lus et d’astuces miracles j’ai voulu mettre en œuvre pour finalement me rendre compte qu’il suffisait de les écouter. Je crains bien que ces mots ne paraissent que “douces paroles”, mais j’aimerais lancer cet appel de bon sens et de simplicité oubliés : apprenez à les regarder chaque jour, comme vous regarderiez un ami en cherchant à savoir si ses mots sont sincères lorsqu’il vous dit “je vais bien”. Vous saurez quand votre plante manque d’eau, de soleil, de nutriments, quand elle a trop ou trop peu. Nous subissons de plus en plus la solitude, le manque de considération, d’écoute, de fraternité entre nos peuples et il en va parfois de même avec notre rapport aux autres êtres vivants. Nous ne sommes pas trop différents pour comprendre, il nous suffit d’écouter.