On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 17 décembre 2018

La littérature comme icône

Quel ne fut ma stupéfaction lorsque je suis tombé, il y a une heure à peine, sur le passage suivant de l'admirable biographie écrite par Rosamund Bartlett, Tolstoy, A Russian Life [Profile Books, 2013, p. 114-115] :
"Il n'y avait tout simplement aucune tradition théologique écrite en Russie, à la différence des Eglises catholiques et protestantes, et lorsque l'art de la peinture d'icône déclina au cours du XIXe siècle, après que l'Eglise Orthodoxe a été transformée en un département de l'Etat, c'est la littérature qui prit la place laissée vacante. Ainsi que Gustavson le souligne, le peuple russe commença instinctivement à comprendre le rôle de la littérature comme théologie : "Les images créées par l'artiste étaient considérées avec tout le sérieux de mots qui révèlent la Vérité". La prose de Tolstoï est célébrée pour son réalisme, mais c'est un réalisme très emblématique et de nature religieuse."
Dans Ce bien qui fait mal à l'âme, la littérature comme expérience morale, je défends très exactement la même idée : la littérature doit être comprise comme icône, dès lors qu'elle le lieu où le Bien se manifeste et se rend visible dans ces incarnations que sont Jean Valjean, Mgr Bienvenu, Billy Budd ou le Prince Mychkine, et c'est pour cette raison qu'elles nous touchent et nous bouleversent à jamais.
La littérature comme manifestation du Bien, comme agathophanie, peut-on en revenir à de tels arrières-mondes ? Et pourtant : "Les personnages que nous avons évoqués peuvent, à cette lumière, être « lus » comme des icônes du Bien, et c’est précisément parce qu’ils s’avancent ainsi vers nous que nous les accueillons avec cordialité, tendresse et amour" [Conclusion, p. 261]. Je comprends mieux les raisons de mon insuccès ! Tolstoï, Dostoïevski, Melville et Hugo étaient avant tout des écrivains religieux ! Leurs romans ne mettent pas en scène des personnages moraux, mais de puissantes figures qui doivent seulement être appréhendées d'un point de vue théologique ou métaphysique (ce qui ne veut pas dire selon les lunettes d'une foi particulière). Voilà ce que le sérieux de la lecture exige, qu'on le veuille ou non. Et c'est certainement ce qui dérange le plus !

4 commentaires:

Thomer a dit…

Effectivement, il semble intéressant d’appréhender l’oeuvre littéraire de certains grands auteurs tels Hugo, Toltoï et Doistoïevski comme le produit d’une démarche « religieuse ». Naturellement, il ne s’agit pas de considérer ces auteurs comme les écrivains plus ou moins officiels d’une église quelconque mais plutôt comme des chercheurs de Vérité empreints dans leur quête (artistique et métaphysique) d’une certaine religiosité. Nous (lecteurs) pouvons en effet ressentir une certaine dimension métaphysique chez certains personnages iconiques de la littérature. On pourrait voir par exemple les personnages de Jean Valjean ou d’Anna Karenine comme des formes de figure christique en raison notamment du martyr qu’ils semblent, chacun à leur manière, incarner.

Pour reprendre ces deux personnages, aux trajectoires certes différentes et même peut-être contraires, il est intéressant d’observer chez eux une certaine ambiguïté avec la morale officielle (si on peut formuler les choses ainsi). Cette ambiguïté pourrait à première vue sembler contradictoire avec leur prétention ou vocation à incarner des figures théologiques. Jean Valjean est en effet un ancien bagnard rachetant ses fautes (bien que les fautes en question soient dans Les Misérables davantage présentées comme étant celles de la société que les siennes). On pourrait ainsi considérer Jean Valjean comme une figure de la rédemption rachetant ses propres péchés et d’une certaine manière celles de la société voir du genre humain. Le cas d’Anna Karenine semble quelques peu plus délicat à aborder. Anna Karenine est coupable d’adultère et en paiera le prix fort, ce qui pourrait d’ailleurs presque laisser supposer une certaine leçon morale du roman. Toutefois, la noblesse donnée au personnage et la tendresse manifeste de l’auteur pour ce personnage rend cette hypothèse quelque peu douteuse. Nous (lecteurs) pouvons en effet voir Anna Karenine comme un personnage tragique touchant au martyre. Reste néanmoins à définir l’objet de ce martyr : l’amour ? la passion ? la condition humaine ? Le carcan social ?

Virginie d'Autryve a dit…

(1ère partie) Cet article nous propose la possibilité de remplacer la théologie par la littérature. On peut donc se demander quelles similarités dans ces deux domaines pourraient les rendre interchangeables, et par là, faire de la littérature une icône, c’est-à-dire d’un objet cultuel et religieux qui marque l’adoration et creuse la distance entre le sujet et l’objet de la vénération. Les premiers signes de déclin de la religion dans la Russie du XIXe siècle, ainsi que la volonté des communistes de l’écraser afin de mieux la remplacer par leur idéologie, ont eu pour conséquence la disparition de la théologie, laissant ainsi un trou dans l’âme russe. Voilà pourquoi la population russe se serait instinctivement retournée vers la littérature, afin de combler ce vide, remplaçant ainsi la théologie par la littérature. Mais pourquoi aller explorer du côté de la littérature plutôt qu’ailleurs? En quoi serait-elle plus légitime que l’astrologie, les mathématiques, ou la musique, pour remplacer la théologie? Est-il possible de la remplacer tout à fait ou cette tentative est-elle illusoire? Est-ce que le réalisme qu’on trouve dans la littérature remplace vraiment la théologie dans la mesure où il réduit la distance entre sujet et objet? Y aurait-il des points communs essentiels et des rapprochements observables entre ces deux domaines? 

Virginie d'Autryve a dit…

(2ème partie) (1) D’abord, l’artiste considéré comme interprète de la réalité, comme intermédiaire entre le monde et les hommes, révèle la Vérité, de la même manière que les textes sacrés et révélés prétendent le faire. (2) Ensuite, Dieu et l’art que nous créons, nous permettent de faire l’expérience du transcendant, c’est-à-dire de réaliser que quelque chose d’infiniment plus grand que nos vies humaines nous dépasse et nous attire. (3) C’est pourquoi littérature et spiritualité instruisent notre cœur plus que notre raison. Malgré les tentatives des métaphysiciens rationalistes tels que Descartes, Spinoza, ou Leibniz à prouver de façon rationnelle l’existence de Dieu, on se rend vite compte que ça ne fonctionne pas. En effet, si j’ai la foi, je me dois de rejeter la preuve, car à quoi rimerait une foi ayant besoin de preuve? Si je n’ai pas la foi, la preuve ne me convaincra pas. Dieu et la littérature touchent en tout premier lieu notre cœur qui est capable d’appréhender des concepts bien au-delà des limites de notre raison. D’où la célèbre pensée 423 aux éditions Lafuma de Pascal “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point” en réponse à cette approche rationnelle du divin, mais aussi la pensée 110 aux mêmes éditions “Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur…” puis “Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.” (4) Une autre similarité entre Dieu et l’écrivain est qu’ils sont tous deux créateurs de vie, (5) vie qui peut être changée par une inspiration divine aussi bien que par un livre. L’émission de France 5 La Grande Librairie propose une série de courtes vidéos intitulées “Le livre qui a changé votre vie”, dans lesquelles tous les écrivains invités à présenter leur dernière publication partagent avec les téléspectateurs la lecture qui a totalement bouleversé leur vie, le livre qui fait qu’il y a un avant et un après dans leur vie, de la même façon qu’il y a un avant J.-C. et un après J.-C. (6) Pour certains d’entre eux, ils ont trouvé une façon de canaliser voire de sublimer leur douleur, notamment grâce à la compassion éprouvée pour les divers personnages qui nous apprennent que nous ne sommes pas les seuls à souffrir ou à ressentir ce que nous ressentons. Nous souffrons avec eux, ils souffrent avec nous, et nous apprennent tant à propos de la psychologie de l’âme humaine. Un personnage dans lequel on se reconnaît, qui nous parle de cœur à cœur, agit sur nous comme si nous allions nous confesser à l’église : notre cœur s’allège et se dirige vers la guérison. Françoise Sagan préconisait par exemple de relire Un amour de Swann comme remède à chaque chagrin d’amour.

Virginie d'Autryve a dit…

(3ème partie) “La littérature doit être comprise comme icône” si et seulement si elle met la morale en scène, ce qu’elle ne manque pas de faire, et ce de façon peut-être encore plus flagrante dans la littérature russe. En effet, on peut penser aux héros christiques toujours présents chez Dostoïevski et Tolstoï : Aliocha, le Prince Mychkine, Chatov, Constantin Lévine, Pierre Bézoukhov, non sans oublier l’importante place qu’occupent les anti-héros comme Raskolnikov ou Stavroguine, dans cette mission morale. En effet, les héros sont incarnés dans des livres-icônes qui rendent sensible la présence d’une transcendance et réduisent la distance qui existent entre les idéaux et les individus. Si l'icône représente l'intermédiaire et donc la distance entre dieu et moi, le livre-icône remplit la même fonction mais cette fois-ci entre les grands héros de la littérature et moi. La distance est cependant moindre dans le cadre de la littérature où la catharsis et l’identification aux personnages permet au lecteur de se transférer voire de s’incarner lui-même dans les personnages qu’il voit évoluer sous ses yeux. Nous fondons-nous alors avec l’icône et l’objet de notre vénération? D’un côté les héros christiques nous attirent, nous réjouissent, nous inspirent par leur merveilleuse pureté d’âme et de cœur. De l’autre, les anti-héros nous montrent ce vers quoi il ne faut surtout pas tendre si nous ne voulons pas transformer la vie en cauchemar de chaque moment. Ainsi nous comprenons le néologisme “Agathophanie” comme la capacité de se réjouir de l'intensité lumineuse (lumière divine) et colorée de la littérature comme manifestation du Bien puisque les personnages de la littérature russe, en tant qu’ “icônes du Bien” doivent être aimés et suivis avec confiance.  Les lecteurs qui n’ont ni la foi, ni la chance d’avoir eu des modèles pour guider la direction de leurs vies morales, peuvent cependant être touchés par le parcours d’un héros fictif tel que Jean Valjean. Loin des théories sèches ou des impératifs catégoriques qui peuvent intimider ou faire peur, la littérature nous permet d’entrer en compassion voire en fusion avec les personnages, et nous permet ainsi d’instinctivement deviner les idéaux vers lesquels nous diriger pour donner sens à notre vie.

Comment expliquer le succès monumental et universel de ces romans autrement qu’en les considérant comme porteurs de messages dont tous les hommes ont besoin, consciemment ou inconsciemment? Pourquoi nous enthousiasmons-nous tous aux côtés d’Antigone, du comte de Monte Cristo, d’Harry Potter? Parce que la littérature mettant en scène le Bien et le Mal répond à une soif d’exploration et d’absolu des lecteurs. Il faudrait cependant faire attention à ne pas enfermer la littérature dans une logique morale car si nous vibrons avec le type de chefs d'œuvre mentionnés plus haut, la littérature perdrait tout son essence de liberté et de singularité, elle perdrait tout son attrait si elle se devait de livrer un message moral, si elle se voyait contrainte à exprimer un message prédéfini. L’art et la morale, ou l’art et la religion, appartiennent à des domaines différents, qui peuvent se rencontrer s'ils le souhaitent, mais cette rencontre ne doit jamais être forcée sans quoi elle perdrait tout son charme et toute sa puissance.