On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 6 mars 2010

Nussbaum et Dickens

Dans son livre Poetic Justice, The Literary Imagination and Public Life (Beacon Press, Boston, 1995), Martha Nussbaum consacre de longs développements à l'analyse des Temps difficiles de Dickens, cette satire d'une grande férocité à l'endroit de ce que serait une vie menée (pour soi et pour les autres, ses enfants en particulier) sur le fondement des principes de l'utilitarisme et de la science économique. Voici quelques notes de lecture :
« Ma suggestion, écrit Nussbaum, est que la science économique devrait être établie sur des données humaines du genre de celles que Dickens révèle à l'imagination. La science économique devrait rechercher un ensemble de fondations plus compliquées et philosophiquement plus adéquates (...) Il y a toute raison de penser qu'une approche qui inclut le genre d'aperçus que je prétends trouver en littérature permet un type de modélisation et de mesure qui, du point de vue prédictif, est plus profitable et mieux à même de donner de bonnes règles (good guidance) à la politique que les types généralement disponibles en science économique. Evidemment, de tels aperçus n'ont pas pour vocation de remplacer les travaux de la science économique, qui peuvent réaliser des choses que l'imagination des individus, en l'absence de tels modèles formels, ne peut accomplir. Ainsi, entre autres choses, au sens pratique, savoir comment certaines fins que l'imagination peut nous présenter – moins de chômage, des prix bas et, en général, une meilleure qualité de vie – peuvent être réalisées » (PJ, p. 11-12).
De fait, telle est la thèse principale de Nussbaum : la littérature, et la lecture attentive de certains romans en particulier, développent une capacité imaginative à évaluer moralement des situations humaines concrètes dont devraient s'inspirer les politiques publiques, au lieu de s'en tenir à une représentation généralement trop abstraite de la réalité. Ce bref résumé ne rend qu'imparfaitement compte de la grande richesse de l'analyse de Nussbaum. Mais, en l'occurrence, il me semble que certaines objections peuvent être formulées à l'égard de cette thèse.
On est, en effet, en droit de se demander en quoi l'imagination est nécessaire pour remettre en cause le caractère réducteur des principes anthropologiques de base de la science économique puisqu'aussi bien ces principes sont contestables et réfutables du seul point de vue de la réflexion rationnelle, sans que l'imagination ait à s'en mêler. Ne pourrait-on également soutenir que la présentation des principes normatifs de base de l'utilitarisme économique chez Dickens – en raison de son caractère férocement sarcastique - est également sur le fond assez réductrice, peut-être même tout aussi réductrice que ces principes eux-mêmes ?
Nussbaum ne discute pas cette question, prenant comme un fait établi que ces principes, tels qu'ils sont exposés dans le roman de Dickens (ou plutôt tels qu'elle les présente : commensurabilité, agrégation et maximisation des biens, caractère exogène des préférences qui sont prises comme « données » et non comme le résultat de choix sociaux, indifférence aux différences qualitatives entre les personnes et à leur liberté de choix, etc.) non seulement n'ont rien perdu de leur actualité, mais sont plus conformes encore à la vision contemporaine des choses qu'ils ne l'étaient à l'époque, du fait, en particulier, de l'extension du modèle économique dans des sphères de plus en plus larges, telle la science économique du droit (cf. p. 18). Ironiquement, l'ouvrage est dédié au « pape » de ce courant de pensée, Richard Posner (qui est également directement visé par le plaidoyer ou la charge de Nussbaum p. 13-14). Mais est-ce tout à fait faire justice à Posner de voir en lui comme le double (moderne) de Thomas Gradgrind ? Une sorte de disciple instruit à la seule considération (prétendument rationnelle) des faits et refusant avec effroi et indignation de jamais s'abandonner à l'imagination ? S'en tenant face à tout problème à la solution radicale d'être un « homme éminemment pratique » ? N'ayant d'autre moyen à sa disposition qu'une calculette, réduisant la complexité des situations humaines à des questions purement arithmétiques qui se règlent à coup de calculs ? Tel nous paraît d'abord Thomas Gradgrind sous la plume caustique du grand romancier. Mais est-ce là une sorte d'idéal-type dans lequel pourraient se reconnaître les partisans d'une solution utilitariste des problèmes humains ? Gradgrind n'est-il pas plutôt une caricature ? Ce n'est pas sans raison qu'on a comparé Dickens à Daumier. Au reste un personnage plus complexe qu'il n'y paraît – moins caricatural précisément - puisqu'il n'est nullement dénué de bonté et, mieux encore, d'une réelle capacité d'éprouver de la de compassion et d'agir en conséquence (en particulier vis-à-vis de Sissy Jupe, la jeune fille qu'il prend sous son toit lorsque son père, clown de cirque, l'abandonne).
Ce n'est pas que le rôle fécond de l'imagination dans les politiques publiques doive être nié. Mais ici l'argument de Nussbaum porte à faux, me semble-t-il.
On pourrait tout aussi bien montrer :
1/ Que la critique des postulats de la rationalité économique et de la théorie rationnelle des choix peut être faite sur la base d'arguments uniquement rationnels (par exemple, dans la perspective maussienne du don).
2/ Que ces postulats, non seulement ne rendent pas compte de la conduite effective des individus et des motivations qui les animent, mais, en outre, qu'aucun partisan de l'utilitarisme radical,(tel Thomas Gradgrind), s'il existe, n'a en réalité jamais agi en conséquence avec ces principes. Ce qui, du reste, est en partie la leçon du roman.
Autrement dit, il n'est nullement nécessaire de convoquer les pouvoirs d'"éclaircissement" de l'imagination (dont se nourrissent les romans) pour contester une doctrine aussi réductrice et manifestement impossible à mettre en pratique dans sa vie de tous les jours. Cela n'ôte rien à l'immense plaisir que l'on prend à lire l'oeuvre de Dickens. Mais est-ce là un argument ? Telle est la question que l'on est en droit de poser à Martha Nussbaum et à son plaidoyer en faveur des vertus politiques et éthiques d'un meilleur usage de l'imagination (et de la littérature).
A suivre...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

A rapprocher peut-être aussi d'autres efforts récents pour relier la littérature de science-fiction à la théorie politique : http://yannickrumpala.wordpress.com/category/science-fiction-et-theorie-politique/

Anonyme a dit…

J'étais si contente d'avoir lu cette article après avoir écouté votre cours aujourd'hui!! J'imagine qu'elle vous intéresserez.

http://www.slate.com/id/2246892/pagenum/2