Descartes n'a pas cessé d'affirmer que la principale utilité de la philosophie, c'est-à-dire de la méthode, consiste à « régler nos mœurs » [Lettre préface à l'édition française des Principes], laquelle soit s'entendre aussi bien au sens privé de la morale qu'au sens collectif, désignant les affaires publiques. De surcroît, lui-même établit clairement le lien entre la politique et la philosophie : « C'est le plus grand bien qui puisse être en un Etat que d'avoir de vrais philosophes » [Ibid.]. Il faut entendre par là ceux qui connaissent la nouvelle méthode rationnelle, mathématique, pour résoudre tous les problèmes qui se posent à l'esprit.
Descartes était attaché par dessus-tout à la mise en œuvre des principes de sa méthode à tout ce qui touche la vie des hommes, dans les domaines de la médecine, de la mécanique, de la morale et de la politique. Là était sa véritable finalité : « La principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre que les dernières », écrit-il explicitement [Ibid.]. Il avait, toutefois, clairement conscience que l'entreprise de refondation rationnelle de la totalité du savoir, mais aussi de la morale et des institutions, prendrait des siècles : « Je sais bien qu'il pourra se passer plusieurs siècles avant qu'on ait ainsi déduit de ces principes toutes les vérités qu'on en peut déduire » [Id.]. Et il réservait cette tâche aux générations futures, repoussant quelque médiocre application de son système par ses contemporains qui en auraient dénaturé la portée : « C'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne, toutefois il est aussi vrai que nos soins se doivent étendre plus loin que le temps présent, et qu'il est bon d'omettre les choses qui apporteraient quelque petit profit à ceux qui en vivent, lorsque c'est à dessein d'en faire d'autres qui en apportent davantage à nos neveux » [Discours de la méthode, sixième partie] De ces « neveux », Descartes parle encore énigmatiquement dans les dernières lignes de la Lettre préface à l'édition française des Principes. Envisageant les applications futures de sa méthode, il conclut sur ces mots : « Je souhaite que nos neveux en voient le succès ».
Mettant son espérance dans la postérité pour conduire à terme les déductions de la philosophie rationnelle qu'l avait conscience d'inaugurer, Descartes savait parfaitement qu'il faisait œuvre, non de réformateur, mais de révolutionnaire : « Je ne veux pas être de ces petits artisans, qui ne s'emploient qu'à racommoder les vieux ouvrages, parce qu'ils se rendent incapables d'en entreprendre de nouveaux », écrit-il de la façon la plus claire qui soit dans la Recherche de la vérité.
"Les neveux" de Descartes
La confiance dans la raison, dans les vertus du progrès des sciences et des techniques, dans la maîtrise de la nature et de la société, comptent, on le sait, parmi les traits distinctifs de la philosophie des Lumières. Il y a un esprit du siècle : esprit de rupture et de commencement, esprit rationaliste, qu'incarne la Révolution française, et qui vient de Descartes. Turgot, Condorcet, Sieyès, Robespierre peuvent, sans nul doute, être considérés, avec Helvétius et Bentham, comme les « neveux » de Descartes.
Qu'est-ce donc que condamneront les libéraux et les contre-révolutionnaires dans les doctrines fondatrices de la Révolution française, sinon l'application systématique de la méthode mathématique abstraite (intuition, puis déduction) aux sociétés humaines et la négation qu'une telle méthode présuppose de l'histoire, de ce qui vient de l'expérience et du passé. Voilà « l'esprit de système » qui rendit possible qu'en 1789 l'on considérât la société française, ses coutumes, ses institutions, sa culture, comme une « carte blanche ». Qu'on songe à la passion qui animait Sieyès pour la création de l'Etat, lui dont la conception mécaniste de la société vient en droite ligne de Hobbes et de Descartes. N'est-ce pas la méthode de Descartes qui s'exprime en cette seule et terrible recommandation : « Il faut toujours en revenir aux principes simples » [Qu'est-ce que le Tiers Etat ? Librairie Droz, Genève, 1970, p. 178] Et que dire du lien évident qui unit le rationalisme cartésien à la science sociale de Condorcet ou encore au projet utilitariste de réforme de la morale et de la législation, formulé par Helvétius et Bentham ?
Si les notions d'égalité, de souveraineté du peuple se trouvent chez l'auteur du Contrat social, au-delà de Rousseau, c'est vers Descartes que, selon les libéraux (Hayek par exemple), il faut remonter pour trouver la source première du « rationalisme constructiviste » en politique dont la Révolution française fut la première incarnation dans l'histoire des Temps modernes. Il ne serait pas excessif de rapporter à Descartes ce que François Furet écrit, parlant de l'influence du Contrat social de Rousseau : « Rousseau n'est en rien « responsable » de la Révolution française, mais il est vrai qu'il a construit sans le savoir les matériaux culturels de la conscience et de la pratique révolutionnaire » [Penser la Révolution française, coll. Folio histoire, Paris, Gallimard, 1995, p. 58]. Plus juste encore, le mot de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal qui fait de Descartes « le grand-père de la Révolution française ».
Ce n'est pas que la Révolution de 1789 ait constitué l'unique réalisation possible du rêve secret de Descartes, et que c'est un événement semblable qu'il avait en tête. Il faut, à l'évidence, éviter les pièges d'un anachronisme grossier. De surcroît, la tournure aristocratique de l'esprit de Descartes l'aurait très probablement rendu réfractaire à l'idéal démocratique de la souveraineté populaire. Descartes se tient sans doute davantage aux côtés de Voltaire que de Robespierre. Néanmoins, la volonté révolutionnaire de reconstruire l'ordre social selon des principes émanés de la raison et non de la tradition constitue, en politique, une mise en œuvre historique concrète de la méthode que l'auteur du Discours de la méthode appelait secrètement de ses vœux. Que cette réorganisation doive être réalisée par les princes ou par le peuple est une distinction secondaire au regard de la nature même du projet et de la méthode rationnelle qui préside à sa réalisation systématique. Aussi sommes-nous fondés à conclure que Descartes est, en politique, non moins que dans le domaine des sciences, un révolutionnaire ; de même que toute conception visant à reconstruire l'ordre social, ses institutions et ses normes, selon des principes rationnels, d'avance conçus et planifiés par un autorité centrale, est d'essence cartésienne.
7 commentaires:
Quel que soit le morceau choisi dans l’œuvre de Descartes, la raison triomphe des errances et incertitudes propres à l’homme. Descartes ramène son lecteur à la raison, non pas à raison de vérités assénées, mais en lui offrant des moyens de réfléchir par lui même, ce qu’il affirme sans ambiguité dans les règles pour la direction de l’esprit: «le but des études doit être de diriger l’esprit pour qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui».
Or, c’est bien cela que beaucoup de lectures hâtives dénoncent: on prend pour de l’arrogance personnelle l’application courageuse à explorer tous les problèmes; on lui reproche d’avoir chassé le sensible pour privilégier l’abstraction et les raisonnements mathématiques, dont certains font d’ailleurs un usage immodéré, quasi incantatoire.
Descartes laisse à ses successeurs un problème irrésolu et non des moindres, comment articuler les rapports de l’âme et du corps? Mais il ne les laisse pas désarmés face à ce défi, n’a-t-il pas énoncé les règles pour penser juste, clairement et distinctement? Toutefois, cette tension se révèle productive à d’autres niveaux, en particulier dans la pensée politique qui examine les différentes expressions du pouvoir: comment, par quoi, au profit de qui les hommes sont-ils gouvernés? À quoi pourrait bien ressembler un Etat strictement cartésien?
Descartes ne se revendique pas comme révolutionnaire au sens où on l’entend aujourd’hui, il ne parle pas de révolution, il l’accomplit avec élégance pour mieux la transmettre à ses nombreux neveux...
Merci, chère Catherine, pour votre commentaire très juste. Descartes n'est pas un révolutionnaire au sens moderne du temps. La morale par provision se rapporte plutôt au conformisme subversif de Pascal, mais pour un temps seulement, alors que pour Pascal, c'est pour toujours.
C'est là, je crois, ce qui fait la différence entre Descartes et ses "neveux" (plus radicaux que lui, évidemment) et des hommes comme Montaigne ou Pascal. Les premiers se confient à la raison, les seconds, non (soit qu'elle soit finie ou déchue, elle erre toujours).
Le projet qui consiste à faire table rase du passé pour refaire du neuf, comme dans la chanson « Changez tout, votre monde ne tient pas debout ...», est-il consubstantiel à la philosophie ? Penser les choses rationnellement afin que s’incarne la réflexion dans la Cité ?
L’expérience montre que la réalité est têtue, Platon et Denys, Sieyès et la terreur, les errements de la monarchie dite éclairée,… les exemples historiques ne manquent pas. Il y a toujours ce couple maudit ; le projet et sa réalisation, condamnés à se marier pour faire de vilains enfants.
On trouve ce travers cartésien dans la religion bien française du plan ; on a connu le plan calcul qui a accouché du minitel alors même que les créatifs de la silicone valley enfantèrent des objets qui envahissent maintenant la planète.
Lorsque nous nous trouvons collectivement en situation de péril, nous recourons au plan ORSEC (organisation de secours) tout en sachant quelle est la part d’incantation qui s’exprime dans ce type d’organisation face au péril. Les pompiers intervenant dans les tours de Manhattan frappées par les avions kamikazes n’auraient su que faire d’un plan ORSEC …
Tables rases du passé, plan calculs et plans ORSEC, penchants légués par Descartes et par la philosophie ? Par Descartes sans doute mais pas par la philosophie. La philosophie n’est pas contaminée toute entière par Descartes.
Prenons l’exemple d’un Wittgenstein qu’on a l’habitude de scinder en premier et en second Wittgenstein.
Dans sa deuxième philosophie, Wittgenstein ne cherche plus à faire table rase du langage ordinaire pour lui substituer un langage idéal (cette recherche du langage idéal constituerait une démarche cartésienne), il se rend compte au contraire que le langage ordinaire bénéficie de la tradition de « l’expérience et de la perspicacité héritées de nombreuses générations d’êtres humains ».
La philosophie sait désormais que les couples contraires ne font pas bon ménage et que la raison s’allie à la folie quand elle s’incarne par force.
Dominique Hohler
Il faut espérer que la postérité politique de Descartes nous réserve quelques fruits encore.
Car, pour l'heure, nous assistons plutôt à une complexification de la machine politique, à travers la priorité donnée par les médias et les hommes politiques à la communication, à l'image, aux sondages, aux petites phrases, aux indiscrètes et futiles confessions...
Bien sûr, la politique se regardera toujours dans son propre miroir.
Mais grand bien lui ferait d'en revenir à la simplicité et à l'efficacité d'une méthode d'action et de réformation du monde qui s'inspirait infiniment de la philosophie cartésienne.
Belle mise en perspective. Au sujet de Descartes, ne faut-il pas saluer le remarquable ouvrage de Jean-Luc Marion, "Sur la pensée passive de Descartes", qui permet de repenser la question de l'union de l'âme et du corps?
Je suis content d'avoir "entendu" Descartes sur un thème qui m'est cher : la politique. Merci Michel d'avoir été son porte-voix. Dans la première partie de cette exposé, je me suis amusé à penser que l'application d'une politique héritée d'idées "claires et distinctes" aurait un penchant totalitaire ; cela, au regard de la pagaille que nous offre le monde. Mais le fond du cartésianisme en politique m'apparaît mieux maintenant : comme la physique de Descartes est dépassée, la politique (sous-jacente) de Descartes n'est plus d'actualité ; pourtant le cartésianisme a secoué le cocotier de la science -les théories de Newton se sont construites contre les cartésiens-. Il me paraît donc judicieux de nous interroger comme vous le faites sur ce que serait une politique cartésienne.
Une nouvelle voie pour la mathesis universalis ?
Le bon usage de la raison est source de contentement selon Descartes au plan individuel, ses principes inspirant la refondation de l'ordre sociopolitique des révolutionnaires sont sans doute le voeu secret et peut-être inconscient du philosophe.
Néanmoins certains passages tirés des lettres permettent de nuancer voire d'infirmer cette affirmation.
En effet, le philosophie des Lumières par delà la restructuration systématique de la réalité sociopolitique induit à terme l'abandon de tout projet collectif ; l'individu enfin affranchi de maintes tutelles se constitue seul juge de ce qui est bon ou mauvais.
Or, comme le remarque le philosophe écossais Mac Intyre dans : "After Virtue", tout commme pour Descartes lui-même il n'y a ni vertu, ni moralité qui ne fasse référence à une communauté à laquelle nous sommes redevable. "Il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en particulier[...]On n'aurait aucune fidélité, aucune vraie amitié ni généralement aucune vertu" sans cela déclare Descartes par lettre le 15/09/1645 à la Princesse Elysabeth. Il ajoute : "cette considération est la source et l'origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes". Dans une lettre à Chanut datée du 1/02/1647 il écrit : "On voit tous les jours des exemples de cet amour, même en des personnes de basses conditions, qui donnent leur vie de bon coeur pour le bien de leur pays ou pour la défense d'un grand qu'ils affectionnent".
Ainsi, la philosophie cartésienne et tout ce qui s'y lit entre les lignes composent avec ces deux visages : celui du philosophe prudent et celui de l'aristocrate magnanime. Marie Emma
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