On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 21 juillet 2013

La Boétie, la fatigue de la fatigue

Préface à l'ouvrage collectif, Autour de La Boétie et de la Servitude volontaire, qui sera publié prochainement par les Grands Cahiers Périgord Patrimoine.

Les grandes œuvres politiques se reconnaissent à ce trait qu'elles suscitent, au cours du temps, des interprétations multiples, souvent contraires et qu'elles servent de justification à toutes sortes de prosélytes pour justifier leurs combats militants. Pourtant, aucune de ces lectures, aucune de ces récupérations idéologiques partisanes n'épuisent la vigueur de l'œuvre qui toujours garde quelque chose de sa fraîcheur et de sa nouveauté originelles. Ainsi en est-il du Prince de Machiavel, de l'Utopie de Thomas More et du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Et s'il en est ainsi, c'est parce que l'auteur de ces textes, presque contemporains les uns des autres – le XVIe siècle est le siècle de la politique, disait à juste titre le grand historien Augustin Thierry - ne s'est pas contenté d'établir un projet de réforme politique destiné uniquement à la société de son temps : l'unification de l'Italie sous la gouverne d'un prince bon sachant entrer dans la nécessité du mal et se faire ainsi ami de Dieu, pour résumer en bref le propos du Secrétaire florentin, la nécessaire correction des maux et des injustices qui minent l'Angleterre à la lumière, mais prise de biais, des principes et des institutions d'une communauté idéale que propose le Chancelier d'Henri VIII ou l'appel du jeune sarlais à se libérer de l'aliénation à laquelle les peuples se soumettent lorsqu'ils servent un tyran qui ne tient son pouvoir que de leur sujétion.

Machiavel voulait qu'entre le libre-arbitre des hommes et les décrets de la Fortune, la répartition se fasse à cinquante cinquante. Tel est, selon lui, le postulat de l'action politique. La Boétie est plus exigeant ou plus optimiste, c'est pourquoi il va plus loin et qu'il est plus moderne. La liberté humaine n'est pas un simple postulat, une demande de la raison pratique sans laquelle il ne resterait aux hommes qu'à se résigner à la fatalité : c'est, en vérité, un absolu ontologique, le fondement de notre dignité et de notre humanité. Il fallait pour l'affirmer repousser loin de soi autant le sadisme de la divinité maléfique qui assombrit le ciel machiavélien que les terribles leçons de saint Augustin sur le péché originel, la damnation de la nature humaine nous assujettissant, impuissants sans le secours de la grâce invincible, à l'hégémonie du mal. Et c'est que ce fit ce jeune homme aux semelles de vent lorsqu'il entreprit d'écrire ce court essai entre seize et dix-huit ans – quoiqu'il l'ait sans doute repris quelques années plus tard et qu'il fut peut-être amendé à la marge par l'ami Montaigne.

Bourré jusqu'à la gorge de références antiques, construit sur le modèle classique de l'art rhétorique, nourri aux idées-source de l'humanisme de la Renaissance, empreint de la confiance stoïcienne dans les capacités de l'homme bien plus que des angoisses et de la rude langue de l'Ancien Testament – sur ce point La Boétie, lecteur d'Erasme, est un anti-Luther – la réflexion part d'une énigme portée à la hauteur d'une question universelle : d'où vient ce « monstre de vice » que les hommes, libres par nature, ploient sous le joug du tyran, « un seul homme et le plus souvent le plus lâche et fémelin de la nation » et qu'ils se complaisent dans cette servitude qu'il ne tiendrait pourtant qu'à eux de rejeter ?

Le problème est d'abord et avant tout psychologique, relevant, plus précisément, de la psychologie politique. C'est pourquoi, il est inexact de voir dans le Discours un manifeste en vu de la sédition, même si, rebaptisé Contr'Un, il servit de manuel aux protestataires huguenots pour « remuer et renverser l'Etat », selon le mot de Sainte-Beuve et qu'il connut un renouveau d'intérêt à la période révolutionnaire. L'œuvre fut rédigée à une époque de grands troubles, certes, les persécutions contre les protestants qui débutèrent en 1525 et qui aboutirent au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572. Mais rien ne justifie de faire de La Boétie un adversaire de la monarchie qui viserait à l'instauration d'une démocratie, fondée sur la souveraineté populaire. S'il est un précurseur de la pensée politique libérale, et, de fait, il l'est, c'est pour une toute autre raison. Ce qu'il amorce dans le rappel du droit inaliénable des hommes à prononcer un grand Non face aux autorités qui les oppressent, et auxquelles pourtant ils s'asservissent, c'est une théorie de l 'Etat et du pouvoir qui refuse de considérer la relation politique comme une relation de dépendance entre les hommes : « Nous sommes tous compagnons » mais « ne peut tomber en l'entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie ». La domination n'a rien de naturel, et si elle doit être légitimée par le consentement des individus, un tel consentement doit être soigneusement distingué de la soumission aveugle et passive, serait-elle volontaire.

Il fallait pourtant expliquer cette propension des peuples à renoncer à ce qui est leur bien le plus précieux. La coutume et l'habitude y tiennent une grande part. De fait, « la première raison de la servitude volontaire, c'est la coutume ». En résulte une indifférence au bien commun, une manière d' « éfféminer » les hommes que ne connaissent pas les nations libres et que les tyrans s'efforcent de nourrir par toutes sortes de divertissement et de contentements : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de la liberté, les outils de la tyrannie ». Comment ne pas songer ici à la critique des sociétés de consommation et de l'aliénation des hommes bêtement satisfaits de jouir de biens matériels et des distractions que leur offrent les médias, mais incapables d'esprit critique à l'égard du système que développera Herbert Marcuse, trois siècles plus tard, dans L'homme unidimensionnel ? Il n'y a pas si loin de La Boétie à Marx et aux penseurs qui s'inspirent de sa pensée, malgré les différences évidentes qui les séparent. Comment ne pas évoquer également l'idée que les systèmes totalitaires modernes, du moins à l'époque de basse intensité, tenaient bien plus à ce que Vaclav Havel nomme « la vie dans le mensonge » qu'à toute autre raison, la démission des citoyens produisant une autogravitation du système sur lui-même qui fait toute sa force et toute sa faiblesse, une idée très proche de ce que La Boétie voulait nous faire entendre. La dernière raison qui fait « le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie » est la corruption morale généralisée de la société qu'un tel régime engendre, chacun se comportant en courtisan flatteur de celui qui au-dessus de lui détient une part de pouvoir. Aucune de ces raisons qui nourrissent une véritable pathologie sociale n'est à mettre au compte de l'usage de la terreur. La vérité, selon La Boétie, c'est que nous sommes le plus souvent les artisans de notre sujétion, de sorte qu'il nous appelle à une prise de conscience, à un sursaut, à ce que Vaclav Havel appelle d'un beau mot : « la fatigue de la fatigue ».

Que l'on puisse mettre en parallèle les analyses de La Boétie avec la leçon morale des grandes figures de la dissidence qui ont incarné dans leurs actes les plus hauts principes de l'humanisme européen - une conscience exigeante de la responsabilité individuelle, l'appel au respect des droits humains fondamentaux, la critique des perversions d'un certain individualisme lorsqu'il engendre le repli sur soi et la dépendance à l'égard de l'Etat omni protecteur (si bien soulignées en son temps par Tocqueville) - montre la remarquable actualité de l'œuvre. Chaque fois qu'un peuple se libère par ses propres forces de l'oppression des tyrans qui le tiennent sous son joug, c'est en disciple de La Boétie qu'il agit.

Cette leçon ne cesse de s'adresser, aujourd'hui encore, à notre conscience de citoyen dès lors que, même en démocratie, notre vigilance à l'égard du pouvoir doit rester en permanence éveillée. De fait, il appartient à l'essence du pouvoir d'obéir à une volonté de puissance qui, si elle n'est pas à proprement parler tyrannique, a toujours tendance à se faire au détriment du droit naturel des individus à se gouverner eux-mêmes. Et ce droit est au cœur de la forme libérale de régime que, en partie à son insu, La Boétie annonce : l'institution démocratique.

4 commentaires:

MathieuLL a dit…

Un magnifique billet que voici... En effet, les grandes œuvres ne perdent jamais de leur fraîcheur - elles ont été taillées dans le roc de l'esprit et atteignent ainsi l'éternité.

Le propre de la liberté est de s'acquérir par le combat - souvent contre soi-même. Il me semble, en ce sens, que l'Ancien Testament demeure malgré tout une source plus profonde que le Nouveau. Certes, l'abolition de la Loi permet au chrétien de "jouir de la liberté glorieuse des enfants de Dieu" (cf. Romains 8, 18-27). Mais la Loi offrait (et offre encore) au Juif un défi plus grand encore : surpasser la nature humaine et la transfigurer par l'application rigoureuse des mitsvots. On pourrait donc y trouver - sans contredire notre auteur - un puissant encouragement au travail sur soi.

Le problème de nos sociétés actuelles... c'est qu'elles croient naïvement que la liberté va de soi - pire : qu'elle se doit ! Or rien de plus faux. L'homme doit arracher sa liberté au griffe du Destin et devenir Dieu d'une certaine manière. La consommation aveugle, bien sûr, contribue à aliéner la liberté. Mais ce n'est pas le seul phénomène à incriminer : croire que l'expansion des "droits" et l'abandon de certains principes maximisent la liberté est un mensonge occidental. On échappe jamais à la loi. Une liberté sans lois est une matière sans formes.

Merci beaucoup pour ce billet ! Et bonnes vacances !

Descharmes philippe a dit…

Tout d'abord merci à M. Terestchenko pour ce texte estival, qui nous permet de nous replonger dans des préoccupations philosophiques.
J'avoue avoir découvert La Boétie, que je ne connaissais que de nom, et pour ce qui est de Machiavel, qui utilisait le mal et la Fortune, je rappelle qu'il a terminé sa vie dans ce qu'il appelait sa "pouillerie" et qu'il n'a jamais réussi à revenir à une influence sur le pouvoir. Thomas More, lui,à mon avis, s'est livré à une étude, bien qu'utopiste, d'où le nom "d' Utopie" de son ouvrage, de la société anglaise et des extraits et citations de ce livre ont été repris par K. Marx, ultérieurement, sur les grands propriétaires anglais.
Mais l'on s'aperçoit toutefois que, dans son déroulement, l'histoire va (je suis un optimiste) vers la liberté des peuples, en émettant des réserves toutefois sur des possibles démocraties "totalitaires", créées par, les médias, un type de culture ou pseudo culture, la publicité qui produit chez celui qui subit cette contrainte lorsqu'il en prend conscience, une "conscience malheureuse" et pas toujours un aller vers un acte de libération.
J'apprécie fortement, par ailleurs, que M. Terestchenko développe ce que nous intuitionnons plus ou moins en le rationnalisant dans des concepts et une analyse opératifs, et pour reprendre le rappel d'Emma, dans la conversation précédente, c'est dans les échanges et la conversation que nous progressons.

Anonyme a dit…

Bonjour à tous,

Le sujet de cet article à mon sens est presque a-philosophique tant il nous engage (a priori) dans les méandres 'boueux' de la psyché humaine.
Etienne de la Boétie exprime cet aspect d'ailleurs, dans le vocabulaire qu'il emploie pour tenter de repérer, cerner puis qualifier cette quasi 'tare' de l'humain.
Si "la domination n'est pas naturelle", le fait de vouloir et devoir être dominé lui l'est totalement, car nous avons tous été enfants.
Sauf qu'un chef n'est pas le père de ses sujets, car il lui manque en sus de l'amour le désir de les rendre 'totalement' indépendants.
Sauf que nous sommes ou devrions être autrement que de 'grands enfants', "mais il est si aisé d'être mineur". Kant.
"Comment appeler ce monstrueux vice que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?" demande La Boétie, ce vice dont on se plaît à ignorer tous les ressorts en nous, jusque dans nôtre volonté de conjurer la domination ? (cf Marcel Gauchet) : paresse, lâcheté pour Kant, coutume, distraction pour La Boétie, indifférence, ignorance...
Y a-t-il au fond une explication psychologique ?
Voilà l'alternative :
- Les raisons du pouvoir, celles ci sont objectives, elles sont le fait des sujets.
- Puis l'énigme de la sujétion, essentiellement opaque.
Reste la Liberté, ce 'grand' mot, cet "absolu ontologique", pour citer M. Terestchenko, la liberté, pour laquelle tant d'hommes ont donné leur vie.
C'est sans doute le grand soleil de ces vies exemplaires qui nous permet de dissiper l'embrouillamini énigmatique en question.
MarieEmma(sepad)

Dominique Hohler a dit…

Je suis troublé par la remarque en début de billet qui à mon avis mérite mieux que d’être prise pour une simple clause de rhétorique servant à introduire le sujet :
Le fait que les grandes œuvres politiques soient l’objet au fil du temps d’interprétations qui les actualisent aux contextes contemporains montre l’immense plasticité de ces œuvres. Cette plasticité fonctionne comme un potentiel de savoir qui suggère que tout n’a pas été dit encore et que les interprétations adaptatives continueront d’être produites dans l’avenir.
En d’autres termes, le discours de la servitude volontaire n’a pas fini de servir. L’original constitue un socle et les interprétations passées et à venir en sont les actualisations.
Je propose que notre lecture du socle tienne compte de ce trait que vous identifiez cher Michel, et que du texte de La Boétie nous fassions le canevas d’une actualisation qui bien loin de trahir le texte original constitue un hommage à son statut de grande œuvre politique.
Pour rende possible cette lecture il faut repérer les constantes et les variables du texte. La taille d’un billet de blog ne permet pas d’embrasser tout le sujet, mais prenons deux exemples des plus simples :
Constante : la propension des hommes à se soumettre.
Variable : l’identité de l’oppresseur qui les soumet.
Par la constante La Boétie met à jour un mécanisme, celui de l’oppression, et ce statut de constante nous indique que malgré les révolutions, les jacqueries et les révoltes nous serons toujours soumis à notre propension à la soumission.
Par la variable (qu’il s’agit d’actualiser) nous devons atteindre l’acteur qui incarne de nos jours le tyran et ainsi ne plus nous tromper de cible quand nous tombons dans la saine « fatigue de la fatigue ».
Ne pas opérer cette actualisation revient à la paresse d’une contestation ronronnante ; Pierre Maurois, Premier Ministre en 1981 parlait de ses adversaires en les désignant par « Ceux du château », certains caricaturistes (Plantu) montrent les capitalistes en haut-de-forme et cigare en bouche. Dans notre imaginaire nous sommes en retard d’une guerre ; nous en sommes à la dernière actualisation, celle de Marcuse, et cette erreur nous fait déployer nos forces dans le vide tandis que le véritable oppresseur continue de nous opprimer en toute impunité.

Dominique Hohler