On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 31 mars 2015
Université Catholique de Lyon, 10 mars 2015
7 commentaires:
Vincent
a dit…
Conférence au Centre Interdisciplinaire d’Éthique – Cycle de conférences « L’homme à l’épreuve de sa vulnérabilité » - Banalité du mal, banalité du bien
Dans cette conférence, M. Terestchenko développe un propos allant à l’encontre d’une théorie sacrificielle de l’altruisme, ainsi que les concepts de « présence » et d’« absence à soi ». Nous nous proposons ici de commenter le point de vue adopté, en le comparant à notre réflexion personnelle. De l’attestation des actions désintéressées. Si l’on postule que l’homme agit toujours de façon intéressée, même lorsqu’il agit apparemment de façon désintéressée, le problème est celui de l’attestation : est-il possible qu’il existe des conduites authentiquement désintéressées, qui ne soient pas mues par des motivations de type égoïste ? Telle est la question que pose M. Terestchenko au début de la conférence, en insistant sur le fait qu’attester du caractère fondamentalement altruiste d’un comportement est impossible, même dans des conditions expérimentales totalement contrôlées. En d’autres termes, si un tel comportement est possible, nous serions incapables d’en rendre compte de manière absolument certaine, et ferions ainsi planer une « philosophie du soupçon » nous permettant de corroborer une vision misanthrope d’autrui. Il est clair qu’une telle conception explique bien le cheminement psychologique inhérent au phénomène de l’attestation d’actions désintéressées : pour y parvenir, il serait nécessaire de s’immiscer dans l’esprit même de la personne considérée, ce qui n’est actuellement pas possible. Nous ne pouvons avoir qu’au mieux, et dans des conditions expérimentales rigoureuses, un témoignage de la part d’individus venant d’effectuer une action apparemment désintéressée, et corroborer ce témoignage par des marqueurs physiologiques nous permettant, de façon intermédiaire, d’incliner en faveur du mensonge ou de la vérité des dires de la personne. Mais nous pouvons en retour tout aussi bien postuler le fait que cette impossibilité d’attester d’une action désintéressée permet de croire à la possibilité même d’une telle action, alors que dans la réalité il en est peut-être tout autre. Nous irons plus loin : comment en outre définir une action désintéressée ? Est-ce par l’absence de poursuite d’un mobile personnel ? Mais chacun ne poursuit-il pas à chaque instant un mobile personnel, même imprécis ? Prenons un exemple – anodin - d’une personne en aidant une autre - dans le besoin - à porter ses courses pour aller jusqu’à sa voiture. On pourra arguer que la personne qui fournit de l’aide « sacrifie » son temps personnel pour aider son prochain, ou, pour se rapprocher davantage de l’idée de M. Terestchenko, qu’elle dispose d’une envie spontanée de l’aider, sans contrepartie, puisqu’elle l’a vu dans le besoin. Mais faisons la généalogie de cette « envie spontanée » : qu’est-ce qui a, à cet instant précis, fait que la personne a porté secours ? On peut raisonnablement penser, d’une part, que c’est le fait d’avoir reconnu chez son prochain le besoin par des marqueurs physiques tels que ceux relatifs à l’effort (joues rouges, dos voûté, transpiration, halètement), par la voie de l’empathie, qui a permis à la personne aidante de réussir à lire le besoin chez autrui, et d’autre part que la détermination d’un besoin chez son prochain a fait résonance avec ses propres expériences personnelles de besoin (la sensation de pénibilité ressentie dans une telle situation), le tout ayant contribué à déclencher le comportement d’aide.
Dans ce cas précis, cela serait donc le mécanisme d’empathie qui serait la source initiale du comportement d’aide, mécanisme que l’on sait reproduire chez celui qui le ressent les circuits cérébraux de la douleur dans le cas d’une situation perçue comme douloureuse chez autrui, d’autant plus qu’il existe un lien entre les personnes (HEIN, SINGER, I feel how you feel but not always: the empathic brain and its modulation, Current opinion in neurobiology, 2008) : ce type de comportement prendrait donc profondément sa source dans le corps de l’individu témoin de la scène douloureuse et, par voie de fait, serait donc motivé par un besoin personnel de réduire, dans son propre corps, une anxiété liée au stress de lire la douleur chez autrui. Le comportement d’aide émanerait donc d’un mobile personnel, même inconscient, consistant à réduire une tension, un certain « stress », dans son propre corps. On peut donc raisonnablement postuler que toute action serait « intéressée », même dans le cas d’actions apparemment désintéressées, en définissant l’intérêt personnel comme « tout profit consciemment ou inconsciemment tiré de la situation ». Le mobile personnel par excellence n’est-il pas par ailleurs de diminuer à tout moment la pénibilité de son existence, tout simplement ? Mais on pourrait encore avancer, selon l’argument de M. Terestchenko, que cela relève d’un « soupçon » trop souvent systématisé, alors que le pur désintéressement reste, théoriquement, possible.
Une conception sacrificielle de l’altruisme. Le deuxième point que nous souhaitons aborder est cette conception sacrificielle de l’altruisme, selon laquelle le désintéressement ne serait possible que s’il était radicalement sacrificiel, c’est-à-dire que si l’on faisait le sacrifice radical de toute espérance, constituant alors une « éthique du désintéressement ». Ce point de vue reviendrait au fait qu’il existerait des conduites proprement désintéressées, sans poursuite aucune d’intérêts propres à l’individu : or, comme le souligne M. TERESTCHENKO dans son article Égoïsme ou altruisme ? Laquelle de ces deux hypothèses rend-elle le mieux compte des conduites humaines ? (La découverte – Revue du Mauss, 2004/1 n°23, pp. 312-333), il peut exister des conduites hybrides, c’est-à-dire des conduites où le bien voulu pour autrui ne serait pas incompatible avec un intérêt personnel, secondaire ou non. Selon notre point de vue, l’altruisme ainsi considéré ne serait qu’émergent par rapport au concept de « rapport à soi », concept que nous préférerons à celui d’égoïsme, qui véhicule trop l’idée selon laquelle le bien personnel serait incompatible avec celui pour autrui – égoïsme que l’on pourrait d’une certaine manière qualifier, lui aussi, de « sacrificiel » (on sacrifie le bien que l’on pourrait apporter à autrui pour ne se concentrer que sur celui dont on tire soi-même profit). L’émergence de l’altruisme à partir du rapport à soi (et ce qui est souvent communément appelé « égoïsme ») se fait selon nous dans la mesure où le bien apporté à autrui nous apporte avant tout des bienfaits psychologiques, voire biologiques (de diminution de l’anxiété que peut par exemple apporter le fait de voir quelqu’un souffrir), donc dans la mesure où le rapport à soi donne l’occasion à l’altruisme de s’exprimer.
Pour reprendre l’exemple précédemment cité, cela serait donc la diminution de la tension interne relative au stress ressenti de voir l’autre dans le besoin, cumulée avec la justification psychologique dans le cadre d’un rapport aux valeurs défendues par l’individu en question, qui feraient que le comportement altruiste émergerait : pas d’« altruisme pur » ou sacrificiel donc, mais bien une incitation biologique et psychologique à prodiguer le bien à autrui. Rapport à soi, altruisme et égoïsme seraient donc intimement liés, faisant ainsi de ce premier concept la pierre angulaire de la concaténation des différents types de comportements, tous émergents par rapport à lui. Ce serait le soin que nous apportons à la survie et au bien-être de notre corps qui ferait advenir les différents types de comportements, reléguant ceux-ci à des réalités de seconde priorité par rapport au processus vital. Il n’y aurait donc pas d’altruisme totalement sacrificiel, et le « pur égoïsme » serait donc pondéré pour les animaux évolués que nous sommes par le développement possiblement exponentiel du processus d’empathie et, plus largement, de considérations psychologiques. Pour ces raisons, des comportements qui pourraient sembler totalement aberrants selon le processus vital, comme ceux de se donner la mort, de se laisser mourir ou de secourir autrui au risque de sa vie, apparaissent de façon non négligeable dans le cas de l’humain, alors qu’ils sont apparemment significativement moins fréquents dans le reste du règne animal, tout ceci sans pour autant se situer dans une catégorie « sacrificielle » de l’altruisme, puisqu’ils sont indubitablement de l’ordre du comportement intéressé mais « désespéré ».
Des actions proprement « bonnes » ou « mauvaises » : le concept de présence ou d’absence à soi. Rendre compte des conduites de destructivité humaine par le biais de l’égoïsme psychologique (par exemple la Shoah), ou des comportements altruistes par une dimension sacrificielle ne serait, selon le conférencier, pas possible : sur la base du couple paradigmatique égoïsme / altruisme sacrificiel, on ne pourrait ni comprendre les comportements de destructivité, ni les actions manifestement « bonnes ». Il est vrai que dans le cadre de l’Holocauste par exemple, utiliser la catégorie de l’« égoïsme » telle quelle n’a apparemment qu’une très faible portée explicative ; cependant, il est possible de considérer, analytiquement, l’enchaînement des causes ayant conduit à ce drame comme l’objet de volontés individuelles (celle de suprématie de la race ou, comme dans le cas d’Eichmann, celle d’obéir à une chaîne de commandes) totalement détachées de toute considération des conséquences et du « mal » fait à autrui. Et si d’un autre côté, selon M. Terestchenko, des recherches montrent que les personnes ayant « bien agi » ne l’ont pas fait sous le coup d’une dimension sacrificielle, nous pouvons supposer qu’un enchaînement similaire de raisons était à l’œuvre, et peut-être de manière tout aussi « détachée » des conséquences réelles que l’action peut avoir pour son propre bien-être que dans le cas du mal fait à autrui.
Pour répondre à cette question du hiatus entre les actions bonnes ou mauvaises (comportements) et leurs dispositions internes (attitudes), l’auteur de cette conférence propose le paradigme de « présence ou d’absence à soi » : serait présent à lui-même celui qui tiendrait compte des conséquences possibles de son action en considérant autrui, tandis que serait absent à lui-même celui qui n’écouterait pas cette voie intérieure de l’empathie qu’il est censé entendre. Par exemple, dans le cas de l’expérience de Stanley Milgram, dans laquelle des sujets administraient d’apparents chocs électriques à des individus interrogés lorsqu’ils donnaient une mauvaise réponse, le fort taux de personnes ayant été jusqu’à administrer des doses létales pourrait être expliqué par le fait que ces individus, le temps de l’expérience et soumis à une « chaîne de commande », se seraient « absentés à eux-mêmes » en mettant à distance les conséquences de leurs actions, se réfugiant derrière la justification hiérarchique de la situation (« je suis obligé d’obéir, puisqu’on m’en donne l’ordre »). Par ailleurs, celui qui agirait de manière conforme à la « présence à soi » prendrait en compte la personne d’autrui pour s’assurer de son bien-être, comme s’il s’agissait de lui-même. De plus, M. Terestchenko ajoute que l’idée que nous pourrions avoir de notre comportement dans une situation telle que nous puissions être réduit à un comportement « agentique » serait totalement démentie par les faits : en d’autres termes, nous pensons agir avec égard pour autrui, alors que dans un tel cas il n’en est rien, ou à l’opposé nous pensons ne pas être capable de résister, et le comportement juste s’impose à nous. Dans la mesure où l’individu n’a jamais vécu le type de pression en question, nous sommes d’accord avec ce dernier point, et le double concept de « présence » ou d’« absence à soi » nous semble assez pertinent pour décrire le phénomène d’écoute des caractéristiques psychologiques initiées par l’empathie. Cependant, nous pensons que les termes en eux-mêmes peuvent prêter à confusion, dans la mesure où quelqu’un qui est confronté à un stress est également « présent » à lui-même en répondant de manière « égoïste » à la situation (comme dans le cas de l’expérience de Milgram), et où quelqu’un qui privilégie le bienfait d’autrui, « s’absente » aussi à lui-même, en oubliant le sien propre au bénéfice d’un autre, dans une certaine mesure.
Institutions et vulnérabilité situationnelle. « Les institutions ne devraient pas demander aux individus d’être héroïques », avance M. Terestchenko. Et, comme pour le professeur Zimbardo (à l’origine de la célèbre expérience de Stanford), il pense que la situation est le facteur fondamental, en d’autres termes que les institutions mettent les individus dans une posture de « vulnérabilité situationnelle », créant ainsi le mal, qui n’émane pas forcément d’un être voulant cet état de choses : « il n’y a pas besoin d’être malveillant pour être malfaisant ». Nous rejoignons l’auteur d’Un si fragile vernis d’humanité sur cette conception situationnelle du mal véhiculée par les institutions, puisqu’il paraît évident que les institutions sont généralement liées à tout un panel de lois, règles ou codes sociaux qui peuvent placer les individus dans des situations où ils sont face à un dilemme parfois difficile à résoudre. C’est par exemple le cas de l’expérience du professeur Zimbardo, dans laquelle une situation carcérale était recréée expérimentalement, et où, en fonction du rôle qui leur était assigné (prisonniers ou gardiens), les gardiens s’étaient mis à y « correspondre » en adoptant des comportements justifiés par l’expérience, mais blâmables (comme les humiliations destinées aux prisonniers).
Bien que la fiabilité de cette expérience ait été remise en cause (cf. LE TEXIER, Histoire d’un mensonge : enquête sur l’expérience de Stanford, 2018), nous pouvons tout de même nous interroger sur ce genre de vulnérabilité qui est également véhiculée dans l’expérience de Milgram, et avancer qu’éthiquement parlant, on ne devrait pas mettre les individus dans une situation facilitant des comportements délétères pour autrui. Nous ajouterons que malgré tout, ce qui crée cette vulnérabilité situationnelle semble résider dans la nature même du rapport que nous entretenons avec les institutions, ou plutôt dans la nature du rapport que celles-ci mettent en place avec les individus qui les fréquentent : ainsi, concilier les différents rôles qui nous incombent dans ces institutions et notre personnalité peut parfois se révéler être une gageure, et s’il reste rare que des situations réellement dangereuses (du point de vue des dommages causés à autrui) aient lieu au quotidien, force est de constater que les situations banales mettant en œuvre cette vulnérabilité dont nous parlons sont beaucoup plus fréquentes. Prenons comme exemple la question de l’égalité et de l’équité. Dans le cadre d’une fonction où l’on aurait à traiter des cas individuels, quelle exigence satisfaire ? On peut arguer qu’il s’agit de se référer à la loi. Mais n’est-ce pas cette même loi qui crée la vulnérabilité situationnelle ? Pour en revenir à notre exemple, dans le cas d’une loi « égalitaire » - c’est-à-dire mettant chaque cas individuel traité sur le même pied d’égalité indépendamment de ses spécificités –, en laissant de côté les caractéristiques individuelles, nous permettons au déterminisme social de se perpétuer, et dans le cadre d’une loi « équitaire » - cherchant à aplanir les différences en donnant davantage à ceux qui en ont besoin, et moins à ceux qui sont le moins démunis, au regard d’une caractéristique précise -, nous créons un autre sentiment d’injustice, celui de ne pas être traité sur le même pied d’égalité. Selon cet exemple, si la loi est fixe (équitaire ou égalitaire), à partir de quel seuil d’inégalité subjective devons-nous, à l’instar des sujets qui refusaient d’administrer des chocs électriques dans l’expérience de Milgram, déroger à cette même loi ? Un lourd poids pèse sur la fonction de jurisprudence.
Présence à soi contre acte moral. Nous voudrions à présent évoquer le fait que, selon M. Terestchenko, les sujets ayant accompli un acte héroïque n’ont pas agi de façon « strictement moral au sens kantien », mais selon une « évidence » se présentant à eux. En d’autres termes, ils n’auraient pas agi par égard, conviction ou respect pour la loi, mais par instinct ou spontanéité de l’acte bon. Ainsi, on pourrait opposer une conception « législative » du rapport à l’acte moral à une autre que l’on pourrait qualifier de « naturelle », et qui amènerait l’individu à se passer de tout rapport à une norme, règle ou loi pour diriger moralement ses actions.
Or il nous semble que les choses soient plus complexes, moins binaires, et que ces deux paramètres - la moralité conférée par la norme d’une part, et celle, plus naturelle, issue de l’empathie d’autre part - fassent l’objet d’une réelle intrication rendant leur séparation conceptuelle ineffective. En effet, pouvons-nous considérer les causes d’un acte moral comme relevant seulement d’un seul paramètre, tel que l’évidence ou le respect pour la loi ? Il paraît plus raisonnable de penser qu’une prise de décision jugée « morale » soit l’objet de multiples causes, et que l’adéquation aux critères de l’éthique contemporaine émerge à la fois d’une réalité physiologique issue de l’empathie (nous souhaitons le bien pour autrui car nous sommes susceptibles de ressentir sa douleur potentielle), et d’une « prise en charge » de cette fonction au niveau social (des règles et des lois ont été édictées par égard pour ce besoin de ne pas (trop) faire souffrir autrui). Où donc situer la limite entre l’appel « naturel » à ne pas faire souffrir autrui - ou à l’aider - et le rôle de l’environnement (qu’il soit familial ou institutionnel) ? Nous concevons que cette distinction existe au niveau conceptuel. Mais les concepts ne devraient-ils pas s’ancrer dans des éléments de réalité ? N’y a-t-il pas quelque chose de plus concret derrière l’« évidence » ? Agir par pur respect pour la loi, tel que le dicte la morale kantienne, ne pourrait bien n’être qu’une illusion extrayant l’homme à sa réalité corporelle, réalité qui, dans notre cas, s’exprime par la voie de l’empathie. Et, de manière similaire, considérer une action comme effective par le truchement d’une évidence pourrait tomber sous le coup d’une simplification conceptuelle trop appuyée.
Des épiphanies du bien, des épiphanies du mal ? Enfin, le dernier point que nous aborderons concerne cette affirmation selon laquelle il existerait des « épiphanies du bien » comme du mal, qui auraient lieu dans certaines situations. Ceci signifierait qu’il existe un Bien et un Mal absolus, cachés, sous-jacents, se manifestant dans certaines actions humaines. Si nous devons comprendre que bien et mal, en tant qu’idées créées par l’humain, possèdent une réalité dans le sens où ils peuvent avoir une manifestation tangible en référence à une norme suggérée par l’empathie, cela se comprend. Mais s’ils ont alors une réalité dans la mesure où l’on perçoit leur manifestation, cela n’en fait pas pour autant quelque chose d’absolu, existant en soi, sans recours à l’être humain. Le fait qu’une situation nous semble manifester le « bien absolu » (comme dans le cas de la liste de Schindler, dans le film éponyme), ou au contraire le « mal absolu » (comme cela a pu être le cas avec Auschwitz) ne suppose pas qu’il existe des valeurs en soi, en dehors de toute réalité vivante, mais bien au contraire que des entités capables de les conceptualiser les créent. C’est parce qu’elles sont engendrées et relatives que l’on peut envisager leur absoluité et leur fermeté. L’horreur absolue que fut Auschwitz ne nous paraît absolue que parce qu’elle nous est relative, autrement dit c’est puisque nous pressentons l’horreur des victimes et que nous avons construit tout un corpus de règles inaliénables empêchant de faire le mal que nous qualifions cet évènement d’épiphanie du mal. Et c’est puisque les conditions y menant ne nous semblent pas inaccessibles, ou parce que l’on sait qu’elles ont été réunies à un moment de l’Histoire, que nous avons besoin de mettre le plus possible à distance leur survenue en érigeant des règles absolues.
De même, les manifestations les plus tangibles du bien nous semblent procéder d’une épiphanie car quelque chose au fond de nous-mêmes nous pousse à les perpétuer, et non car elles sont absolues en soi ; et nous devons attribuer ce fait à l’empathie qui, issue d’un rapport à soi primordial, émerge pour nous faire prendre en compte la réalité d’autrui.
Conclusion : notre responsabilité de citoyen. Nous conclurons cette réflexion par cette idée, évoquée par l’auteur de cette conférence, selon laquelle, face aux institutions et à la vulnérabilité situationnelle qu’elles peuvent engendrer, notre rôle n’est pas un devoir d’héroïsme, mais une responsabilité de citoyen. En effet, il paraît nécessaire d’une part pour les institutions de se régler de manière cohérente afin de ne pas exiger des citoyens qu’ils fassent preuve d’héroïsme, et d’autre part pour les individus de faire preuve de responsabilité dans leurs choix. _____________________
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Conférence au Centre Interdisciplinaire d’Éthique – Cycle de conférences « L’homme à l’épreuve de sa vulnérabilité » - Banalité du mal, banalité du bien
Dans cette conférence, M. Terestchenko développe un propos allant à l’encontre d’une théorie sacrificielle de l’altruisme, ainsi que les concepts de « présence » et d’« absence à soi ». Nous nous proposons ici de commenter le point de vue adopté, en le comparant à notre réflexion personnelle.
De l’attestation des actions désintéressées.
Si l’on postule que l’homme agit toujours de façon intéressée, même lorsqu’il agit apparemment de façon désintéressée, le problème est celui de l’attestation : est-il possible qu’il existe des conduites authentiquement désintéressées, qui ne soient pas mues par des motivations de type égoïste ? Telle est la question que pose M. Terestchenko au début de la conférence, en insistant sur le fait qu’attester du caractère fondamentalement altruiste d’un comportement est impossible, même dans des conditions expérimentales totalement contrôlées. En d’autres termes, si un tel comportement est possible, nous serions incapables d’en rendre compte de manière absolument certaine, et ferions ainsi planer une « philosophie du soupçon » nous permettant de corroborer une vision misanthrope d’autrui.
Il est clair qu’une telle conception explique bien le cheminement psychologique inhérent au phénomène de l’attestation d’actions désintéressées : pour y parvenir, il serait nécessaire de s’immiscer dans l’esprit même de la personne considérée, ce qui n’est actuellement pas possible. Nous ne pouvons avoir qu’au mieux, et dans des conditions expérimentales rigoureuses, un témoignage de la part d’individus venant d’effectuer une action apparemment désintéressée, et corroborer ce témoignage par des marqueurs physiologiques nous permettant, de façon intermédiaire, d’incliner en faveur du mensonge ou de la vérité des dires de la personne.
Mais nous pouvons en retour tout aussi bien postuler le fait que cette impossibilité d’attester d’une action désintéressée permet de croire à la possibilité même d’une telle action, alors que dans la réalité il en est peut-être tout autre. Nous irons plus loin : comment en outre définir une action désintéressée ? Est-ce par l’absence de poursuite d’un mobile personnel ? Mais chacun ne poursuit-il pas à chaque instant un mobile personnel, même imprécis ?
Prenons un exemple – anodin - d’une personne en aidant une autre - dans le besoin - à porter ses courses pour aller jusqu’à sa voiture. On pourra arguer que la personne qui fournit de l’aide « sacrifie » son temps personnel pour aider son prochain, ou, pour se rapprocher davantage de l’idée de M. Terestchenko, qu’elle dispose d’une envie spontanée de l’aider, sans contrepartie, puisqu’elle l’a vu dans le besoin. Mais faisons la généalogie de cette « envie spontanée » : qu’est-ce qui a, à cet instant précis, fait que la personne a porté secours ? On peut raisonnablement penser, d’une part, que c’est le fait d’avoir reconnu chez son prochain le besoin par des marqueurs physiques tels que ceux relatifs à l’effort (joues rouges, dos voûté, transpiration, halètement), par la voie de l’empathie, qui a permis à la personne aidante de réussir à lire le besoin chez autrui, et d’autre part que la détermination d’un besoin chez son prochain a fait résonance avec ses propres expériences personnelles de besoin (la sensation de pénibilité ressentie dans une telle situation), le tout ayant contribué à déclencher le comportement d’aide.
Dans ce cas précis, cela serait donc le mécanisme d’empathie qui serait la source initiale du comportement d’aide, mécanisme que l’on sait reproduire chez celui qui le ressent les circuits cérébraux de la douleur dans le cas d’une situation perçue comme douloureuse chez autrui, d’autant plus qu’il existe un lien entre les personnes (HEIN, SINGER, I feel how you feel but not always: the empathic brain and its modulation, Current opinion in neurobiology, 2008) : ce type de comportement prendrait donc profondément sa source dans le corps de l’individu témoin de la scène douloureuse et, par voie de fait, serait donc motivé par un besoin personnel de réduire, dans son propre corps, une anxiété liée au stress de lire la douleur chez autrui. Le comportement d’aide émanerait donc d’un mobile personnel, même inconscient, consistant à réduire une tension, un certain « stress », dans son propre corps.
On peut donc raisonnablement postuler que toute action serait « intéressée », même dans le cas d’actions apparemment désintéressées, en définissant l’intérêt personnel comme « tout profit consciemment ou inconsciemment tiré de la situation ». Le mobile personnel par excellence n’est-il pas par ailleurs de diminuer à tout moment la pénibilité de son existence, tout simplement ?
Mais on pourrait encore avancer, selon l’argument de M. Terestchenko, que cela relève d’un « soupçon » trop souvent systématisé, alors que le pur désintéressement reste, théoriquement, possible.
Une conception sacrificielle de l’altruisme.
Le deuxième point que nous souhaitons aborder est cette conception sacrificielle de l’altruisme, selon laquelle le désintéressement ne serait possible que s’il était radicalement sacrificiel, c’est-à-dire que si l’on faisait le sacrifice radical de toute espérance, constituant alors une « éthique du désintéressement ».
Ce point de vue reviendrait au fait qu’il existerait des conduites proprement désintéressées, sans poursuite aucune d’intérêts propres à l’individu : or, comme le souligne M. TERESTCHENKO dans son article Égoïsme ou altruisme ? Laquelle de ces deux hypothèses rend-elle le mieux compte des conduites humaines ? (La découverte – Revue du Mauss, 2004/1 n°23, pp. 312-333), il peut exister des conduites hybrides, c’est-à-dire des conduites où le bien voulu pour autrui ne serait pas incompatible avec un intérêt personnel, secondaire ou non.
Selon notre point de vue, l’altruisme ainsi considéré ne serait qu’émergent par rapport au concept de « rapport à soi », concept que nous préférerons à celui d’égoïsme, qui véhicule trop l’idée selon laquelle le bien personnel serait incompatible avec celui pour autrui – égoïsme que l’on pourrait d’une certaine manière qualifier, lui aussi, de « sacrificiel » (on sacrifie le bien que l’on pourrait apporter à autrui pour ne se concentrer que sur celui dont on tire soi-même profit). L’émergence de l’altruisme à partir du rapport à soi (et ce qui est souvent communément appelé « égoïsme ») se fait selon nous dans la mesure où le bien apporté à autrui nous apporte avant tout des bienfaits psychologiques, voire biologiques (de diminution de l’anxiété que peut par exemple apporter le fait de voir quelqu’un souffrir), donc dans la mesure où le rapport à soi donne l’occasion à l’altruisme de s’exprimer.
Pour reprendre l’exemple précédemment cité, cela serait donc la diminution de la tension interne relative au stress ressenti de voir l’autre dans le besoin, cumulée avec la justification psychologique dans le cadre d’un rapport aux valeurs défendues par l’individu en question, qui feraient que le comportement altruiste émergerait : pas d’« altruisme pur » ou sacrificiel donc, mais bien une incitation biologique et psychologique à prodiguer le bien à autrui. Rapport à soi, altruisme et égoïsme seraient donc intimement liés, faisant ainsi de ce premier concept la pierre angulaire de la concaténation des différents types de comportements, tous émergents par rapport à lui. Ce serait le soin que nous apportons à la survie et au bien-être de notre corps qui ferait advenir les différents types de comportements, reléguant ceux-ci à des réalités de seconde priorité par rapport au processus vital.
Il n’y aurait donc pas d’altruisme totalement sacrificiel, et le « pur égoïsme » serait donc pondéré pour les animaux évolués que nous sommes par le développement possiblement exponentiel du processus d’empathie et, plus largement, de considérations psychologiques.
Pour ces raisons, des comportements qui pourraient sembler totalement aberrants selon le processus vital, comme ceux de se donner la mort, de se laisser mourir ou de secourir autrui au risque de sa vie, apparaissent de façon non négligeable dans le cas de l’humain, alors qu’ils sont apparemment significativement moins fréquents dans le reste du règne animal, tout ceci sans pour autant se situer dans une catégorie « sacrificielle » de l’altruisme, puisqu’ils sont indubitablement de l’ordre du comportement intéressé mais « désespéré ».
Des actions proprement « bonnes » ou « mauvaises » : le concept de présence ou d’absence à soi.
Rendre compte des conduites de destructivité humaine par le biais de l’égoïsme psychologique (par exemple la Shoah), ou des comportements altruistes par une dimension sacrificielle ne serait, selon le conférencier, pas possible : sur la base du couple paradigmatique égoïsme / altruisme sacrificiel, on ne pourrait ni comprendre les comportements de destructivité, ni les actions manifestement « bonnes ».
Il est vrai que dans le cadre de l’Holocauste par exemple, utiliser la catégorie de l’« égoïsme » telle quelle n’a apparemment qu’une très faible portée explicative ; cependant, il est possible de considérer, analytiquement, l’enchaînement des causes ayant conduit à ce drame comme l’objet de volontés individuelles (celle de suprématie de la race ou, comme dans le cas d’Eichmann, celle d’obéir à une chaîne de commandes) totalement détachées de toute considération des conséquences et du « mal » fait à autrui. Et si d’un autre côté, selon M. Terestchenko, des recherches montrent que les personnes ayant « bien agi » ne l’ont pas fait sous le coup d’une dimension sacrificielle, nous pouvons supposer qu’un enchaînement similaire de raisons était à l’œuvre, et peut-être de manière tout aussi « détachée » des conséquences réelles que l’action peut avoir pour son propre bien-être que dans le cas du mal fait à autrui.
Pour répondre à cette question du hiatus entre les actions bonnes ou mauvaises (comportements) et leurs dispositions internes (attitudes), l’auteur de cette conférence propose le paradigme de « présence ou d’absence à soi » : serait présent à lui-même celui qui tiendrait compte des conséquences possibles de son action en considérant autrui, tandis que serait absent à lui-même celui qui n’écouterait pas cette voie intérieure de l’empathie qu’il est censé entendre. Par exemple, dans le cas de l’expérience de Stanley Milgram, dans laquelle des sujets administraient d’apparents chocs électriques à des individus interrogés lorsqu’ils donnaient une mauvaise réponse, le fort taux de personnes ayant été jusqu’à administrer des doses létales pourrait être expliqué par le fait que ces individus, le temps de l’expérience et soumis à une « chaîne de commande », se seraient « absentés à eux-mêmes » en mettant à distance les conséquences de leurs actions, se réfugiant derrière la justification hiérarchique de la situation (« je suis obligé d’obéir, puisqu’on m’en donne l’ordre »). Par ailleurs, celui qui agirait de manière conforme à la « présence à soi » prendrait en compte la personne d’autrui pour s’assurer de son bien-être, comme s’il s’agissait de lui-même.
De plus, M. Terestchenko ajoute que l’idée que nous pourrions avoir de notre comportement dans une situation telle que nous puissions être réduit à un comportement « agentique » serait totalement démentie par les faits : en d’autres termes, nous pensons agir avec égard pour autrui, alors que dans un tel cas il n’en est rien, ou à l’opposé nous pensons ne pas être capable de résister, et le comportement juste s’impose à nous.
Dans la mesure où l’individu n’a jamais vécu le type de pression en question, nous sommes d’accord avec ce dernier point, et le double concept de « présence » ou d’« absence à soi » nous semble assez pertinent pour décrire le phénomène d’écoute des caractéristiques psychologiques initiées par l’empathie. Cependant, nous pensons que les termes en eux-mêmes peuvent prêter à confusion, dans la mesure où quelqu’un qui est confronté à un stress est également « présent » à lui-même en répondant de manière « égoïste » à la situation (comme dans le cas de l’expérience de Milgram), et où quelqu’un qui privilégie le bienfait d’autrui, « s’absente » aussi à lui-même, en oubliant le sien propre au bénéfice d’un autre, dans une certaine mesure.
Institutions et vulnérabilité situationnelle.
« Les institutions ne devraient pas demander aux individus d’être héroïques », avance M. Terestchenko. Et, comme pour le professeur Zimbardo (à l’origine de la célèbre expérience de Stanford), il pense que la situation est le facteur fondamental, en d’autres termes que les institutions mettent les individus dans une posture de « vulnérabilité situationnelle », créant ainsi le mal, qui n’émane pas forcément d’un être voulant cet état de choses : « il n’y a pas besoin d’être malveillant pour être malfaisant ».
Nous rejoignons l’auteur d’Un si fragile vernis d’humanité sur cette conception situationnelle du mal véhiculée par les institutions, puisqu’il paraît évident que les institutions sont généralement liées à tout un panel de lois, règles ou codes sociaux qui peuvent placer les individus dans des situations où ils sont face à un dilemme parfois difficile à résoudre. C’est par exemple le cas de l’expérience du professeur Zimbardo, dans laquelle une situation carcérale était recréée expérimentalement, et où, en fonction du rôle qui leur était assigné (prisonniers ou gardiens), les gardiens s’étaient mis à y « correspondre » en adoptant des comportements justifiés par l’expérience, mais blâmables (comme les humiliations destinées aux prisonniers).
Bien que la fiabilité de cette expérience ait été remise en cause (cf. LE TEXIER, Histoire d’un mensonge : enquête sur l’expérience de Stanford, 2018), nous pouvons tout de même nous interroger sur ce genre de vulnérabilité qui est également véhiculée dans l’expérience de Milgram, et avancer qu’éthiquement parlant, on ne devrait pas mettre les individus dans une situation facilitant des comportements délétères pour autrui.
Nous ajouterons que malgré tout, ce qui crée cette vulnérabilité situationnelle semble résider dans la nature même du rapport que nous entretenons avec les institutions, ou plutôt dans la nature du rapport que celles-ci mettent en place avec les individus qui les fréquentent : ainsi, concilier les différents rôles qui nous incombent dans ces institutions et notre personnalité peut parfois se révéler être une gageure, et s’il reste rare que des situations réellement dangereuses (du point de vue des dommages causés à autrui) aient lieu au quotidien, force est de constater que les situations banales mettant en œuvre cette vulnérabilité dont nous parlons sont beaucoup plus fréquentes.
Prenons comme exemple la question de l’égalité et de l’équité. Dans le cadre d’une fonction où l’on aurait à traiter des cas individuels, quelle exigence satisfaire ? On peut arguer qu’il s’agit de se référer à la loi. Mais n’est-ce pas cette même loi qui crée la vulnérabilité situationnelle ? Pour en revenir à notre exemple, dans le cas d’une loi « égalitaire » - c’est-à-dire mettant chaque cas individuel traité sur le même pied d’égalité indépendamment de ses spécificités –, en laissant de côté les caractéristiques individuelles, nous permettons au déterminisme social de se perpétuer, et dans le cadre d’une loi « équitaire » - cherchant à aplanir les différences en donnant davantage à ceux qui en ont besoin, et moins à ceux qui sont le moins démunis, au regard d’une caractéristique précise -, nous créons un autre sentiment d’injustice, celui de ne pas être traité sur le même pied d’égalité.
Selon cet exemple, si la loi est fixe (équitaire ou égalitaire), à partir de quel seuil d’inégalité subjective devons-nous, à l’instar des sujets qui refusaient d’administrer des chocs électriques dans l’expérience de Milgram, déroger à cette même loi ? Un lourd poids pèse sur la fonction de jurisprudence.
Présence à soi contre acte moral.
Nous voudrions à présent évoquer le fait que, selon M. Terestchenko, les sujets ayant accompli un acte héroïque n’ont pas agi de façon « strictement moral au sens kantien », mais selon une « évidence » se présentant à eux. En d’autres termes, ils n’auraient pas agi par égard, conviction ou respect pour la loi, mais par instinct ou spontanéité de l’acte bon.
Ainsi, on pourrait opposer une conception « législative » du rapport à l’acte moral à une autre que l’on pourrait qualifier de « naturelle », et qui amènerait l’individu à se passer de tout rapport à une norme, règle ou loi pour diriger moralement ses actions.
Or il nous semble que les choses soient plus complexes, moins binaires, et que ces deux paramètres - la moralité conférée par la norme d’une part, et celle, plus naturelle, issue de l’empathie d’autre part - fassent l’objet d’une réelle intrication rendant leur séparation conceptuelle ineffective. En effet, pouvons-nous considérer les causes d’un acte moral comme relevant seulement d’un seul paramètre, tel que l’évidence ou le respect pour la loi ? Il paraît plus raisonnable de penser qu’une prise de décision jugée « morale » soit l’objet de multiples causes, et que l’adéquation aux critères de l’éthique contemporaine émerge à la fois d’une réalité physiologique issue de l’empathie (nous souhaitons le bien pour autrui car nous sommes susceptibles de ressentir sa douleur potentielle), et d’une « prise en charge » de cette fonction au niveau social (des règles et des lois ont été édictées par égard pour ce besoin de ne pas (trop) faire souffrir autrui).
Où donc situer la limite entre l’appel « naturel » à ne pas faire souffrir autrui - ou à l’aider - et le rôle de l’environnement (qu’il soit familial ou institutionnel) ? Nous concevons que cette distinction existe au niveau conceptuel. Mais les concepts ne devraient-ils pas s’ancrer dans des éléments de réalité ? N’y a-t-il pas quelque chose de plus concret derrière l’« évidence » ?
Agir par pur respect pour la loi, tel que le dicte la morale kantienne, ne pourrait bien n’être qu’une illusion extrayant l’homme à sa réalité corporelle, réalité qui, dans notre cas, s’exprime par la voie de l’empathie. Et, de manière similaire, considérer une action comme effective par le truchement d’une évidence pourrait tomber sous le coup d’une simplification conceptuelle trop appuyée.
Des épiphanies du bien, des épiphanies du mal ?
Enfin, le dernier point que nous aborderons concerne cette affirmation selon laquelle il existerait des « épiphanies du bien » comme du mal, qui auraient lieu dans certaines situations. Ceci signifierait qu’il existe un Bien et un Mal absolus, cachés, sous-jacents, se manifestant dans certaines actions humaines. Si nous devons comprendre que bien et mal, en tant qu’idées créées par l’humain, possèdent une réalité dans le sens où ils peuvent avoir une manifestation tangible en référence à une norme suggérée par l’empathie, cela se comprend. Mais s’ils ont alors une réalité dans la mesure où l’on perçoit leur manifestation, cela n’en fait pas pour autant quelque chose d’absolu, existant en soi, sans recours à l’être humain.
Le fait qu’une situation nous semble manifester le « bien absolu » (comme dans le cas de la liste de Schindler, dans le film éponyme), ou au contraire le « mal absolu » (comme cela a pu être le cas avec Auschwitz) ne suppose pas qu’il existe des valeurs en soi, en dehors de toute réalité vivante, mais bien au contraire que des entités capables de les conceptualiser les créent. C’est parce qu’elles sont engendrées et relatives que l’on peut envisager leur absoluité et leur fermeté.
L’horreur absolue que fut Auschwitz ne nous paraît absolue que parce qu’elle nous est relative, autrement dit c’est puisque nous pressentons l’horreur des victimes et que nous avons construit tout un corpus de règles inaliénables empêchant de faire le mal que nous qualifions cet évènement d’épiphanie du mal. Et c’est puisque les conditions y menant ne nous semblent pas inaccessibles, ou parce que l’on sait qu’elles ont été réunies à un moment de l’Histoire, que nous avons besoin de mettre le plus possible à distance leur survenue en érigeant des règles absolues.
De même, les manifestations les plus tangibles du bien nous semblent procéder d’une épiphanie car quelque chose au fond de nous-mêmes nous pousse à les perpétuer, et non car elles sont absolues en soi ; et nous devons attribuer ce fait à l’empathie qui, issue d’un rapport à soi primordial, émerge pour nous faire prendre en compte la réalité d’autrui.
Conclusion : notre responsabilité de citoyen.
Nous conclurons cette réflexion par cette idée, évoquée par l’auteur de cette conférence, selon laquelle, face aux institutions et à la vulnérabilité situationnelle qu’elles peuvent engendrer, notre rôle n’est pas un devoir d’héroïsme, mais une responsabilité de citoyen. En effet, il paraît nécessaire d’une part pour les institutions de se régler de manière cohérente afin de ne pas exiger des citoyens qu’ils fassent preuve d’héroïsme, et d’autre part pour les individus de faire preuve de responsabilité dans leurs choix.
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