Extrait du chapitre 4 de L'ère des ténèbres qui examine les racines idéologiques de l'islamisme radical, en particulier chez le théoricien égyptien, Sayyid Qutb (1906-1966) :
De Sayyid Qutb, l'un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde Guerre mondiale, Mohammed Guenad trace la biographie dans un raccourci saisissant : « C'était un poète émotif et sensible qui jetait un regard d'artiste sur le monde, mais il a fini révolté et provocateur. C'était un laïc modéré qui ne croyait pas en la capacité à changer les hommes et a fini en extrémiste qualifiant la société de jahilite. C'était un homme ouvert sur le monde, passionné par le débat idéologique, et il a fini pendu à une potence, dans les années 60, pour porter à jamais le nom de martyre.» À moins de croire que l'homme ait été saisi d'une sorte de révélation ou bien que son esprit ait été brusquement dérangé, bien des raisons, tout à la fois personnelles et sociales, expliquent une évolution aussi peu prévisible. De fait, le destin de Qutb se forge dans le croisement des événements de sa propre existence avec les transformations de grande ampleur entreprises par Nasser au lendemain de son accession au pouvoir en 1952, et qui ont entraîné la modernisation autoritaire et souvent brutale de la société égyptienne en vue d'instaurer un « socialisme arabe ». Compte également, de façon décisive, sa rupture avec le mouvement des Frères Musulmans - « la plus grande force populaire organisée d'Égypte» - dont il avait partagé les revendications sociales et politiques, mais qu'il jugea trop modéré dès lors que le but était d'instaurer une société fondée sur la souveraineté absolue de Dieu et les principes de la charia par le moyen de la violence. On ne saurait comprendre l'immense influence qu'exerça Sayyid Qutb sur les mouvances de l'islamisme extrémiste contemporain si l'on n'en revient pas aux idées de sa doctrine et, au moins brièvement, sur les expériences qui sont à leur origine.
[…] L'originalité de Qutb, par rapport à la tradition coranique, est d'établir une rupture entre l'islam et l'ensemble des sociétés de son époque, y compris les sociétés musulmanes et de faire l'apologie, jusqu'au martyre, de l'action violente en vue d'établir sur le monde entier la souveraineté unique de Dieu. Sur ce point, Qutb renouvelait l'enseignement radical dispensé au XIIIe siècle par Ibn Tamiyya qui, rompant avec des siècles d'interprétation, avait fait du jihad défensif une obligation personnelle, aussi impérative que les « cinq piliers » de l'islam (la prière, le pélerinage, les aumônes, la déclaration de foi et le jeûne du Ramadan), qui doit être dirigée, non seulement contre les adversaires extérieurs, mais également contre les ennemis au sein du monde musulman : « En affirmant que le jihad contre les apostats au sein du royaume islamique est justifié, en tournant le jihad à l'intérieur et en en faisant une arme à utiliser contre les musulmans autant que contre les infidèles, il [Ibn Tamiyya] planta la graine de la violence révolutionnaire au cœur même de la pensée islamique.» Simplifiée et radicalisée plus encore par des hommes moins lettrés que Qutb, cette doctrine constituera, pour des générations entières, une grille de lecture théologico-politique proprement révolutionnaire du Coran. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Ce noyau d'idées qutbistes se trouve au centre du terrorisme actuel. » De là vient que nous devions l'examiner dans ses traits les plus marquants.
La Jâhiliyya ou l'islam
[...] La nouveauté de la doctrine de Qutb, et son aspect proprement hérétique au regard de la tradition coranique et même de la pensée des Frères, tient principalement à ceci qu'il fait de la distinction entre l'islam et la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya) une grille de lecture qui s'applique à toute société, y compris aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ainsi qu'il l'écrit dans Signes de piste : « Est jahilite toute société qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre.»
[...] Il résulte logiquement de ce qui précède que tout musulman doit s'engager activement dans la réalisation de la communauté islamique idéale, à la faveur d'une politisation dont nul ne peut se tenir à l'écart. La simple confession de la foi en Allah n'est nullement suffisante, pas plus qu'il n'est désormais possible d'adopter à l'égard de Dieu une attitude purement spirituelle ou contemplative. La participation active à l'instauration du règne de Dieu sur terre est la seule manière de l'honorer comme il se doit et de faire preuve de son absence de compromission avec la jâhiliyya, autrement dit, de son innocence. « Avec Qutb s'ouvre une ère où la religion se veut le moteur d'une entreprise de renaissance civilisationnelle qui passe inévitablement par le politique », et, ajoutons-le, par la violence.
Le jihad auquel tout musulman est appelé à participer ne s'exerce pas dans le cadre d'un parti, au sens classique du terme. En parfait accord avec l'idéologie révolutionnaire, le combat est avant tout une action en mouvement, laquelle ne connaîtra pas de fin avant le règne final : « Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s'en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c'est d'être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l'écart […] ; la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu'au jour du jugement.»
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