Voici le début du chapitre 3, intitulé "Obama ou les deux visions de Dieu" :
« Je crois, avec toutes les fibres de mon être, que dans le long terme nous ne pouvons garder ce pays en sécurité, à moins de donner toute sa force à nos valeurs les plus fondamentales. Les documents que nous conservons dans cette salle – la Déclaration d'indépendance, la Constitution, la Déclaration des droits (Bill of Rights) – ne sont pas de simples mots écrits sur de vieux parchemins. Ils sont les fondements mêmes de la liberté et de la justice dans ce pays et une lumière qui brille pour tous ceux qui, de par le monde, recherchent la liberté, l'équité, l'égalité et la dignité. » Telles sont les paroles que le président Barack Obama prononça, le 21 mai 2009, à Washington, lors de son allocution aux Archives nationales.
Fidèle aux engagements pris durant sa campagne, il entendait rappeler, avec force, son intention de rompre avec la politique menée par l'ancien locataire de la Maison Blanche dans la lutte contre le terrorisme. Les militants du monde entier qui avaient dénoncé les pratiques de l'ancienne administration et qui luttaient pour le respect du droit applaudirent en chœur. Une ère nouvelle s'ouvrait et le nouveau président donnait publiquement des gages que son engagement moral ne serait pas simplement paroles en l'air.
Trois jours après son entrée en fonction, le 23 janvier 2009, le même homme avait pourtant autorisé la première frappe de drones de son mandat contre des talibans réunis dans une résidence suspecte près de la frontière afghane. Le seul effet, ce jour-là, fut de tuer l’un des plus vénérables anciens de sa tribu, membre du conseil gouvernemental pour la paix, Malik Gulistan Khan, ainsi que quatre membres de sa famille, dont deux enfants. Le président, encore novice, s'enquit des modalités du programme d'exécutions ciblées que la CIA avait mis en place depuis des années. C'est alors qu'il apprit du directeur de l'agence la méthode de ciblage « par signature » qui atteint des groupes indifférenciés et non des individus connus et visés comme tels. « Quelle assurance ai-je qu'il ne se trouve pas là des femmes et des enfants ? » demanda-t-il, furieux de l'absence de contrôle exercé sur ces décisions. Cette colère témoignait d'un sens moral qui, néanmoins, ne fit pas obstacle au développement sans précédent qu'il devait donner à ce programme tout au long des années à venir.
Le prix Nobel de la paix fut décerné, cette même année 2009, au président Obama en récompense de « ses extraordinaires efforts pour développer la diplomatie internationale et la coopération entre les peuples ». Mais, dès 2013, circulait sur Internet une campagne demandant instamment au comité Nobel que ce prix lui soit retiré : « Le président de la paix ? Dites cela aux milliers de personnes innocentes, femmes et enfants, qui ont été tués par des frappes de drones durant l'administration Obama. C'était déjà ridicule que ce prix lui soit décerné, maintenant c'est obscène ! », s'exclame l’un des dix mille signataires que la pétition avait attirés en quelques jours.
Pareil désaccord entre les paroles et les actes est-il simplement le prix que tout homme politique responsable doit payer lorsque le poids des conséquences l'emporte sur son intégrité morale ? Telle était la rude leçon de Machiavel. Ou bien est-il l'indice d'une indécision, faite d'atermoiements et de soudains changements de cap, d'une incapacité de trancher entre des alternatives écrasantes, qui explique pour quelles raisons certains observateurs ont vu dans la haute figure cérébrale du président Obama l'incarnation d'un Hamlet moderne ? Ce n'est pas tant la réponse à ces contradictions qui compte – sans doute, est-il impossible de l'apporter – que les raisons qui justifient qu'on pose la question en ces termes.
Le travail des hommes et la vision de Dieu
Lors de sa première interview officielle, symboliquement accordée à la chaîne Al-Arabiya, le 27 janvier, soit quatre jours après qu'a coulé le sang de musulmans innocents, Obama n'hésita pas à déclarer : « Nous sommes prêts à initier [envers le monde arabe et musulman] une nouvelle relation fondée sur le respect et l'intérêt mutuels. » Au cours de son célèbre discours du Caire, délivré à l'université islamique Al-Azhar, le 4 juin 2009, rompant avec la rhétorique belliqueuse de son prédécesseur, il mit d'emblée le doigt sur les causes premières de l'émergence de l'islamisme radical, le colonialisme et l'humiliation des peuples. Après quoi, il répéta la même formule : « Je suis venu chercher un nouveau commencement entre les États-Unis et les musulmans du monde entier, qui se fonde sur un intérêt et un respect mutuels », et promettait de « dire la vérité du mieux que je peux, humble devant la tâche qui nous attend, et ferme dans ma croyance que les intérêts que nous partageons en tant qu’êtres humains sont beaucoup plus forts que les forces qui nous séparent ».
Le discours, outre sa superbe tenue intellectuelle et morale, typiquement obamaienne, avait ceci de remarquable qu'il visait à transformer profondément la perception que le monde musulman et les États-Unis avaient l'un de l'autre. Lorsqu'il séparait l'islam des violences extrémistes et s'engageait à lutter contre celles-ci, avec toute la fermeté nécessaire, c'était avec la noble intention de ne « jamais dévier de nos principes », ce qui impliquait l'interdiction du recours à la torture et l'engagement de fermer dans l'année à venir la prison de Guantánamo. Après avoir abordé les différents aspects politiques, économiques et sociaux, internationaux de la nouvelle collaboration qu'il entendait établir, il conclut son discours en lui donnant une assise théologique qui n'avait rien de purement rhétorique : « Les peuples du monde peuvent vivre ensemble en paix. Nous savons que c’est la vision de Dieu. Maintenant, cela doit être notre travail, ici sur terre. Merci. Et que la paix soit sur vous. »
Mais la « vision de Dieu » est-elle compatible avec « notre travail sur terre » ? Barack Obama venait lui-même de formuler le dilemme qui allait miner et gravement compromettre sa présidence. À moins que celle-ci ne soit en réalité compatible avec une conception toute différente de l'enseignement divin…
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