Nouvel extrait de L'ère des ténèbres qui, au chapitre 8, met en parallèle l'engagement en faveur du marxisme de nombreux intellectuels entre les deux-guerres mondiales et la radicalisation contemporaine dans les mouvances islamistes. Tous deux ont en commun une expérience nihiliste de l'existence et la fuite en avant dans une sorte de "hooliganisme" intellectuel :
"L'histoire sans doute ne se répète pas, mais faut-il en conclure que l'expérience des hommes d'hier et les leçons qu'ils en ont tirée ne sont plus que les souvenirs poussiéreux d'une époque révolue ? L'analyse lucide qu'Alexandre Wat fait de l'esprit du temps qui le jeta avec « un fanatisme extrême » - quelque chose qui tient d'un « ensorcellement complet » et d'un « aveuglement total » - dans les bras du marxisme sonne à nos oreilles comme le tintement d'une clé qui ouvre la serrure :
« Alors quoi ? Eh bien, j'étais devenu idiot. C'est une histoire toute simple. Je ne pouvais supporter le nihilisme – disons l'athéisme […] Tu connais cette nouvelle de Graham Greene, une de ses meilleures : un homme a quitté sa maison pour partir en vacances. De jeunes voyous s'y introduisent et en vident complètement l'intérieur : ils démontent les escaliers, emportent tout, ils ne laissent que les murs. Lorsque cet homme rentre chez lui, il voit de loin sa maison totalement intacte, telle qu'elle était avant son départ. Et il trouve un intérieur dévoré, un espace vide. Eh bien, ma méchanceté de l'époque, cette méchanceté enragée, avait pour fondement un « hooliganisme » intellectuel. Elle consistait en ceci que les formes extérieures étaient toutes préservées, mais qu'à l'intérieur, tout était rongé, emporté, balayé. Et il s'avéra que je ne pouvais supporter cela. Je fermais les yeux devant ce tableau. Toutes mes réflexions, tout ce que j'avais à l'esprit, je l'enfermai un jour à clef, et je jetai la clef dans l'abîme, dans la mer, dans la Vistule. Et moi je me jetai dans la seule foi qui m'était offerte. Il y avait, bien sûr, l'antique foi en Dieu. Mais c'est chose donnée ou enlevée. Et disons qu'à notre époque elle nous est le plus souvent enlevée […] Il ne restait donc qu'une alternative, une seule réponse globale à la grande négation. Car toute cette maladie avait bien pour fondement un besoin absolu, une soif de globalité […] C'est un système total. Un système primaire. »
Tous les ingrédients de l'engagement extrémiste sont présentés là avec la clarté d'un homme qui est revenu de ses illusions et qui en a cher payé le prix : le vide spirituel d'une société dont l'athéisme et l'absence de principes – je ne dis pas de « valeur », le terme est trop subjectif ou relativiste – l'impossibilité de vivre dans ce vide, la conversion individuelle quasi religieuse à la seule idéologie disponible – et peu importe que ce soit le marxisme ou l'islamisme ou n'importe quelle autre pourvu qu'on puisse s'y perdre – le caractère simplificateur et « global » de son contenu, qui le rendait accessible à tout homme d'où qu'il vienne, qu'il fût un intellectuel d'une immense culture comme Wat ou un individu sans éducation et, finalement, l'acceptation de la violence, ce que Wat appelle d'une formule qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, le « hooliganisme » intellectuel. Au reste, dans son cas, c'est la culture et la formation à l'esprit critique qui contribuera à lui faire retrouver la « clef » de son âme. Il cite, à ce propos, une anecdote que je ne résiste au plaisir de relater :
« J'avais assurément une certaine préparation philosophique. Après tout, j'avais lu – et compris – des philosophes assez subtils. Je me souviens qu'à l'époque où j'étais encore étudiant, je posai un jour à Kotarbinski la question suivante (je n'étais pas communisant en ce temps : c'était, il me semble, en 1922) : « Monsieur le professeur, que pensez-vous de L'empiriocriticisme de Lénine ? Et Kotarbinski me répondit avec un sourire : « Je n'en pense absolument rien : c'est un livre d'amateur. » Sur quoi, nous éclatâmes de rire l'un et l'autre. Je m'en souviens très bien, parce que cette conversation me servit plus tard. »
Remplacez le livre de Lénine par n'importe quel manifeste d'un intellectuel radical, tel Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, la profondeur de la pensée dont il s'inspire par les simplifications efficaces auxquelles elle est résumée, et le jugement de mépris de l'universitaire par celui qu'exprimerait un docteur de la loi coranique, et voyez : l'analogie marche à merveille. La pertinence du parallèle entre la trajectoire qui fut celle d'hommes comme Alexandre Wat et de milliers d'autres, qu'ils soient ou non des intellectuels, durant l'entre-deux guerres et celle aujourd'hui des jeunes radicalisés français est une grille de lecture éclairante que confirment, sous bien des aspects, les analyses des sociologues, surtout lorsque ceux-ci privilégient une approche subjective des processus de radicalisation. Il existe, pourtant, des différences significatives qui tiennent aujourd'hui à l'articulation entre, d'une part, la violence, l'idéologie justificatrice et, d'autre part, la quête de reconnaissance et d'identité. L'assassinat ciblé, idéologiquement justifié, comme affirmation spectaculaire de soi dans un défi meurtrier à une condition sociale faite d'exclusion et de stigmatisation, voilà ce qui est nouveau."
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