On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 16 décembre 2021

Brève synthèse de la pensée politique d'Hannah Arendt

Au centre de la pensée de Hannah Arendt se trouve l'identité , en permanence réaffirmée, entre la liberté et la politique : « Etre libre et vivre-dans-une polis étaient en un certain sens une seule et même chose »*, écrit-elle à propos des Grecs. La politique est comprise comme la participation des citoyens aux affaires publiques – c'est ainsi que Benjamin Constant définit également la liberté des Anciens dans une conférence restée célèbre** - lesquelles sont décidées entre pairs (selon le principe de l'isonomia) au terme de discussions, d'échanges d'opinion dans l'espace public où les hommes s'apparaissent les uns aux autres dans leur pluralité et entrent en confrontation – la vie politique est tout à la fois pacifique et agonale - en vue de la distinction des meilleurs. Et la politique demande que les hommes, éventuellement prêts à sacrifier leurs intérêts particuliers et même leur vie, s'affranchissent de la sphère privée des relations familiales et ne soient pas assujettis aux nécessités de la vie, c'est-à-dire par l'obligation de travailler pour satisfaire leurs besoins biologiques fondamentaux. Pour les Grecs la vie politique est la forme de vie la plus haute et la plus noble, mais non la plus parfaite, cette excellence étant, ainsi que le rappelle Léo Strauss, le propre de la vie philosophique. Cependant la philosophie n'a rien à voir avec la politique laquelle ouvre entre les hommes un espace de pluralité où la vérité n'a pas sa place, dès lors qu'il ne s'agit pas de connaître passivement dans la contemplation de l'intellect les Idées qui se donnent à voir, mais de discuter activement en commun de ce qu'il convient pour la cité de décider et de faire.
Telle est la grande leçon de la démocratie athénienne qu'il s'agit en permanence de réactualiser – la pensée de John Stuart Mill était un siècle auparavant déjà tout entière traversée par cette intention - et avec laquelle la conception moderne de la politique est en profonde opposition. Celle-ci est dominée, depuis Hobbes, par la figure hégémonique de l'Etat-Nation lequel est autorisé par les citoyens à exercer en leur nom une coercition et une violence légitimes afin de garantir la sécurité de leurs vies et la possession de leurs biens et qu'ils puissent vaquer tranquillement à leurs affaires personnelles. La théorie libérale apportera bientôt une restriction à ce nouvel absolutisme  : la souveraineté de l'Etat doit être limitée par la défense des droits individuels lesquels s'exercent dans le retrait de la sphère privée où chacun est libre de conduire son existence comme il l'entend selon la conception qu'il se fait de la bonne vie et dont aucune n'est meilleure qu'une autre. Telle est la conséquence du principe moderne de tolérance.Cette forme de vie individualiste et la conception de la liberté qui la soutient, sont propres aux démocraties libérales modernes, et elles sont, selon Hannah Arendt, par nature non politiques : « Si l'on entend par politique tout ce qui est simplement nécessaire à la vie en commun des hommes, pour leur permettre ensuite en tant qu'individus ou en tant que communauté nouvelle une liberté au-delà de la sphère politique et des nécessités, il est effectivement légitime de prendre pour critère de chaque corps politique de degré de liberté […] qu'il tolère, c'est-à-dire le périmètre de liberté non politique qu'il contient et assure. »***
Dans la conception moderne de l'Etat, les citoyens restent certes en dernier ressort les « auteurs » des décisions publiques qui sont prises en leur nom, mais ce n'est que dans le cadre de l'Etat représentatif (comme chez Hobbes) ou de la démocratie représentative laquelle est dominée par la professsionalisation de la vie politique et le système des partis auxquels Hannah Ardent était hostile. L'Etat a désormais pour tâche de prendre en charge la vie sociale et, en particulier, d'en assurer le bon fonctionnement économique. Cette assignation de la politique, non à la liberté, mais à ce que Hannah Arendt, appelle d'un concept global « la vie – comprenant par là les nécessités économiques, telles qu'elles sont exacerbées dans la société de consommation – constitue une négation de la politique : « Entre ces deux conceptions – celle selon laquelle l'Etat et le politique constituent une institution indispensable pour la liberté, et celle qui voient en eux une institution indispensable à la vie – réside une contradiction insurmontable »**** Hannah Arendt ne remettra jamais en question cette opposition radicale entre ce qui relève de la politique (qui exige engagement, désintéressement et sens du sacrifice et que l'on retrouve dans la grande tradition du vivere civile, de la vie civique) et ce qui relève de la vie, l'une étant l'élément dans lequel se meut la liberté humaine, l'autre relevant de la nécessité des besoins biologiques fondamentaux aussi bien que des aspirations demesurées à la possession des hiens. Le sens de la politique se perd lorsque l'Etat devient le grand ordonnateur de la vie sociale et des intérêts économiques privés et que la liberté humaine retire de l'espace public commun.
La politique et les conditions nécessaires à la pluralité ne retrouvent leur sens que lorsque les hommes, se libérant des inégalités sociales et des régimes qui les oppressent, retrouvent la capacité de se réunir ensemble, de prendre la parole, et de décider en commun de leur avenir. Tel fut historiquement le cas, du moins pour un temps, lors des grands moments révolutionnaires aux Etats-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle (quoiqu'ils y aient de grandes différences entre les deux, et que Hannah Arendt était critique à l'égard des abstractions idéologiques dont se nourrissait la Révolution française et qui conduisirent au règne de la Terreur), puis lors de l'insurrection hongroise en 1956 et plus proches de nous, lors des Printemps arabes en Tunisie et en Egypte en 2011 ou encore en Ukraine en 2014 où les places publiques, Tahrir, Maïdan, investies par des citoyens ivres de discours, consacrèrent un instant la liberté politique retrouvée avant que celle-ci ne disparaîsse vers de nouveaux hivers.
______________
* La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets, éditions de l'Herne, 2017, p. 12.
** La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819.
*** La politique a-t-elle encore un sens ?, p. 49.
**** Id., p. 65.

14 commentaires:

Anonyme a dit…

Cela me.fait penser au bio politique de Foucault et le fait que maintenant l homme doit justifier son existence.

Samuel a dit…

L'épidémie de Covid 19 nous offre une expérience de philosophie politique inédite, par sa portée, sa durée et les observations qu’il permet des différences de politiques en fonction des régimes. Nous proposons d'utiliser ce contexte comme une matière à réflexion dans le rapport entre les concepts de liberté et de politique au coeur de la pensée d'Arendt, sur deux sujets :
1) La vaccination
Puisque Arendt privilégiait une vision politique protectrice de la liberté humaine et mettait en évidence la séparation entre sphère privée et publique, serait-elle tentée de revendiquer la liberté de ne pas se vacciner ?
La liberté engage pour Arendt son corollaire immédiat : la responsabilité. Dès lors que l'action d'un individu emporte des conséquences pour d'autres individus, il se trouve responsable. Or, la vaccination relève bien de ce type d'actions qui engendre de la souffrance pour autrui.
De plus, toute contestation d'une décision de l'Etat n'est pas forcément synonyme d'action libre. La liberté qu'invoque Arendt est d'abord celle de co-construire les décisions collectives. C'est à une liberté engagée politiquement qu'elle appelle, pour éviter le phénomène de la "banalité du mal" du nazisme autant que celui de l'endormissement intellectuel du citoyen dans une démocratie focalisée sur la recherche de son confort matériel. De ce point de vue, parce que la vaccination est un outil pour permettre la sortie d'une crise des libertés plus générales, il est probable qu'Arendt soutiendrait cette mesure et, pour la même raison, qu'elle fixerait comme priorité politique au niveau mondial d'aider tous les pays à obtenir cette vaccination.
2) La crise des libertés
La question de la vaccination n'est que le symptôme d'un combat plus général pour maintenir les libertés : circuler, se réunir pour le travail ou en famille, assister à un spectacle, participer à un congrès politique, voter... mais aussi tout ce qui fait le charme de la vie quotidienne : se sourire, se parler de manière proche, se toucher pour se dire bonjour ou montrer son appréciation, etc.
Au nom de l'efficacité sanitaire, certains régimes autoritaires ont décidé de supprimer toutes les libertés pour sortir le plus vite possible de la situation épidémique, d'autres ont laissé faire aux dépens des vies humaines. Les régimes dits "démocratiques" se sont situés dans l'entre-deux : l'efficacité s'appuie toujours sur la bonne volonté des citoyens... Le débat constitutionnel vise à trancher cette question en cherchant l'équilibre entre la protection du plus grand nombre et le maintien de mesures préservant la liberté, y compris celles des réfractaires.
Arendt soutiendrait-elle le maintien des élections et des réunions politiques, comme une priorité par rapport à d'autres types de réunions ? Si nous comprenons bien sa pensée, la réponse serait probablement positive : car la préservation de la démocratie dépend dans son fondement de la possibilité de cette vie politique libre. Et la tentation des régimes autoritaires n'est jamais évacuée, elle n’est que temporairement reportée tant que l'être humain recherche l'éveil de ses facultés de l'esprit. C'est en cela que la réflexion philosophique constitue le soutien indispensable à la vie politique libre. Arendt ne renierait pas le "Sapere Aude" de Kant.
Sa dernière oeuvre inachevée ("La vie de l'esprit") montre en effet l'importance qu'Arendt accordait à la fin de sa vie au jugement humain. En détournant la philosophie du jugement esthétique de Kant pour l'étendre aux autres formes de jugement, elle cherchait à montrer que la vie collective libre des êtres humains prend sa source dans cette capacité à juger sans référentiel absolu, en tenant compte de l'avis des autres et en recherchant l'impartialité dans son propre jugement.

PIERRE VANEL a dit…

Tout d'abord, meilleurs voeux à tous, et notamment à M. Terestchenko

Effectivement, la crise sanitaire actuelle peut renvoyer certains commentateurs au concept de "totalitarisme", illustré en particulier par l'oeuvre de Hanna Arendt.
Toutefois, il me semble que ce rapprochement est largement exagéré, pour plusieurs raisons :
- Toutes les grandes démocraties ont été amenées, après avoir consulté la communauté scientifique, à prendre des mesures attentatoires à la liberté de CIRCULER - mais pas aux autres libertés fondamentales !
- Ces mesures sont essentiellement provisoires par nature
- La plupart du temps, elles ont été validées par les représentants du peuple

Par contre, on peut être amené à s'interroger sur l'apparition de nouveaux totalitarismes, très différents de ceux que H.A. a analysé dans ses ouvrages. En effet, si elle traite surtout du nazisme, elle intègre également le stalinisme dans ses réflexions. Ces deux totalitarismes ayant marqué le XXe siècle - tragiquement bien sûr - ont en commun d'avoir, ou de prétendre avoir, un substrat idéologique plus ou moins cohérent. Or, le communisme s'est effondré, ainsi que le dernier bastion du racisme institutionnel, l'Afrique du Sud. Or, que constate-t-on ? Loin de constituer "la fin de l'Histoire", ces évènements ont fait place, au XXIe siècle, à l'apparition de nouveaux totalitarismes, totalement absents des analyses de A. Arendt.
On peut en relever trois types, sans aucune prétention à l'exhaustivité :
* Le néo-stalinisme sans idéologie, façon "big Brother", type chinois
* Les dynasties de tyrans, plus ou moins sanguinaires, type "Moyen-Orient" ou Corée du Nord
* Le fanatisme islamiste à prétention territoriale, type "Etat islamique"

La question, évidemment, est de savoir qui des traditions démocratiques issues des Grecs et des Lumières, ou bien des divers néo-totalitarismes, va l'emporter. Je me garderai bien de répondre à cette question. Mais le seul renouvellement, au demeurant constant, des systèmes opposés à la démocratie pluraliste pose question. Comment se fait-il ? Quels sont les forces qui agissent "contre la liberté" ? Là encore, la réponse est bien trop complexe pour être abordée sérieusement ici.

S'il y avait -peut-être - un fait encore plus inquiétant que les autres - et on est bien loin de la vision de Hanna Arendt - ce serait l'évolution des Etats-Unis, qui sont, après tout, la plus ancienne démocratie pluraliste organisée. Que penser de ce pays dont le président sortant organise une émeute contre la représentation nationale, sous prétexte que le résultat des élections lui est défavorable ?

la petite cédille a dit…

Bonjour et tous mes vœux pour une belle année de philosophie en 2022 !

Dans la liste d'exemples figurant à la fin de l'article, ne pourrait-on pas citer l'extraordinaire aventure zapatiste, qui dure, se maintient et évolue depuis le 01/01/1994 et qui est de plus en plus documentée par de nombreuses études et notamment, en français, les ouvrages de Jérôme Baschet.

Nous avons là sous les yeux un exemple de ce qu'il est possible de faire - et qu'il faudrait bien sûr adapter à nos cultures "occidentale et française"- expérience basée sur les discussions politiques impliquant tous les citoyens tour à tour (puisqu'ils et elles se relaient comme délégué-es au gouvernement et sont remplacé-es sur leurs fermes pendant leur mandat citoyen).

Pourquoi ne pas réfléchir et agir à partir d'une expérience réelle, concrète, véritable et qui dure depuis plus de 25 ans malgré la mondialisation capitaliste au lieu, aveugles volontaires que nous sommes, nous désoler de toutes ces expériences "feux de paille" récentes même si elles ont été très belles et porté quelques beaux fruits ?

Une perspective réjouissante et ensoleillée (Mexique oblige) pour nos réflexions politiques en 2022 ?

LPA a dit…

Partie 1 :
Qu’est-ce que la politique ? Qu’est-ce que la liberté ? De nos jours, ces deux notions sont fragilisées et compliquées, nous ne sommes plus réellement capables de comprendre le sens de ces deux termes. Sont-ils compatibles ou incompatibles ? Pour Hannah Arendt, politique et liberté ne font qu’un : « la raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action ». Sans la liberté, la vie politique n’a aucun sens puisque c’est la liberté qui permet aux citoyens de se réunir et de participer aux affaires publiques. Ils échangent dans un espace qui accepte et invite à la pluralité, à la pensée, à la parole et à la lutte et à la confrontation. C’est ce qui permet de vivre ensemble et d’être actif (être dans le collectif), la liberté fait partie du champ d’action de la politique et le renforce (elle anime le politique). Les citoyens partagent une même organisation, un même monde, c’est un lieu de rencontre et c’est en cela que pour les Grecs : « la vie politique est la forme de vie la plus haute et la plus noble » bien qu’elle reste imparfaite. La conception des Anciens est que la vie humaine et politique doit s’épanouir et avoir du sens, pourtant cette conception va peu à peu disparaitre au profit d’une nouvelle pensée de la liberté : celle des Modernes. Où nous ne serons plus dans une sphère publique et collective, mais plus dans une sphère privée et individuelle. Une approche hobbesienne qui autorise comme vous l’avez souligné : « les citoyens à exercer en leur nom une coercition et une violence légitimes afin de garantir la sécurité de leurs vies et la possession de leurs biens et qu’ils puissent vaquer tranquillement à leurs affaires personnelles ». Un principe basé sur la théorie libérale où l’homme possède des droits individuels, naturels et fondamentaux. Benjamin Constant dans son ouvrage De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes écrit que : « le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité des jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ». Selon Benjamin Constant, il serait dans l’intérêt des hommes d’unir la liberté individuelle à la liberté politique. Mais pour Hannah Arendt, ces formes de libertés individualistes et libérales sont à son sens « non politique », puisqu’elles sont étrangères au monde, le rejettent, l’emprisonnent, le fuient, elles séparent la conscience du monde et créent une distance entre les hommes et leurs actions. Toute politique selon Hannah Arendt doit être prise dans une politique du commun, dans un lieu et dans un monde commun. Or le libre arbitre ne fait qu’embrouiller la liberté, la nie et l’empêche de s’exprimer et d’agir convenablement, alors que pour Hannah Arendt rien n’est plus important qu’un monde qui appartient aux hommes (et qui ne cesse à travers ses actions et ses gestes de réinventer le monde). Elle est ici hostile à l’État représentatif ou la démocratie représentative qui domine la vie publique et la société et donc limite la liberté des hommes et comme vous l’avez écrit : « Entre des deux conceptions-celle selon laquelle l’Etat et le politique constituent une institution indispensable pour la liberté, et celle qui voient en eux une institution indispensable à la vie-réside une contradiction insurmontable », elle différencie ce qui relève de la vie et ce qui relève de la politique. Ironiquement la politique perd son essence en moment où l’État entre en action et devient le gérant de la vie sociale (qui prime essentiellement sur l’intérêt économique). C’est en imposant des différences entre les hommes que le lien commun finit par se briser, résultat des comptes les hommes se rejettent et s’éloignent les uns des autres.

LPA a dit…

Partie 2 :
C’est pour cette raison qu’Hannah Arendt appel à se libérer des formes qui oppressent, menacent et limites les hommes (ex : régimes totalitaires). Elle invite à un retour où les hommes se réunissaient, se parlaient et échangeait de leur avenir commun (bien que certains points mériteraient d’être discutés et changer comme le statut des femmes dans la polis). Pouvons-nous affirmer avec certitude que les hommes sont libres, égaux, sincères, et fraternels ? La réponse est non et c’est peut-être en fonction de cette négativité que l’on finit par douter de la politique et des valeurs humaines comme celle de la liberté. Existe-t-il encore des libertés en temps d’épidémies ou de guerres ? Que devons-nous faire si la politique et la liberté se marchent dessus ? Nous sommes toujours en proie aux doutes face à des situations de crises surtout quand nous ne voyons le bout du tunnel. L’approche d’Hannah Arendt est de resserrer les liens et d’éviter tout asservissement intellectuel et social et même si cela demande d’innombrables efforts. Mais à notre époque, il semble assez difficile de faire abstraction totale de la liberté individuelle, l’homme est un être complexe c’est-à-dire que c’est un être qui est à la fois sociable et insociable, obéissant et désobéissant, altruiste et égoïste, courageux et lâche, abordable et solitaire, réfléchit et buté. Nous n’avons pas le même degré de limite ni la même personnalité (par exemple nous n’avons pas tous le même sens de la responsabilité ni la même sensibilité), il est donc impossible de satisfaire tout le monde. Il faut se rendre compte que la politique et la liberté se confrontent sans cesse à des problèmes d’ordres éthiques, scientifiques, économiques et sociaux. Pour John Stuart Mill, la liberté repose principalement sur le principe de non-nuisance, il n’est plus question de juger si une action est morale ou non mais de respecter ce qui ne nie pas aux autres. Dans son ouvrage De la liberté, il se montre clair en affirmant que : « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de chercher notre bien propre à notre propre façon, aussi longtemps que nous n’essayons pas de priver les autres du leur ou d’entraver leurs efforts pour l’obtenir ». Et bien que son raisonnement soit compréhensible et sensé, il faiblit sur certains points, aujourd’hui la fine barrière qui existe entre le moi et l’autre est très fragile. Mais une chose est sûre, ce n’est pas en restant ignorant que nous trouverons réponses à nos interrogations, c’est en tant qu’homme et en tant que citoyen du monde que nous devons nous intéresser, à la politique et tout ce qu’elle regroupe y compris la liberté.

Sanela MANJGAFIC M1 EAD PHILOSOPHIE a dit…

Partie 1.
Cette brève synthèse de la pensée politique d’Hannah Arendt nous renvoie à une question fondamentale de la philosophie : celle du sens du politique. Notre actualité sanitaire voire sociale, comme les progrès techniques et scientifiques de ce début du 21ième siècle, ne peuvent que nous inciter à étudier la philosophie politique d’H. Arendt afin de mieux saisir les possibilités d’exercice de la liberté dans les sociétés modernes. En suivant son exemple nous pourrions tenter de comprendre notre présent à la lumière d’une réflexion philosophique : interroger notre rapport à la liberté en analysant notre rapport au passé, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Pour Philippe Raynaud la Crise de la Culture permet à H. Arendt de combiner « [..] le goût pour la liberté et pour la capacité des hommes à agir [..] ». Selon lui la réponse qu’elle apporte à la question « Qu’est-ce que la liberté ?» lui permet d’examiner les origines philosophiques de l’incompréhension moderne du problème de la liberté politique. Dans sa préface H. Arendt cite l’aphorisme de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » qui selon elle « condensa l’essence de ce que quatre années dans la Résistance en étaient venues à signifier pour toute une génération d’écrivains et d’hommes de lettres européens. L’effondrement de la France, événement pour eux totalement inattendu, avait vidé, du jour au lendemain, la scène politique de leur pays, l’abandonnant à un guignol de coquins ou d’imbéciles, et eux qui, comme de juste n’avaient jamais participé aux affaires officielles de la IIIe République furent aspirés par la politique comme par la force du vide. Ainsi, sans pressentiment et probablement à l’encontre de leurs inclinations conscientes, ils en étaient venus à constituer bon gré mal gré un domaine public où – sans l’appareil officiel, et dérobés aux regards amis et hostiles -, tout le travail qui comptait dans les affaires du pays était effectué en acte et en parole » . Il me semble que ce passage raisonne avec votre propre analyse du sens du politique donné par H. Arendt dans ses écrits. La raison d’être de la vie politique se révèlerait pleinement au moment où les citoyens, forcés par les événements, doivent prendre leur destin en main à l’instar des révolutions dites des « Printemps arabes ». Les réseaux sociaux ou l’espace public étaient devenus l’agora où le peuple chercha, « bon gré mal gré », à faire entendre sa voix et à décider de son avenir hors appareil étatique et institutions officielles. Ces moments de démocratie athénienne sont inattendus, rares et brefs mais selon nous illustrent parfaitement le sens que souhaite donner H. Arendt à la liberté. Cette dernière n’est pas pour elle un simple concept philosophique voire un synonyme de libéralisme. D’après elle la tradition philosophique a obscurci la notion de liberté au lieu de la clarifier. En effet, pour la philosophie politique traditionnelle la liberté, au sens stoïcien du terme, serait avant tout une question de domination de soi, de souveraineté individuelle. Cette vision sera reprise par le christianisme occultant par là-même la liberté politique au profit de la liberté au sens philosophique du terme.

Sanela MANJGAFIC M1 EAD PHILOSOPHIE a dit…

Partie 2.

L’auteure des Origines du totalitarisme et d’Eichmann à Jérusalem remet en question cette approche car pour elle la liberté doit avant tout être envisagée comme une expérience du rapport d’égalité entre les citoyens voire comme un statut d’homme libre qui aurait le courage de commencer quelque chose de nouveau dans sa cité. L’être humain devrait pouvoir se saisir de sa liberté, et de son corollaire la responsabilité, afin de façonner le monde «à son image et à sa volonté ». Dans cette optique il doit alors commencer à penser par lui-même, notamment en interrogant son présent et en le mesurant à l’aune du passé, s’évitant ainsi de tomber dans la banalité du mal et dans une reproduction médiocre d’un existant et d’une tradition dépassés qui pourraient nier la liberté individuelle voire la dignité de la personne humaine. Cependant, il convient de souligner qu’être libre pour H. Arendt ce n’est pas être détaché de tout ou être sans contrainte. Un fait reste incontestable : chaque être humain arrive dans un monde qui le précède et par lequel il est inexorablement déterminé. Tous les hommes sont des personnes conditionnées. Tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur propre existence. Mais nous nous devons de remarquer qu’il existe des moments dans l’histoire où le lien des membres d’une collectivité à leur tradition politique fût rompu à tel point que les citoyens retrouvèrent leur liberté d’action et purent expérimenter directement la vita activa.

Selon l’auteure de la Condition humaine la vita activa ne doit aucunement être rabaissée devant la vita comptemplativa. L’action est aussi digne que la contemplation et elle ne devrait aucunement être assujettie à la vie philosophique. Le concept de vita activa chez H. Arendt désigne trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Selon elle ce sont des conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme. Ce sont les hommes qui vivent sur terre et donc cette cohabitation engendre la pluralité qui est la condition « de toute vie politique ». Malgré l’humanité comme point commun de tous les homos sapiens, aucun n’est identique. Par son action l’espèce humaine doit intégrer en son sein « le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers » en préservant ainsi le monde qui leur préexiste.

Conserver le monde existant, grâce au travail et à l’œuvre de l’homo faber, voilà le défi que doit relever tout société à chaque arrivée d’une nouvelle génération dans son giron. Dans cette idée H. Arendt élabore une théorie de la condition humaine de la natalité qui lui donna l’occasion de penser les conditions de l’action pour l’homme moderne, entachées par les expériences traumatiques des régimes totalitaires du 20ième siècle. Ces derniers liquideront radicalement, sans précédent, la liberté, tant comme disposition humaine que comme réalité politique, autorisant par leur acte démesuré toute une génération à interroger son rapport au passé et à couper avec un certain système juridico-politique.

Sanela MANJGAFIC M1 EAD PHILOSOPHIE a dit…

Partie 3.

La Seconde guerre mondiale ou les différentes révolutions que vous évoquez à la fin de votre article illustrent ainsi le délaissement du concept philosophique de la liberté au profit de son expérimentation politique.

D’après H. Arendt cette liberté d’action politique autoriserait les membres d’une collectivité à inventer de nouvelles formes d’organisations et d’associations qui, le moment voulu, leur permettront de regagner l’espace privé en laissant la vie politique aux mains de leurs représentants professionnels, et nous l’espérons, pas trop « imbéciles ».

L’utilisation de l’expression « bon gré mal gré » nous renvoie également à l’idée que cet effondrement est rarement de la volonté des individus. Mais mis au pied du mur, même s’ils n’ont pas un réel goût pour la politique, ils doivent s’y contraindre et s’impliquer car il en va de leur liberté voire de leur vie. En effet, pour H. Arendt la raison d’être de la politique serait la liberté et son champ serait l’expérience, l’action.

Toute question politique porterait en elle un enjeu de liberté mais cela devient flagrant, pour tout un chacun, à certaines périodes de l’histoire universelle. Le passage à l’acte et la participation à la vie politique dans ces moments sont cruciaux : donner naissance à un monde nouveau en puisant notamment dans les expérimentations du passé. Le mot d’ordre : on n’invente rien mais on transforme tout. En d’autres mots il s’agit de réactualiser la démocratie athénienne car la soudaineté de ces moments historiques, pour ne pas dire leur caractère révolutionnaire, incitent tous les citoyens à prendre part dans l’élaboration de ce nouveau monde par l’exercice de leur propre action. L’expérience de la liberté redonne alors toute la dignité à la vie politique.

Avec Philippe Raynaud nous pouvons donc dire que « la Condition de l’homme moderne est l’œuvre d’un auteur qui a mis en cause avec beaucoup de profondeur la tradition de la philosophie politique, mais qui en a gardé ce que celle-ci a de meilleur : elle ne se contente pas d’appliquer une philosophie à la politique, elle philosophe sur l’action humaine en faisant pleinement droit à la façon dont les hommes eux-mêmes disent leur action ».

Nicolas Goas a dit…

Partie 1 :

Cher professeur,

Voici le commentaire que m’ont inspiré vos propos sur la pensée politique d’Hannah Arendt.
Arendt a essayé d’approcher et de décrire le plus précisément possible la conception de la liberté telle qu’elle était perçue par les anciens : la liberté, c’était avant tout la possibilité de participer à la vie publique, la capacité pour le citoyen d’exposer ses pensées, opinions et sentiments à propos d’une question ou d’un problème particulier.
Que le fossé est immense entre cette conception de la liberté acceptée ainsi dans le monde antique, et la liberté comprise par les modernes – Benjamin Constant en tête- comme la nécessité d’ôter de plus en plus d’éléments à la vie publique dans un premier temps pour les ajouter dans un second temps au domaine du privé. Car la liberté moderne c’est bien cela : la portion du domaine publique, c’est-à-dire la capacité pour les citoyens de déterminer ensemble certains modes de vie, valeurs ou institutions qu’ils souhaitent partager en commun se réduit sans cesse au profit d’une définition et jouissance strictement privées des droits. La modernité, c’est l’abandon des métarécits (ou grands récits) communautaires et l’émergence d’une multitude de petits récits individuels.
Cette différence non pas de degré mais bien de nature entre la liberté des anciens et des modernes pouvait s’expliquer, selon Michéa, historiquement. Les guerres de religions de la Renaissance allaient saigner et diviser profondément l’Occident chrétien. Ne pouvant parvenir à un consensus, la conception de la vie bonne a été renvoyée au domaine privé afin de mettre un terme à l’incendie qu’elle avait provoqué dans celui du public.
Pourtant, si la justification historique s’entend parfaitement, elle ne nous semble pas moins erronée. Comme vous le résumer dans votre commentaire, cher professeur, à propos de la liberté des modernes « les droits individuels s'exercent dans le retrait de la sphère privée où chacun est libre de conduire son existence comme il l'entend selon la conception qu'il se fait de la bonne vie et dont aucune n'est meilleure qu'une autre » il nous semble voir là une faille dans la définition de la liberté telle que perçue par la modernité.

Les décisions et choix qui sont pris dans la sphère privée ont immanquablement des conséquences dans la vie publique. Michéa avait bien remarqué cela : lorsqu’un individu demande à travailler le dimanche par exemple, c’est certes « son droit », « sa liberté » mais ce qui parait appartenir au privé aura assurément des répercussions sur la vie publique. Si de plus en plus d’individus se mettent à travailler le dimanche, c’est l’ensemble de la vie communautaire dans ses aspects familiaux, sportifs, religieux, associatifs qui s’en trouvera désorganisée. Si toute l’équipe de foot de mon village natal Seilhac (en Corrèze) décide de travailler le dimanche, l’équipe d’en face qui elle n’avait pourtant rien demandé ne pourra plus pratiquer son sport.
Autre exemple : imaginons que les mouvements transhumanistes arrivent à leurs fins notamment quant aux augmentations cognitives (enhancement) soit par le biais de la génétique soit par le biais d’implants neuronaux et prenons de surcroit le cas de trois individus « A » ; « B » et « C ».

Nicolas Goas a dit…

Partie 2


Considérons que A, B et C sont des personnes d’intelligence moyenne, située en plein milieu de la courbe de Gauss. Elles ont toutes les trois un QI de 100. A et B décident d’avoir recours aux procédés biotechnologiques pour augmenter leur intelligence et leurs processus cognitifs. Ils haussent leurs QI respectifs de 40 points chacun. Monsieur C, lui, ne veut pas voir d’implant neuronal dans son cerveau. M. C se retrouve dans une position d’infériorité cognitive, alors qu’il était dans une situation originelle d’égalité et qu’il n’a strictement rien fait ou demandé, lui non plus.
La liberté de messieurs A et B, bien que s’étant réalisée dans un cadre strictement privé n’en pas pour autant moins eu des conséquences sur la vie publique de A, B et C.

Il en est toujours ainsi : toute décision privée a immanquablement des répercussions nécessaires, quoique pas toujours immédiates dans la vie publique. C’est pour cela, à mon sens, qu’il convient de s’inspirer à nouveau de la liberté des Anciens telle que décrite par Arendt pour éviter les écueils qui ne manqueront pas de se poser à nous dans futur si nous restons dans une conception strictement privée de la liberté.

Isis a dit…

Nous orienterons notre pensée sur la question du positionnement d’Hannah Harendt face à la modernité, et plus particulièrement face au capitalisme.

Rappelons que la pensée d’Hannah Harendt se tisse autour du concept d’identité en permanence réaffirmé entre la liberté et la politique. La politique, cette philosophe s’emploie à la conceptualiser à la manière des philosophes grecs, fondateurs de la démocratie.

Hannah Harendt voit apparaître des changements au sein même de l’organisation de la société. Ces changements sont causés majoritairement par l’expansion du capitalisme, et sont tellement décalés de l’idéologie précédente, que notre philosophe s’interroge sur le sens que peut encore avoir le mot “politique”. Plus encore, elle finira par conclure que la politique qui découle de ces changements n’est pas digne de porter cette appellation.

Dans nos sociétés modernes, la contemplation et la pensée ont perdu la place centrale qu’elles occupaient jusqu’alors au profit de la vita activa. Ce terme désignait à la base trois activités humaines : le travail, l’oeuvre, et l’action, mais très vite le travail s’est retrouvé placé au premier rang. Les deux autres disciplines se retrouvent considérablement réduites. Mais cela a des conséquences indéniables sur la société. Valoriser la vita activa et à travers elle le travail revient à négliger l’activité de penser. De plus, reléguer au rang marginal l’action humaine renvoie à restreindre la liberté et, à travers elle, l’activité politique.

Cette philosophe est ainsi en totale opposition avec la théorie de la main invisible d’Adam Smith. Préserver l’espace public ne revient pas selon elle à considérer celui-ci comme la somme des intérêts privés. Avec la main invisible, Smith induit une dimension économique à la notion de société.

Il paraît dérisoire pour Harendt d’associer l’Etat et le privé; la politique et l’économie. Ce sont deux notions qui s’opposent dans la conception de notre philosophe. L’économie renvoie au privé, aux affaires domestiques. La politique, quand à elle, régit le domaine public. Elle est ce qui renvoie à la liberté, au fait de construire un monde en commun. Le respect de la sphère privée permettait à chacun de décider de sa vie comme il l’entendait. Les sociétés basées sur l’économie donnent lieu à un “ménage collectif”, ne peut en résulter que la restriction des libertés individuelles.

Cependant, avec la montée en puissance du capitalisme, la politique a été détrônée en faveur de la consommation. Les sociétés ne sont basées que sur le principe de rendement, la hiérarchie du travail créée par le système de production creuse les inégalités sociales. Les Hommes sont divisés. De nombreuses conséquences dérivent du capitalisme, telles que la guerre pour les ressources, la crise écologique, la pollution, etc. Ces conséquences menacent l’équilibre de la société. De plus, elle décrit le capitalisme comme “logique d’expansion par l’expansion”, capable de modifier même les lois qui pourraient freiner sa progression. Notons qu’elle s’oppose aussi à la pensée de Marx qu’elle ne trouve pas assez critique vis-à-vis de ce système capitaliste. Elle déplore également que le travail ne soit désormais réduit qu’à ce qui est de nature économique. Le travail représente en effet pour elle toute activité nécessaire à l’entretien de la vie, comme le travail domestique, par exemple.



Isis a dit…

Hannah Harendt avance que l’Homme a tendance à oublier que la perception qu’il a de la réalité lui est propre. L’Homme moderne est en totale aliénation avec le monde, ou plutôt avec la nature. Les Hommes vivent dans un monde artificiel, dont ils ont établi les rouages, et qui n’a plus rien en commun avec l’état de nature. C’est ainsi que nous pouvons constater que c’est toute notre réalité, nos sociétés, qui sont basées sur le principe de l’économie et du rendement. L’être humain, quand à lui, n’aspire naturellement ni à ce type de sociétés, ni à cette servitude, cette modification de son être, en vue du capital.

Ce monde artificiel est aussi un monde commun, dont nous partageons l'histoire avec nos ancêtres et que nous lèguerons à nos descendants. Ce monde est garanti par une certaine permanence des objets. Notre rapport aux objets à lui-même changé. Nous sommes passés du stade de l’homo faber, l’Homme qui avait pour but l’édification du monde, à celui d’animal laborans. Le modèle capitaliste nous a ainsi influencés que nous recherchons désormais la satisfaction des besoins du corps.

On peut voir dans cette démarche une volonté de mettre l’accent sur un monde en perpétuel changement, des changements qui vont finalement à l’encontre des principes premiers sur lesquels la société était érigée jusqu’alors. Hannah Harendt refuse de réduire sa conception de l’Homme à la notion d’animal laborans que nous avons vue plus tôt. Il y a toute une dimension spirituelle qui s’exprime dans l’oeuvre de l’Homme.. De même, l’Homme possède un potentiel unique. En effet, de par son action il est libre. La liberté est en effet définie par Hannah Harendt comme la capacité d’imprévisibilité propre à tout Homme. Cette liberté, et à travers elle la politique, est totalement remise en question par le nouveau modèle de société.

A. Vorsichtiger a dit…

Le déclin du politique dénoncé par Hannah Arendt semble tenir à l’abandon de la polis. Si vous évoquiez l’identité comme au centre de la pensée de l’auteur, celle-ci est en lien étroit avec le lieu et la culture le vivifiant. Etymologiquement, l’identité est ce qui nous rend semblable aux autres.
Dans nos mégalopoles modernes, qu’est-ce qui différenciera un lyonnais d’un parisien ? Un berlinois d’un new-yorkais ? Tout y est de plus en plus semblable, affrété par des multinationales. En architecture, les grands-ensembles ne différent point entre Tbilissi en Géorgie et Bukit Batok New Town à Singapour. Les moyens multimédias qui ont acquis le même statut que d’élémentaires vêtements quotidiens sont partout les mêmes puisque les marchés sont dominés par l’hégémonie de quelques marques. La différence qui autrefois faisait notre richesse est chaque jour davantage policée, si ce n’est écrasée par une intense diffusion qui ne retient que l’économie d’échelle pour triompher de la concurrence.
La ville dépendait de la campagne et dans une réciprocité complémentaire, l’une et l’autre se façonnaient. Les traditions populaires et religieuses étaient transmises et ces évènements liaient les générations entre elles dans ce commerce ininterrompu, par lequel les époques venaient affiner ou achever la vitalité du dépôt. Nous avions en commun un sol, une culture, des parents et tout cela favorisait une véritable unité. La culture a subi une interruption dans sa transmission, elle a été remplacée par un loisir de masse.
L’hyperconnectivité a précipité les hommes dans une société virtuelle, dans laquelle chacun se pense créateur d’un univers. En abolissant ultimement le lien abîmé par une organisation politique centralisée et démissionnaire de l’aménagement du territoire, les relations se sont désagrégées et l’individualisme a pu triompher. Nous avons désormais en commun l’uniformité de nos modes de vie, par-delà nos territoires.
L’identité paraît s’être disséminée. Conséquence ou cause de cela, plus aucun choix culturel ne guide nos pas, nous sommes à la fois partout et nulle part chez nous. Au niveau politique, nous assistons au durcissement de la société au nom de la préservation des libertés individuelles. L’appareil démocratique s’est enraillé.
Alors, serait-il temps de revenir à la proximité politique de la cité antique ? Il nous appartient de redessiner nos villes et de les habiter en citoyen.