Faut-il s'étonner que les associations souffrent à leur tour de la grave crise économique et sociale qui traverse et balaye la société française, ainsi qu'en témoignent les derniers chiffres publiés ? Que les dons diminuent alors même que les besoins des plus fragiles et des plus vulnérables sont plus grands que jamais ? Qu'un prudent désengagement se fasse jour lors même que plus d'engagement serait cruellement nécessaire ? Faut-il voir là un retour de la bonne vieille loi de l'égoïsme et de la poursuite de ses propres intérêts dans l'indifférence à ceux d'autrui que des heures moins difficiles auraient mis sous le boisseau, mais pour un temps seulement ? La conclusion ne s'impose nullement.
La pratique du don, il est vrai, est par nature instable. Variable, elle dépend des circonstances que connaît chacun et du climat général de la société dans son ensemble. Or tout dans la situation économique actuelle pousse les individus à la prudence, à l'épargne plus qu'à la dépense généreuse, au calcul plus qu'à la spontanéité. On pouvait s'y attendre et s'il y a lieu d'en craindre les conséquences pour les bénéficiaires, rien ne justifie qu'on en tire des conclusions qui aillent au-delà de ce constat.
On ne donne généralement pas pour des raisons relevant d'une obligation inconditionnelle, qui ferait fi des circonstances, à la manière d'un impératif catégorique, absolu. Le don, en particulier le don d'argent, n'obéit généralement pas à des raisons uniquement « morales » qui seraient assez fortes pour résister et surmonter les difficultés que chacun connaît ou craint de connaître à son tour. On donne plus ou moins. Comme on peut plus que comme on le devrait. C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas assez. Il est vrai : ce n'est pas assez.
Le donateur, ou le « donacteur » dont parle Jacques Malet, n'est généralement pas un être tout à fait vertueux, ses actions sont rarement enracinées dans un sens du devoir ou une disposition assez constante pour passer outre les inquiétudes du présent et pour voir dans l'urgence des besoins une raison supérieure d'agir. Faut-il le regretter ? Mais non ! Il n'est pas nécesssaire qu'une pareille perfection ne soit pas requise, sans quoi qui serait à la hauteur de ses exigences ? Nous avons voulu que le don soit un geste banal (quoiqu'il ne soit pas sans signification). Il faut payer le prix de cette désacralisation.
Le sentiment plus ou moins diffus de crainte et de vulnérabilité que la plupart éprouvent à l'égard de leur position personnelle – mais est-il tout à fait illégitime ? - l'emporte sur le calcul réfléchi et rationnel du coût de leur prudence sur ceux qui en bout de course en subiront les effets et qui sont, eux, dans une situation d'une bien plus grande vulnérabilité. Tel est le défaut qui accompagne inévitablement les pratiques d'aide qui s'en remettent davantage aux individus ou aux associations qu'aux administrations et aux politiques publiques. L'on comprend que, pour cette raison, ce n'est pas l'égoïsme supposé des individus qu'il faut mettre en cause, ni l'instabilité de leurs pratiques qui varient inévitablement au gré du temps, mais la brutalité de la crise, la cupidité des hommes qui en sont la cause, laquelle ne saurait être contenue par la seule bonne volonté, la générosité et la bienveillance des citoyens ordinaires. N'est-ce pas trop leur demander que de porter le poids des ravages qui jettent dans le chômage et la détresse des millions d'hommes et de femmes dans notre pays, mais dont ils ne sont nullement responsables ? Serait-ce même juste ?
L'esprit du don ne se ramène pas à des principes de justice, mais à la conscience humaine d'une solidarité qui s'exprime lorsque les institutions protectrices font défaut ou, en tout cas, lorsqu'elles trouvent leurs limites. Et cette conscience solidaire, il importe qu'elle puisse toujours s'exprimer librement, spontanément, sans contrainte, ni manipulation (par exemple médiatique), pas plus qu'il n'est supportable qu'elle soit prise au piège de demandes concurrentielles, comme c'est parfois le cas (cette invraisemblable polémique déclenchée par Pierre Berger autour du Téléthon a quelque chose d'absurde et d'indécent). Par conséquent, il faut accepter que les dons oscillent et varient avec une certaine inconstance, qu'il y ait du plus et du moins, du « parfois » et du « pas toujours ». La générosité ou la solidarité avec les plus démunis n'est pas le contraire du calcul, mais le geste où celui-ci s'excède vers les autres. En temps d'incertitude et d'inquiétude, le calcul devient plus mesuré, plus prudent – cela signifie-t-il qu'il soit devenu plus mesquin ? Ce serait faire là aux donateurs un mauvais procès moral.
Ce n'est pas aux individus qui donnent moins, voire même qui ne donnent pas du tout, de porter le poids de la culpabilité de la crise qui dévaste le monde et ses habitants, alors que les véritables responsables ne sont ni désignés ni inquiétés, le système seul étant mis en cause. Mais a-t-on jamais vu un système – s'agirait-il du système bancaire ou du système capitaliste néo-libéral – marcher tout seul, sans qu'il soit animé par les passions et les intérêts d'hommes de chair et de sang ? De grâce, qu'on ne se trompe pas de cible ! Surtout, qu'on n'incrimine pas les anciens donateurs d'être des individus imprévisibles, inconstants, irrationnels et versatiles. Ce serait tout de même le comble que doive révisé ce que l'esprit du don nous apprend sur les hommes et les sociétés sous prétexte que le donateur n'est pas un homme parfait.
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