Je m'aperçois, ayant fini de lire la volumineuse biographie de Rousseau par Maurice Cranston, combien j'ignorais quelles étaient la vie et la personnalité de cet homme que nous nous représentons souvent sous les traits de quelques images d'Epinal. Paranoïaque, il ne le devint, non sans raisons, que dans les dernières années de sa vie, après son exil désastreux en Angleterre. Je l'imaginais volontiers pauvre, fragile et solitaire, persécuté par ses anciens amis de l'Encyclopédie - en réalité, seuls Voltaire et Grimm le détestaient résolument - et sans reconnaissance. La vérité est assez différente.
Le succès remporté par ses livres, surtout après la publication de la Nouvelle Héloïse, avait été immense, bien qu'il n'en retira pas autant de profit qu'il l'aurait pu. Et si l'Emile, puis le Contrat Social, déclenchèrent à Genève et ailleurs les foudres des autorités politiques et ecclésiastiques, le conduisant à un exil de ville en ville, ces oeuvres furent aussitôt reconnues à la mesure du génie dont elles témoignent. Rousseau fut d'emblée établi comme un des plus grands auteurs de son temps par une multitude personnes, parfois de la plus haute aristocratie, qui l'assaillaient de lettres d'admiration et de soutien, de visites aussi. L'homme était de petite taille, le visage aimable - quoique ses dents fussent gâtées - le regard d'une intensité remarquable, et s'il était affligé d'une constante maladie urinaire qui le fit souffrir toute sa vie, il avait aussi la robustesse physique des grands marcheurs. Quant à son talent d'écrivain, il nous laisse aujourd'hui encore interdit d'admiration.
Ce qui frappe le plus - mais comment s'en étonner lorsqu'on l'a lu ? - c'est l'extraordinaire assurance que Rousseau avait en lui-même, son désir éperdu de liberté et d'indépendance - jusqu'à son désir de toujours refuser le moindre cadeau -, sa volonté farouche de ne rien écrire ni penser qui ne soit tiré de son propre fonds, d'où vient qu'il se soit imposé avec une autorité qui faisait dire à d'Alembert "les écrivains font des livres, Rousseau commande".
6 commentaires:
Rousseau avait de bonnes raisons d'être paranoïaque... Voir le "Sentiment des citoyens" de Voltaire qui réclame explicitement la condamnation à mort de Rousseau...
http://www.voltaire-integral.com/Html/25/19_Sentiments.html
Paul Audi y fait référence dans son bouquin sur Rousseau (p. 259). Sur la cabale contre le Vicaire amoureux, voir aussi les travaux d'Henri Guillemin...
http://pagesperso-orange.fr/editions.utovie/pages/collect/guillemin/html/729.html
Bernardin de saint Pierre qui l'a connu a fait un portrait de Rousseau aussi, ce qu'il décrit, la vie quaotidienne de Rousseau, est une espèce de mise en pratique de ses idées... C'est assez étonnant de vivre comme on pense.
Vous avez raison, cher Bertrand. Voltaire, dans cette affaire, s'est comporté comme un affreux salaud, tapant sous la ceinture (lorsqu'il révèle dans un texte anonyme l'abandon par Rousseau de ses cinq enfants, et cela même au moment où il écrivait son Traité sur la tolérance !). Quant à l'appel à la condamnation à mort de Rousseau, il parle de soi.
Cher Bertrand, cher Michel,
Je ne sais si Rousseau était à proprement parler paranoïaque, mais il eu légitimement à craindre tout à la fois du pouvoir politique, du pouvoir religieux, mais aussi des élites intellectuelles qui craignaient la perspective des Confessions. Il faut l’imaginer rentrant d’Angleterre, payant ses hôtes médusés en découpant quelques couverts en argent, ne pouvant plus accorder sa confiance à personne. Ce qui est certain, c’est qu’il était cyclothymique (ce qu’il a fort bien décrit) et extrêmement émotif, ce qui devait le rendre manipulable. Les Confessions est émaillé d’exemples d’une timidité qui le fait parfois passer pour un sot ; ainsi explique-t-il qu’il a apprit très tôt à se cacher derrière ses écrits. A seize ans, fuyant les maltraitances d’un maître graveur qui le bat, c’est une lettre qu’il tend à Madame de Warens, (heureusement, car il est ébloui par sa beauté alors qu’il s’attendait à une dévote bien rechignée). Mais en confiance, il est d’un intarissable babil, il ne peut s’empêcher d’entrer dans la confidence, et c’est ainsi qu’il confia le dépôt des enfants aux enfants-trouvés,e me semble-t-il, à Diderot et Grimm. Ce qu’il leur reproche avant tout, c’est de ne pas avoir gardé ce secret, naïf qu’il était d’une pure amitié. Dès lors, cet aveu se répand dans l’intelligentsia, terrible réputation pour une homme déjà naturellement si vulnérable.
Aussi je relativiserais son assurance; assurance en son système, assurément, elle est totale depuis l’illumination de Vincennes. Il a le sentiment d’avoir achevé la morale, mais comment la faire entendre dans la conversation, quand l’émotion vous gouverne, quand vous faites face à des contemporains aveuglés d’une société corrompue, et quand vous prenez le risque d’être contredit par les apparences du mal? Comment parler aujourd’hui même en quelques mots d’une telle morale, la terminologie philosophique n’est-t-elle pas imprégnée d’un humanisme kantien dont il faut se départir pour l’approcher? Peut-être peut-on pour la désigner reprendre le titre de cet ouvrage évoqué au premières pages du neuvième livre des Confessions, jamais rédigé mais dissimulé dans l’ensemble de l’œuvre, ou « morale sensitive ». Seule cette morale, qui, me semble-t-il, dépasse conséquentialisme et déontologisme, qui affirme un bon égoïsme, qui n’implique pas de sacrifice de soi, répond fondamentalement à cette question du dépôt des enfants. Et a partie liée à cette émotivité, à cet environnement dont nous sommes affectés, et qu’il songe à utiliser en retour pour encourager la vertu. Aussi le secrétaire vénitien est-il plus ou moins assuré selon les circonstances, parfois ombre, parfois impérial. Le duc de Croÿ le décrit comme un « nerf exquis » ; je crois qu’il faut l’imaginer, dès lors qu’il entre en contact avec d’autres êtres sensibles, comme sur le fil. Jean-Luc Guichet a écrit de belles pages sur la communication des sensibilités. Toujours prêt à tomber dans l’indignation, dès lors que la liberté, qu'elle soit d'autrui ou la sienne, est en jeu, parce qu’il en ressent physiquement la valeur primordiale: certainement nous touchons au cœur de sa doctrine, mais ici encore, il faudrait s’entendre sur cette notion.
S’il faut finir par une citation de d’Alembert, à Voltaire: « Jean Jaques est un malade de beaucoup d’esprit et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. –Il ne faut ni le guérir ni l’outrager».
Merci, cher Pascal, de ce beau commentaire. Je m'aperçois que Rousseau, plus que tout autre penseur, suscite, de la part des lecteurs de ce blog, de nombreuses réactions, du moins plus que d'habitude.
L'erreur est de faire, comme Nietzsche, de Rousseau, "un avorton", c'est à dire un être qui n'est pas achevé, une pensée qui ne peut pas être dans le réel. Rousseau est davantage un Romain dans le sens où il met sur terre la République de Platon. Ce qui a le don d'énerver ceux qui pensent que "tout est bien" ou que "tout est mal" et surtout que tout doit rester ainsi. On a mis sur le dos de Rousseau la Terreur, le nazisme, le stalinisme, il manque plus que le sarkozysme ! Mais c'est sur la question du "sujet" que je le trouve le plus pénétrant et fondamentalement révolutionnaire.
Cher Bertrand. Je suis d'acord : toutes ces imputations sont absurdes, pour mille raisons. Et quant à la question du sujet et de l'identité, Rousseau apporte en effet une vision radicalement nouvelle (ce qu'a bien montré Audi).
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