On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 13 juillet 2010

Mère Teresa et la nuit de la foi

Lu par hasard sur le site Rue89, cet article, subtil et nuancé, sur les "épreuves spirituelles" qu'aurait connues Mère Teresa. Et l'on comprend dès lors que le vide de la foi - c'est là une expérience bien connue chez les plus grands mystiques - n'a rien à voir avec la croyance que Dieu n'existe pas. L'on devrait aborder ces sujets - mais qui s'en soucie ? - avec bien plus d'intelligence, d'attention et de bienveillance que l'on en témoigne généralement.

Dix ans après la mort de Mère Teresa, plus de quarante de ses lettres, jusqu'alors tenues secrètes, ont été divulguées. Le grand public devrait en prendre connaissance dans un livre à paraître dès cette semaine aux Etats-Unis, et dont le magazine américain Time vient de donner de larges extraits.
Décédée en 1997, la » Madre » sentait sa foi défaillir : "Je regarde et je ne vois pas ; j'écoute et je n'entends pas. " Elle écrivit un jour :
"Où est ma foi ? Tout au fond de moi, où il n'y a rien d'autre que le vide et l'obscurité… Je n'ai pas la foi. "
Béatifiée en 2002, Mère Teresa pourrait être canonisée comme grand mystique. Le postulateur de la cause, le Père Brian Kolodiejchuk, a été profondément troublé par ces lettres. Il était lui-même un proche de la religieuse et ne se serait jamais douté, pas même un instant, de ses tourments. " Je n'ai jamais lu la vie d'un saint où le saint vivait dans une obscurité spirituelle si intense " , confie-t-il à Time.
Ces révélations ne s'opposent pas pour autant à l'avancée de la cause de Mère Teresa. En effet, des doutes lancinants, même aussi intenses, ne constituent pas un péché puisqu'ils ne sont pas volontaires, enseigne la théologie romaine. Au contraire, ils sont souvent considérés comme l'expression redoutable d'une épreuve mystique propre à des âmes vraiment exceptionnelles et très avancées dans la vie spirituelle.
On peut évoquer la nuit de la foi de Saint Jean de la Croix (1542-1591) ou de Thérèse d'Avila. On peut également songer à la petite Thérèse de Lisieux, qui était convaincue d'avoir perdu la foi, et qui est aujourd'hui docteur de l'Eglise !
Les tourments secrets de la Mère de Calcutta ne rassureront pas les fidèles, mais sont comme un camouflet à ceux qui présentent la foi de façon trop arrogante.

"Si un jour je deviens une sainte, je serai sûrement celle des ténèbres "
L'avancée de la cause de Mère Teresa peut rencontrer d'autres obstacles. Il existe en effet à Rome un soupçon selon lequel la religieuse albanaise aurait considéré les autres religions comme canaux de grâce et de salut, et aurait minimisé le caractère exclusif de la vérité chrétienne.
Du vivant même de la religieuse, le cardinal Pietro Palazzini, qui avait justement été préfet de la Congrégation pour les causes des saints, ne faisait pas mystère de ses réticences.
Si cela se confirme, une accusation de "relativisme" au sujet des religions non chrétiennes pourrait lui valoir bien plus d'ennuis post mortem que l'évocation de ses doutes. Il faut savoir que la Curie romaine s'opposa toujours avec la dernière énergie à l'élévation au cardinalat de Monseigneur Henry D'Souza, archevêque de Calcutta et proche ami de la religieuse, accusé de relativisme dans le champ interreligieux.
En tout cas, Mère Teresa écrivait en 1982 :
"Si un jour je deviens une sainte, je serai sûrement celle des ténèbres, je serai continuellement absente du paradis."

Plus que de simples moments de doute, un malaise récurrent
La quarantaine de lettres, dans lesquelles la religieuse ouvre son coeur, permettent d'exclure la simple crise spirituelle passagère, la simple dépression face aux difficultés et aux tensions que traversait son ordre des Filles de la charité. Mère Teresa était torturée par le doute de façon récurrente, sinon continue.
Ce sont des lettres que la religieuse n'aurait pas voulu voir diffusées au grand jour. Elle avait en effet demandé la destruction de sa correspondance. L'autorité ecclésiastique s'y est opposée, sans doute justement en prévision du procès en canonisation.
Ces lettres établissent que durant au moins un demi-siècle de sa longue vie, Mère Teresa ne ressentait plus la présence de Dieu. Dieu était absent et laissait la place au grand vide. Aussi bien dans son coeur que dans l'eucharistie.
Pendant un demi-siècle, la religieuse a vécu dans un état intense et tragique de déréliction spirituelle, et même de vraie détresse. Elle parle volontiers de "torture" intérieure. Elle compare son expérience à celle de l'enfer et se sent gagnée par l'inquiétude, au point de ne plus croire au ciel, ni même à Dieu. Son sourire, dit-elle, n'est qu'un "masque". Plus encore, elle se sent hypocrite, n'éprouvant aucun amour pour Dieu. L'historien jésuite James Martin, spécialiste éminent de la vie des saints est lui-même étonné et déclare n'avoir jamais lu l'histoire d'un saint avec de tels tourments intérieurs, et sur une si longue durée.

Une forme particulière d'auto-destruction narcissique
Le Père Brian Kolodiejchuk, postulateur de la cause, aussi bien que le Père James Martin notent que le fait de ne pas sentir la présence du Christ ni l'amour à son endroit ne veut pas dire qu'il ne soit pas présent et qu'on ne l'aime pas. Au contraire, cette sécheresse intérieure si douloureuse est le signe d'une vie mystique intense et donc de sa présence mystérieuse.
Des psychanalystes devinent en elle une forme particulière d'auto-destruction narcissique contre-balancée avec un certain succès par son contraire : une offrande positive et "affirmative" aux autres lui assurant une survie à long terme mais sans lui éviter un déchirement épouvantable. Les plus chrétiens parlent d'une humilité inconsciente. D'autant plus que son succès médiatique et sa notoriété mettaient cette humilité à fort rude épreuve.
Son tourment connut une parenthèse plus sereine de cinq semaines en 1958, comme une pause miséricordieuse accordée par le Seigneur avant de nouveaux tourments.
Le Docteur Richard Gottlieb, professeur à la société de psychanalyse de New York, livre une analyse assez fine et convaincante de la personnalité de mère Teresa. Il y avait en elle une profonde tendance à la démesure : " Je veux aimer Jésus comme personne ne l'a jamais aimé auparavant. " Une sorte d'incapacité à accepter ses propres limites et ses propres faiblesses empêchait Mère Teresa de trouver la paix. Il y avait en elle une sorte de déséquilibre, de perfectionnisme absolu, qui lui rendait impossible un chemin d'acceptation de soi et explique les oscillations entre des ambitions exaltées sans limites et des crises de profond découragement, de désespoir et de haine de soi (comment accepter sa propre humanité dans une telle perspective ? ). Si cette analyse se révèle juste, c'est une pierre jetée dans le jardin de la théologie spirituelle.

Un certain dédoublement de la personnalité
Il y a certainement des figures spirituelles humainement épanouies, mais un sens de la perfection qui ne serait pas tempéré fait de la vie intérieure d'une personne un tourment intérieur parfois dévastateur. Cette névrose de perfection surdétermine la rhétorique chrétienne de la culpabilité et de la faute, de l'humilité et de l'humiliation.
Paradoxalement, elle n'empêche pas des fruits extérieurs multiples et admirables, mais au prix d'un certain dédoublement de la personnalité, entre une face offerte à tous, souriante et sereine, et un arrière-fond douloureux et même perpétuellement crucifié. Elle était en permanence obsédée par le péché et les ténèbres. Cet aspect indubitablement névrotique (de grands saints ont été névrosés, à commencer par Thérèse de Lisieux ! ) n'explique cependant pas tout : nous entrons de plain-pied dans une dimension "théologale" qui va bien au-delà de ce qu'un état spirituel peut avoir de profondément malsain.
La lumière de la foi relève sans doute d'un clair-obscur plus que d'un éblouissement. L'entrelacs subtil et mouvant qui tisse l'expérience spirituelle peut sans doute associer des éléments très contrastés et sans doute contradictoires à bien des égards. Cette complexité de l'esprit humain, surtout lorsqu'il s'agit de personnalités d'exception comme l'était sans l'ombre d'un doute Mère Teresa, nous interdit tout jugement rapide, tout diagnostic simpliste, tout portrait superficiel. La coexistence en nous d'opposés est peut-être ce qu'il y a en nous de plus humain.

  • www.rue89.com
  • 8 commentaires:

    Anonyme a dit…

    Bonjour,

    Au sujet de ces tourments, cela me fait penser à des témoignages que je viens de lire dans un livre bouleversant: tremblement de mère édité par les éditions de l'instant présent.
    http://www.editions-instant-present.com/souscription-pour-tremblements-de-m%C3%A8res-p-12.html
    Il y a cet effondrment intérieur plus ou moins fort avec comme une coupure entre une façade extérieure (et l'obligation de la maternité sereine, et la non-reconnaissance que ce n'est pas évident d'aimer aussitôt, instantanément un bébé), et ce tourment de ne pas aimer, de se sentir loin, et pas seulement pour le devoir, la façade, mais en soi: comment ne pas aimer son bébé ? surtout quand il a été ardemment désiré et ressenti dans son ventre ? une souffrance psychique qui peut être si intense qu'elle peut conduire à l'abandon, le suicide, l'infanticide ...
    Bel été, Marianne

    michel terestchenko a dit…

    Merci, chère Marianne, pour ce témoignage. Dans le cas présent, vous voyez, c'est une affaire de toute une vie : le deuil intérieur d'une absence permanente, qui n'est pas un reniement de la foi, mais un dénuement, un vide. Et c'est toute la différence avec l'athéisme... Combien de grandes âmes sont passées par là !
    Bel été à vous aussi !

    dehotert a dit…

    Je pense que l'essentiel; l'essence de ce que nous sommes;est de s'accepter,avec nos croyances et nos tourments.

    Guillaume a dit…

    Bonjour,

    L'athéisme n'est pas forcément indifférent, ni forcément exempt d'inquiétude spirituelle. L'athée peut connaître lui aussi les tourments de la foi et du découragement. L'existence est une épreuve même pour l'athée. La maman dont Marianne parlait pouvait être athée.

    Merci pour votre blog et pour votre pensée si claire !

    Guillaume a dit…

    Bonjour,

    L'athéisme n'est pas forcément indifférent, ni forcément exempt d'inquiétude spirituelle. L'athée peut connaître lui aussi les tourments de la foi et du découragement. L'existence est une épreuve même pour l'athée. La maman dont Marianne parlait pouvait être athée.

    Merci pour votre blog et pour votre pensée si claire !

    Michel Terestchenko a dit…

    Merci, Guillaume, pour votre gentille apprécation et votre commentaire. Peut-être avez-vous raison, mais je connais peu, sinon aucun athée qui éprouve et exprime ce genre d'inquiétude. Généralement, l'athée presente sa croyance - car c'est bien une aussi- avec une certaine assurance, comme si lui du moins était sûr de son fait. Lorsque tel n'est pas le cas, il se présente plutôt comme un agnostique.

    Anonyme a dit…

    Bonjour,
    Ces révélations sur Mère Teresa ne me surprennent guère à vrai dire, car si l'on se place du point de vue des Pères de l'Eglise dans la Tradition Orthodoxe, l'œcuménisme n'est-elle pas la plus grande et la plus effroyable de toutes les hérésies connues, et d'après ce soupçon de l'église de Rome, Mère Teresa considérait toutes les religions comme canaux véhiculant la grâce du Saint Esprit. Je pense, mais c'est bien sûr qu'un simple avis, que l'état spirituel déplorable, dans lequel se trouvait Mère Teresa, est une des conséquences de son hérésie...

    Unknown a dit…

    S’intéresser à la foi de Mère Teresa c’est aussi s’intéresser à la foi de l’Eglise. A cette foi des chrétiens en la résurrection du Christ qui fait dire à Paul de Tarse : « Et si le Christ n’est pas ressuscité, notre proclamation est sans contenu, votre foi aussi est sans contenu » (1 Co 15, 14) La résurrection est donc une vérité de la foi pour les croyants.
    Elle peut aussi être interprétée comme un axiome de la théologie dogmatique et sacramentaire.
    Pour tenter de comprendre quelque chose des doutes de Mère Teresa, il nous faut peut-être considérer que dans le Nouveau Testament, les rencontres avec « le ressuscité » sont des apparitions. Jésus ne semble plus soumis aux contraintes de la physique et biologie.
    L’épistémologie du témoignage chrétien suppose ainsi de se fier aux apôtres. En effet la matérialité de la résurrection n’est pas saisissable empiriquement. Seul le témoignage des apôtres l’est. Il s’agit aussi de croire que cet événement du passé se réactualise dans chaque eucharistie et célébration sacramentelle situant ainsi la foi chrétienne entre un "déjà-là' et un "pas encore". Tout l’édifice théologique et dogmatique du discours chrétien serait ainsi susceptible d’entretenir un conflit épistémologique. Il ne semblerait donc pas étonnant que cette tension entre foi et raison, croire et savoir, présent/passé/avenir, se répercute tel un conflit névrotique à l’échelle de la psychologie et foi individuelle et que Mère Teresa et d’autres puissent en souffrir (1).

    Les doutes de Mères Theresa sont peut-être le signe d’un conflit psychique. Mais, après tout, « être heureux de croire sans avoir vu » n’exclut pas que l’on puisse être désappointé tel Qohélet face à l’évidence que le mal et la vanité n’ont ont « tout-jour(s)» pas disparus.

    La foi est un processus complexe qui engage toute la vie du croyant puisqu’il s’agit d’une détermination existentielle en direction de l’ultime qu’est Dieu. Il est donc important que l’intelligence ne soit pas sacrifiée sur l’autel d’une foi réquisitionnée par un savoir institutionnel qui méconnaitrait intentionnellement ses propres conditions de production et déterminations métaphysiques.
    La religion est sans doute invitée sans qu’elle le sache elle-même à repenser phénoménologiquement la signification de ces formulations dogmatiques afin de saisir à nouveaux frais les conséquences existentielles qu’elles recèlent peut-être.


    1. Nous pourrions tout à fait convoquer ici le concept psychanalytique de sublimation pour tâcher d’interpréter davantage l’expérience spirituelle de Mère Theresa. Bien qu’il soit insuffisamment développé en psychanalyse, il demeure tout à fait adéquat pour illustrer une forme d’esthétique spirituelle de l’existence en direction de l’imitation du Christ. Mais il faudrait immédiatement le relier au cadre névrotique et parfois pervers au sein duquel il devient intelligible. Notons enfin l’étonnante équivocité de « l’imitation du Christ » dont à l’oral on peut entendre « limitation » du Christ.