On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 6 mai 2013

Eloge de la lenteur

"Quand un danseur occidental tourne sur lui-même, c'est une pirouette. Quand un danseur japonais se tourne, c'est le monde qui se déplace". Ces propos, brefs comme un haiku, entendus ce matin sur France-Inter en disent plus long sur le sens et la beauté de la lenteur que bien des traités. L'esprit comprend, voit et aussitôt se trouve plongé dans un abîme de réflexions.

13 commentaires:

marcus a dit…

Brahms, et ce danseur japonais en suspens…


Qu’on soit débordé par ce temps soumis à l’impératif de rentabilité dans notre travail ou très bien organisé pour caler toutes nos tâches (travail, famille, amis, associations, loisirs, études en philosophie ??!!!… surtout en cette période d’examens…)grâce aux nouveaux artifices, le sentiment de frénésie et parfois d’épuisement est le même. J’éprouve, aujourd’hui, non seulement le besoin de vacances, mais surtout de prendre le temps de la lenteur, tel ce danseur japonais, pour comprendre ce que c’est que le temps afin de ne plus le subir mais pour parvenir à l’accepter, voire à le vivre de manière satisfaisante. Le temps de ma vie se métamorphose parfois au point de rendre toute coupure de plus en plus périlleuse. Prendre le temps d’écouter Celibidache, Barenboim et Brahms était pour moi une véritable gageure…

… une véritable machine de guerre luttant contre ce sentiment d’urgence qui me projette perpétuellement vers un futur dont je ne jouis pas vraiment…

…une éloge de la jouissance du présent contre l’accélération de mon rythme de vie…

… une résistance qui oppose à la frénésie temporelle l’aptitude à la sensualité, à la découverte, à la mémoire du sentiment …


Ecrasé par le devoir de jouir, de surnager, mais également par celui d’être performant, mon emploi du temps surchargé fait du temps une denrée rare. Alors… Il me revient, au cœur de cette vie, de ménager des ouvertures sur la sérénité tranquille, sur la paix qui doit toujours être au fond de moi, à ma disposition. A la surface de mon âme, il y a l’agitation, les vagues, les tempêtes, les harcèlements, les impatiences, mais dans le fond, comme dans la profondeur de la mer, doit régner cette merveilleuse musique (celle que vous venez de nous « poster » cher professeur… c’était sublime !), ce pas de danse oriental, ce calme absolu… comme le plus grand des bienfaits… comme la plus belle manière de s’absenter du temps des obligations qui accaparent ma vie…


Et rien que pour cela, cher professeur… Merci !


marcus

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Marcus. Oui, c'est bien de cela dont il s'agit, le fond paisible de l'âme. Procurez-vous si vous le pouvez le magnifique DVD, "Le jardin de Celibidache". Vous verrez un Maître qui savait lutter contre ces impatiences qui nous emportent.

Anonyme a dit…

J'héberge deux petits derviches tourneurs aux prénoms japonais. Hier, le monde se déplaçait au souffle de Brahms.
De l'éloge de la fadeur de mon quotidien à l'éloge de la lenteur...
En cette période d'examens, Marcus a raison:
"cher professeur...merci!"
Le levier tant recherché se trouve dans votre cœur : vous déplacez des mondes.
Angelina J-M, master2.

Michel Terestchenko a dit…

Merci, chère Angélina. Vertu des paroles brèves. Peu de mots, mais c'est tout un monde d'évocations qui s'éveille.

BONKOUNGOU Alfred a dit…

Moi, je suis d'origine burkinabè. Le texte sur "l'éloge du lenteur" me fait penser à ce que j'entendais parfois quand j'étais en Afrique: "En Europe, ils ont la montre mais ils n'ont pas de temps. Ici, nous n'avons pas de montre mais nous avons le temps". Actuellement, je cours en France plus que des français.

Dominique Hohler a dit…

Que diront nos descendants dans quelques décennies de nos ridicules sauts de carpes, des néons clignotants et des flux ininterrompus de décibels dans les boîtes ouvertes la nuit ?
Auront-ils la force de nous acquitter d'un sourire clément à la lecture des notes griffonnées à la va-vite en bas de page des bulletins de nos enfants ? "Trop lent !" "Pas une flèche !" "Doit se réveiller !"
Et les pointeuses la semaine et les dixièmes de secondes sur les circuits les weekends ? Et les couples pratiquant le "speed-dating", faisant ménage à trois avec un chronomètre.

Le danseur occidental sait bien pourquoi il n'ouvre pas les yeux en tournant sur lui-même : Chronos dévorant le monde, difficile de trouver plus laid ...

Alex CHARAUDEAU (SEPAD) a dit…

« Il y a une barbarie propre au sang « peau-rouge » dans la soif de l’or chez les Américains : et leur hâte sans répit au travail – le vice proprement dit du nouveau monde – déjà commence à barbariser par contamination la vieille Europe et à y répandre une stérilité de l’esprit tout à fait extraordinaire.

Dès maintenant on y a honte du repos : la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse – on vit comme quelqu’un qui sans cesse « pourrait rater » quelque chose. « Faire n’importe quoi plutôt que rien » – ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieurs. (…)

Le travail est désormais assuré d’avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà « besoin de repos » et commence à se ressentir comme un sujet de honte. « Il faut bien songer à sa santé », ainsi s’excuse-t-on lorsqu’on est pris en flagrant délit de partie de campagne.

Oui, il se pourrait bien qu’on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c’est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même [...]. »

Nietzsche, Le Gai savoir, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1982, Paris, p. 219.

Jean-Philippe Chemineau a dit…

Ce qui m’interpelle, dans votre billet, est ce pouvoir que possède la poésie sur nos esprits, pouvoir d’autant plus étonnant dans le cas présent qu’il consiste à faire saisir presque instantanément à l’esprit (brièveté du haiku) la valeur de la lenteur.

Anonyme a dit…

Intéressantes réflexions sur la lenteur comme rapport au temps dont nous ne serions désormaisplus capables. Faut-il pour autant s’en désoler ? La lenteur a certes ses charmes en ce sens qu’elle nous permet la réflexion et l’introspection indispensables à qui prétend s’intéresser à la philosophie (apprenant ? Comment dit-on maintenant ?) de près ou de loin ; la lenteur néanmoins peut être anxiogène, la frénésie anxiolytique !
Cela-dit, je ne crois pas que notre capacité à ralentir ait complètement disparu au profit d’une perception frénétique du temps qui ne nous laisserait pas sortir la tête de l’eau. Certes nous sommes bien plus sollicités (et essentiellement par les images), cela-dit, passer une soirée à écouter le deuxième livre du clavier bien tempéré par Richter ; à prendre le temps de raconter une histoire le soir à ses loupiots ou encore découvrir à 45 ans La recherche du temps perdu, voilà autant d’expériences qui me rassurent quant à notre capacité à être lents, très lents…

Malic Lahbabi, étudiant M1 philo

Anonyme a dit…

Que raconte mon dictionnaire Petit Larousse illustré de 2007 au mot "lenteur", page 627...

LENTEUR : (aucune racine étymologique notifiée) manque de rapidité, d'activité, de vivacité dans les mouvements, dans le raisonnement > "Marcher avec lenteur, lenteur d'esprit".

LENT : (du latin "lentus", souple)
1° qui parcourt peu d'espace en un temps donné. 2° qui n'agit pas avec rapidité >"Esprit lent". 3° qui se fait avec lenteur > "De lents progrès". 4° dont l'effet tarde à se manifester ; progressif > "Poison lent". 5°(psychol.) sommeil lent : sommeil profond.

Pas très difficile d'en déduire que la culture occidentale, dont le dictionnaire constitue un des reflets par la voie du vocabulaire qu'elle emploie, a bien du mal à donner de la lenteur une définition valorisante ; contrairement au latin qui en avait défini la souplesse !
Ici, l'analogie n'est pas loin entre la lenteur et la débilité...

Or, cette présence à soi-même est tout à fait constitutive de la lenteur asiatique traditionnelle (regardez ces personnes qui pratiquent le Tai chi chuan, art martial d'une extraordinaire lenteur et d'un tout aussi extraordinaire déploiement !)
Pour être juste présent à soi-même, aux autres et au monde qui nous entoure, il nous faut prendre le temps et consentir à ne faire qu'une chose à la fois > base essentielle du zen...
"Quand vous marchez, contentez-vous de marcher. Quand vous êtes assis, contentez-vous d'être assis. Ainsi, vous serez en accord avec vous-même."
La lenteur semble permettre le déploiement et, du même coup, une grâce infinie et un charisme nourri de cette présence intense à soi que ni la frénésie du tout rentable ni l'exigence du tout utile ne sauraient surpasser même si elles l'ont (hélas ! Mille fois hélas !) remplacée.
Depuis quelques années toutefois, un regain pour le "prendre son temps", revenir aux valeurs essentielles de goûter l'instant présent, la valorisation du calme pour pallier les dégâts du stress... se profile à l'horizon.

Que dirait encore le zen pour faire l'éloge de la lenteur ?
Que la lenteur nous aide à gérer nos énergies, à simplifier notre vie...

" Effectuez chaque geste, accomplissez chaque tâche comme si vous ne saviez rien faire d'autre."

Anonyme a dit…

Comme le disait Nietzsche, "Notre époque en est une excitée et pour cette raison même ce n’en est pas une passionnée". L'homme moderne occidental ne vit plus qu'à travers l'effervescence et le retentissement, il n'est plus de taille pour les grands événements comme pour les phénomènes les plus simples. Est-ce là faire montre de sagesse? Aristote définissait l'homme magnanime par une démarche lente, un langage posé, un caractère dénué de toute précipitation...


Alexandre d'Aphrodise M2

ABDALLAH ALI Echati (SEPAD) a dit…

Cette image … je veux dire cette citation est très profonde et me plait beaucoup. Il faut en effet voir cette beauté et goûter au plaisir de vivre dans le temps qui coule, goûter à l’océan de paix que cela peut nous habiter pour en être séduit.
Mais il faut bien pour la vivre, s’offrir une « retraite » bien loin d’ici. Il est beau de reconnaitre la beauté d’une chose, de désirer la faire sienne, il en est tout autre de la vivre : on peut dire qu’on est « mal barré » (comme le dirai les créoles), car n’est-ce pas la ville elle-même, la société dans laquelle nous vivons qui nous transporte dans une vitesse grand V ?

algiz.odal a dit…

Deux visions du monde sont présentes : le mouvement du corps pour l’un, le mouvement du monde pour l’autre. Ce qui nous est transmis d’un pays à un autre se retrouve être totalement différent. D’un côté, le respect du corps, ou la sur-représentation du corps, doit se faire avant tout ; il n’y a qu’à constater ce qui peut être vu sur les réseaux sociaux… D’un autre côté, le respect du monde doit prôner sur les hommes, vieil animal qu’il est, que nous sommes. Le choix ne se fait pas rapport à l’opposition occident/orient, mais plus par rapport à qui nous voulons être.