On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 19 juin 2013

Quand Platon s'invite devant la cathédrale

La dernière étudiante entra enfin dans la salle où nous étions trois à faire passer aujourd'hui l'épreuve redoutée du Grand Oral de Sciences-Pô à Aix. Sa prestation n'avait rien d'exceptionnel, mais elle se débrouillait fort bien dans son commentaire d'un texte difficile lorsqu'elle fit discrètement allusion à ses voyages au Mali, en Ethiopie et ailleurs dans le monde. Durant la conversation qui suivit, je lui demandai de nous raconter davantage ces expériences. Et tout d'un coup, sans qu'aucun d'entre nous s'y attende, ce fut un choc comme je n'en ai jamais connu. Avec une parfaite simplicité, la jeune fille nous fit le récit de sa vie auprès des Maliens pendant l'intervention française. Un vigile à la sortie d'un magasin de sport où elle avait acheté un sac de voyage lui avait parlé de la situation dans le pays ; trois jours plus tard, elle avait acheté son billet. Profitant des trois semaines que l'Institut accordait aux étudiants en vu de la préparation du diplôme, elle était partie, pour la plus grand inquiétude de ses parents, qui la voyait de nouveau s'éloigner dans une contrée lointaine, animée par le seul désir de voir de ses propres yeux la réalité de la guerre dont les journaux rendaient si mal compte : "J'avais le sentiment que non, le Mali n'était pas à feu et à sang comme le disaient les médias. Durant tout mon séjour je suis restée au Sud. J'ai fait plus de 2000 km par tous les moyens imaginables en dépensant en tout et pour tout cinquante euros sur place. J'ai vécu, nous expliqua-t-elle, dans des conditions précaires, mais qui étaient loin d'être misérables." Et elle n'en était pas à son coup d'essai, ayant fait précédemment un long séjour auprès de populations pauvres en Ethiopie. Il y avait dans le naturel de son attitude, de ses mots, la justesse de ses analyses (sur l'Irak également, la Libye, la Syrie aujourd'hui) quelque chose de profondément bouleversant qui nous cloua littéralement sur nos chaises. Sur ces situations complexes, c'est elle qui nous faisait la leçon avec une intelligence profonde, dénuée de toute intention politique ou militante.
Après la proclamation des résultats – nous lui avions décerné une note rare – je la trouvais sur le parvis de l'Institut seule en face de la cathédrale. Alors que je la félicitais, lui disant combien nous avions été touchés par son oral, je sentais une émotion irrésistible monter en moi, j'étais littéralement sur le point de fondre en larmes (la journée, il est vrai, m'avait mis au bord de l'épuisement physique). Ma fille, Angéline, m'avait envoyé le sujet d'invention qu'elle avait traité le matin même à son bac de français : « Vous proposerez le portrait d'un être ordinaire qui sous votre regard prendra une dimension extraordinaire ». Eh bien, c'est très exactement cela qui s'était passé et qui se poursuivait alors que j'interrogeais la jeune fille sur ses projets d'avenir et les raisons, pour elle si naturelles, de ses engagements : une étudiante qui n'avait rien de plus talentueux que les autres s'était transfigurée sous mes yeux. Je lui demandais si elle accepterait que je publie sur ce blog les carnets de voyage qu'elle a tenus, ce qu'elle accepta avec joie. J'attends donc qu'elle me les envoie et les mettrais aussitôt en ligne. L'émotion qui m'avait gagné n'avait rien d'intellectuel, je puis l'interpréter seulement comme la réaction sensible de l'âme lorsqu'elle perçoit qu'elle est en présence ineffable de quelque chose de Bien et du Beau, et c'est à dessein que j'écris ces mots en majuscule. Vous me trouverez peut-être désespérément idéaliste, mais, non, ce ne sont pas des concepts seulement, ce sont des réalités vivantes. Les Idées de Platon étaient là, manifestement incarnées dans la personnalité remarquable et les actions étonnamment courageuses de cette jeune fille ordinaire de vingt-trois ans que nul ne s'attendait à rencontrer et qui m'a touché au plus profond. Elle se prénomme Fanny. J'espère que nous la retrouverons bientôt.

12 commentaires:

Didier a dit…

Merci cher Michel. Vous êtes quelqu'un de bien. Cette jeune femme est une Antigone. Il en existe encore. C'est rassurant. Merci de ce témoignage.

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Didier, c'est vrai que de telles rencontres sont formidablement "rassurantes".

Dominique Hohler a dit…

Entendu ce matin dans un billet de France Culture "La crise, a-t-on vraiment tout essayé ?"
Et si au lieu de parler avec le monstre le langage du monstre, nous montions d'un cran pour quitter notre condition d'agents économiques qui brûlent des graisses et des hydrocarbures et qui remplissent leurs caddies d'objets voués à devenir des déchets ? (Car ce qui fait peur dans la crise c'est de ne plus pouvoir pousser de caddie et de ne plus entrer dans le procès de fabrication de déchets).
Monter d'un cran pour redevenir des humains face au tragique et comprendre que l'idéalisme n'est pas une réponse mais la seule réponse.
Pas facile j'en conviens. Mais quelque chose me dit que les carnets d'Anne nous aideront à mont(r)er ce cran.

Dominique

Sciranof a dit…

Très beau en effet. Mais je m'interroge, pourquoi le Bien et le Beau nous marquent plus lorsqu'ils s'expriement loin de nos latitudes? N'y a-t-il pas une valorisation de l'exotisme?
Ma question n'enlève rien à la valeur et au courage de cette jeune femme.
Le Journal La Vie présente des actions exemplaires mais c'est étonnant comment ce qui se développe loin de nous est plus marquant que ce qui se passe à l'étranger.

ABDALLAH ALI Echati a dit…

Waw, l’émotion que vous avez sentie est palpable dans ce message. C’est sans doute comme ça, comme vous venez de le faire, avec les mots les plus naturels, les plus sincères les plus simples qu’on peut dire le monde.

Descharmes philippe a dit…

Pour ma part je m'incline devant ces personnes qui mettent l'intellection au servir de l'agir(ces intellectuels qui font preuve d'actes et d'actions les impliquant), ce qui enrichit leur action de compréhension du monde. De plus je ne me permettrais pas devant le courage d'Anne de parler d'exotisme, mais plutôt, au travers d'une implication (le fait est que celle ci est distante de notre pays, or cela ne change rien)de recherche d'une vérité idélle, voire d'actes au service d'un idéal de vie. Si cela n'est pas beau et bien , alors nous pouvons désespérer de l'humanité, engoncés que nous sommes dans notre quotidien, parfois mesquin, et si ce ne sont pas les idées intelligibles de Platon, ces actes nous trancendent et je ne peux que m'incliner devant eux.

Michel Terestchenko a dit…

Je me suis trompé, son prénom est Fanny.

MathieuLL a dit…

Ce qui me plaît dans ce commentaire, c'est la fracture entre le premier moment : une étudiante dont la performance n'est pas spécialement excpetionnelle, puis le second où, entrant dans l'intimité de sa pensée et de son "agir" pour reprendre Philipe, le jury se retrouve conquis et attribue à cette jeune fille une note "rare". Cela s'apparente, à mon sens cher Michel, à une confession ; celle selon laquelle le système éducatif est rouillé. Il fut un temps où l'on devenait philosophe ou "intellectuel" par suite d'une pratique - un agir - tout à fait personnel et donc singulier ou indentifiable parmi d'autres ; un vécu exceptionnel qui nous menait droit au sommet. Ainsi, Platon que vous citez n'a jamais passé d'agrégation, ni été à Ulm ni même fait aucune " thèse "... mais voilà, son oeuvre nourrit les concours d'agrégation, les programmes de normale sup et les laboratoirs de recherche. Curieux paradoxe ! Si seulement on prenait soin de pénétrer dans l'âme des individus... aujourd'hui, n'importe quel gugus bien sapé et qui a lu les bonnes oeuvres est capable de décrocher un concours et d'être reconnu comme membre de l'élite... Mais quelle élite ! Que l'on compare les oeuvres de Spinoza, par exemple, avec celles d'un BHL !!! mon Dieu, j' en ai la nostalgie du 17ème... !! Rendez-nous l'obscurantisme, il a produit plus de génies que le 20ème sicèle !!! Alors félicitations cher Michel. Il serait préférable que davantage de profs aient le même esprit que le vôtre. Quant à la cathédrale... J'y vois un autre signe : une volonté de renouer avec l'intériorité contre les apparences trompeuses.

Jerusalem sommet de ma joie a dit…

Merci d'avoir su saisir l'impression que laisse Fanny que j'ai eu 9 mois en stage à Jérusalem et qui m'a bluffée au quotidien et continue de le faire en me partageant ses carnets de voyage.

Emmanuel Gaudiot a dit…

Je ne peux résister, bien que j'aie un travail énorme à produire, à prendre cinq minutes pour commenter cet émouvant billet. Je pense que ce poème de Victor Hugo ne colle pas mal avec l'esprit de ce beau témoignage:
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche en bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : -Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? -Il me dit : -Je me nomme
Le pauvre.- Je lui pris la main : - Entrez, brave homme.-
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre
-Vos habits sont mouillés, dis-je, il faut les étendre
Devant la cheminée. -Il s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.
« Le mendiant » in Les contemplations.
Merci Michel. A bientôt.

Anonyme a dit…

Cette histoire paraît totalement irréelle et en lisant et relisant votre article je ne parviens pas mieux à la 'réaliser', sans doute parce que je suis une femme et que le courage chez une femme ne revêt pas cet aspect habituellement : il est plus opaque, voilé, voire anodin. Il se fond jusqu'à disparaître dans le quotidien : combien de sacrifices, de renoncements à soi, de dons totaux de soi pourraient-on découvrir chez tant de mères et autres qui ne se diront jamais et ne se verront jamais...
Oui cette histoire me paraît incroyable parce que je suis une femme et qu'à mon sens il faut en sus du courage pour partir seule dans un pays du tiers monde, il faut de l'inconscience, car la peur d'être agressée en tant que femme est viscérale chez nous toutes et difficilement surmontable. Aussi je me dis simplement qu'à un moment donné certaines femmes "choisissent" d'être des êtres HUMAINS et puis c'est tout, et ainsi de transcender en sus de leurs conditionnements socio-culturels, leur corporéité. Ce n'est plus de la beauté à mon sens mais du sublime et l'on ne peut le 'penser' parce qu'on a juste envie de le vivre, de donner un vrai sens à notre vie et donc de réaliser enfin nous aussi, ce rêve risqué qui nous tente autant qu'il nous terrifie.
Marie Emma Sepad

Denis VIAL a dit…

Fanny à une force indicible qui l'a pousse hors de la "caverne". Elle va vers la réalité. En espérant qu'elle ne se fasse pas conspuée à son retour dans la "caverne".
En tout cas, cela m'encourage encore davantage à sortir de la "caverne" quoiqu'il en coûte... Merci pour ce partage.

Denis VIAL