La conversation avec Matthieu Ricard, modérée par la philosophe Françoise Dastur, lors du colloque organisé par Arte-Filosofia et François Lapérou à Cannes samedi dernier, fut riche et chaleureuse et pour le public, stimulante, je crois. Une journée entière à discuter de son dernier livre qui rencontre un succès étourdissant, après que chacun de nous ait donné une conférence d'une heure et quart. Pour ma part, je suis revenu sur les origines du paradigme qui oppose frontalement égoïsme et altruiste, en essayant de montrer comment s'est constituée cette matrice qui fait peser sur la bienveillance désintéressée soit le poids du soupçon soit la contrainte excessive du sacrifice. L'expression orale fut, évidemment, plus libre et improvisée que le texte que voici, mais je vous le livre tel qu'il fut rédigé. Ces conférences ont été enregistrées et seront diffusées prochainement par les éditions Frémeaux sous forme de CD.
Egoïsme et altruisme :
Retour sur la constitution d'un paradigme dominant
La souffrance et la détresse des autres nous affecte, nous touche et nous pousse parfois à agir en conséquence. Qu'il existe en nous une disposition à la bienveillance, à la sympathie, comment en douter ? Non, ce n'est pas cela qu'il s'agit de prouver, mais autre chose et de plus précis : que cet altruisme est pur et authentique, qu'il se donne pour fin le bien d'autrui pour lui-même, autrement dit qu'il est désintéressé, sans quoi ce n'est pas de l'altruisme véritable, ce n'est encore qu'une stratégie, directe ou indirecte, de l'intérêt propre qui n'a pas de valeur, de valeur morale. Nous prétendons vouloir le bien d'autrui, mais dans le fond, ce n'est que notre intérêt, l'approbation des autres, la satisfaction personnelle qui résulte d'une action que nous recherchons. Voilà l'objection. Ces deux positions ont nourri d'intenses controverses philosophiques depuis le XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui opposant les partisans de l'égoïsme dit psychologique et ceux qui soutiennent que l'altruisme, le désir de faire le bien d'autrui pour lui-même et d'agir à cette fin, indépendamment, voire aux dépens de nos intérêts propres n'est pas une illusion de la conscience. Pour les premiers, un tel désintéressement n'existe pas ou, s'il existe, il est invisible et ne peut être attesté de façon indiscutable, alors que pour les seconds, c'est par une réduction excessive et injustifiée que tout en nous est ramené à des mobiles d'intérêt propre.
Avant d'entrer dans la arguments des uns et des autres, il importe de comprendre d'où vient que le débat moral se pose en ces termes, alors que la philosophie antique ignorait cette problématique. Pour le dire en bref, la question que posaient les Anciens, Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens, étaient celle de la bonne vie, celle dans laquelle l'homme accomplit sa propre excellence en agissant selon la vertu, qui est la seule voie du bonheur puisque c'est bien et cela, le bonheur, que nous poursuivons toujours et ne pouvons pas ne pas poursuivre. Le chemin de la bonne vie, le christianisme lui a sans doute apporté une réponse différente, mais il s'agissait encore de poursuivre le salut en vu de la félicité éternelle, quoique celle-ci ne puisse être obtenue sans l'aide de Dieu et de la grâce. « Tous les hommes veulent être heureux jusqu'à celui qui va se pendre » écrit Pascal dans les Pensées. Le désir du bonheur est « en nous sans nous » dira encore Malebranche, en sorte que c'est un instinct dont il n'est pas possible de se déprendre. Mais tout change lorsque, à partir du XVIIe siècle, la question de la bonne vie est remplacée par celle de la vie morale, comme vie orientée vers l'amour pur, vers le bien d'autrui, comme chez les philosophes anglais du XVIIIe ou, comme chez Kant, comme obéissance inconditionnelle à la loi, respectée pour elle-même, et pour aucune autre raison. Dans tous les cas, ce qui compte, ce qui fait la valeur proprement morale d'une action, c'est qu'elle résulte d'une intention désintéressée et toute l'affaire est de savoir si un tel désintéressement est possible et s'il l'est, comment le reconnaître, comment l'attester, comment échapper au soupçon qu'il y a encore un intérêt propre à l'œuvre. Autrement dit, alors que les Anciens opposaient les passions à la raison, désormais c'est une nouvelle distinction qui occupe une place centrale : intérêt versus désintéressement.
Il est évidemment impossible d'entrer dans l'analyse détaillée des positions concurrentes, mais nous pouvons essayer de dessiner la structure, la charpente, de cette problématique qui se déploie jusque chez des philosophes contemporains aussi influents et importants que Lévinas ou Derrida.
La matrice théorique du débat moderne altruisme versus égoïsme
« Avec le christianisme, écrit Nietzsche, il y a progrès dans l’affinement du regard psychologique : La Rochefoucauld et Pascal. Le christianisme a compris l’identité complète des actions humaines et leur égalité de valeur dans les grandes lignes (elles sont toutes immorales) », écrit Nietzsche dans La volonté de puissance. De fait, c'est tout d'abord chez les moralistes français du XVIIe siècle qu'apparaît une critique radicale de l'amour-propre, la mise en évidence d'une sorte de perversion ontologique qui fait que l'homme ne cherche et ne peut rechercher en toutes choses que son profit et son intérêt propre, et cela dans la continuité de la distinction faite par saint Augustin dans La cité de Dieu entre deux amours, l'amour infini de Dieu qui conduit jusqu'au mépris de soi, et l'amour infini de soi qui conduit jusqu'au mépris de Dieu et qui est le propre de l'homme déchu par le péché originel. Tout le travail de La Rochefoucauld dans les Maximes constitue, au premier abord, une dénonciation systématique des fausses vertus, l'amitié, la libéralité, le dévouement, etc. qui ne sont que des travestissements de ce qui est toujours à l'œuvre, la poursuite égoïste de l'intérêt propre, une manière de n'aimer que soi-même et toutes choses pour soi, selon la définition que lui-même donne de l'amour-propre (maxime 105, 1664), étant entendu que par intérêt, il ne faut pas entendre non pas simplement la poursuite des biens matériels, des intérêts de bien, mais, également, des intérêts d'honneur, de nature symbolique et qui visent à être reconnu, admiré, estimé. « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » [maxime 3, p. 301] « Il n’y a point de libéralité, et ce n’est que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons » [maxime 29, p. 306]. « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes » [maxime 83, édition de 1678, p. 414]. Ou encore : « L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnage, même celui de désintéressé » [maxime 177, manuscrit Liancourt]. Ce n'est pas, selon La Rochefoucauld, que le désintéressement n'existe pas, mais, ainsi qu'il l'écrit dans une autre maxime, il est « caché au fond du cœur » et nous l'ignorons nous-même [maxime 69, 1678], autrement dit, le désintéressement est invisible, non représentable, aussi bien à nos propres yeux qu'aux yeux d'autrui. Il n'entre jamais dans la lumière du monde et ne se fait jamais connaître que sous des formes trompeuses qui sont autant de mystifications. Nous ne pouvons jamais savoir avec certitude, si notre motivation ou celle des autres, jusque dans la belle action, l'action moralement la plus louable et estimable, apparemment la plus désintéressée, est bien et bel dénuée de considération d'intérêt propre, puisque ces mobiles échappent à notre conscience. Celle-ci est comme aveuglée par une motivation qui est tout à la fois universelle et inconsciente. L'humilité étant la vertu suprême, celle-ci ne peut jamais se montrer. Le bien ne se donne jamais à voir dans une évidence splendide et indiscutable. Seule la divinité qui sonde les cœurs le connait. « Il n'y a que Dieu, qui sache si un procédé est net, sincère, et honnête » [maxime 157, 1664].
Qu'en résulte-t-il ? L'universalité du soupçon puisque nous sommes autant les dupes de nous-mêmes que nous le sommes des autres. Toutes les relations humaines sont ainsi prises dans une fausseté, une inauthenticité universelle qui peut seulement être diagnostiquée et mise à jour par l'analyste qui dénonce la fausseté des vertus humaines. Or, le propre du soupçon, à la différence du doute, c'est qu'il ne peut être surmonté. Au soupçon qu'un intérêt égoïste motive votre conduite qui a toutes les apparences du dévouement ou de la générosité, vous ne pouvez tout simplement pas répondre. Dit en termes modernes, le soupçon est infalsifiable, c'est pourquoi, du reste, il ne saurait donc être considéré comme une hypothèse scientifique. Plus généralement, c'est là le défaut principal de la doctrine de l'égoïsme psychologique : elle postule que nous poursuivons toujours un intérêt propre, de quelque nature qu'il soit, que nous en soyons ou non conscients. S'il y a là un défaut de scientificité, qui fait qu'il s'agit là plus d'un postulat idéologique que d'une théorie proprement scientifique des conduites humaines, au plan psychologique et dans les relations entre les hommes, elle s'impose comme une sorte d'évidence dont les effets sont délétères. Lisez les Maximes de la Rochefoucauld, et vous avez l'impression qu'il peint le portrait sans fard de l'homme tel qu'il est et que , oui, vraiment, si on est lucide, les choses sont telles qu'il les présente (quoique une étude plus approfondie montrerait que sa pensée est plus complexe qu'il n'y paraît).
Cette vision moniste qui ramène toutes les motivations humaines à la poursuite de l'intérêt propre exerce une véritable hégémonie sur nos représentations, et elle est encore, à certaines variations près, au centre de la vision de l'homme sur laquelle repose, très largement, l'économie : l'idée que l'homme est essentiellement un individu égoïste qui cherche rationnellement à maximiser ses utilités, les conduites altruistes ou désintéressées étant à ce point marginales, si elles existent seulement (ce que les partisans de l'égoïsme psychologique contestent) qu'il est inutile de les prendre en considération. De toute façon, elles ne peuvent jamais être connues comme procédant d'une intention réellement désintéressée.
J'ai parlé de la vision de l'homme sur laquelle repose l'économie. Voyez, par exemple, le postulat qu'Adam Smith, le fondateur de l'économie politique, place au cœur de la théorie du marché et de la relation entre les acteurs économiques dans La richesse des nations (l'ouvrage date de 1776). Le passage est célèbre : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, mais toujours de leurs intérêts. » Adam Smith avait pourtant soutenu dans un livre antérieur d'une vingtaine d'années, La théorie des sentiments moraux (1759) que les hommes ne sont pas mus par un seul mobile mais par deux, l'amour de soi et la sympathie. Selon le premier : « Quelque égoïste qu'on puisse supposer que l'homme soit, il y a, à l'évidence, dans sa nature des principes d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion, l'émotion que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit que nous nous les représentions de quelque façon que ce soit ». Selon le second : «Tout homme est sans doute recommandé par la nature, premièrement et principalement, à ses propres soins ; et comme il est plus capable que tout autre de pourvoir à sa conservation, il est juste qu'elle lui soit confiée. Aussi chacun de nous est plus profondément intéressé à ce qui l'intéresse immédiatement, qu'à ce qui intéresse autrui ». Comme vous le voyez, le concept d'intérêt n'est pas univoque, puisqu'il désigne aussi bien un intérêt pour soi qu'un intérêt pour autrui. Contrairement aux défenseurs de l'égoïsme psychologique, Smith ne pratiquait aucune sorte de réduction anthropologique. Néanmoins, c'est le mobile de l'intérêt égoïste qui commande les relations d'échange et, dès lors que c'est l'économie qui encastre la société et non l'inverse, seul l'intérêt suffit à harmoniser et à pacifier les rapports sociaux. La bienveillance ne disparaît pas des rapports inter individuels, mais seul l'égoïsme est socialement structurant, ou prétendument tel. Toute la philosophie politique moderne repose sur ce présupposé égoïste, quoiqu'elle lui donne deux réponses différentes : le contrat et le marché.
Le sacrifice et l'attestation du désintéressement véritable
Ainsi se construit une matrice théorique opposant radicalement intérêt et désintéressement, égoïsme et altruisme. Quels traits distinctifs celui-ci doit adopter ? Pour le dire en bref, une intention sera définie comme authentiquement altruiste si elle ne poursuit aucun intérêt propre, si elle est authentiquement désintéressée, autrement dit si elle n'apporte aucun bénéfice, profit, de quelque nature qu'il soit, même en terme de satisfaction personnelle ou d'estime de soi. Une telle intention existe-t-elle ? En théorie, oui. Mais peut-elle être reconnue ? C'est là qu'est la difficulté. La logique de ce système de pensée conduit à donner au désintéressement ou à l'altruisme une dimension proprement sacrificielle. On le voit dans la doctrine du pur amour, chez Fénelon par exemple. Le véritable amour, en l'occurrence il s'agit de l'amour de Dieu, ne doit pas obéir à l'espérance du salut, sans quoi c'est encore un amour imparfait, mercenaire, un amour impur. Voyez le rapport qui s'établit ici entre pureté, au sens de la pureté morale, et désintéressement. Comment l'attester ? Car, de fait, le problème ici est celui de l'attestation. La solution, chez Fénelon par exemple, c'est que le fidèle doit faire le sacrifice de son salut et accepter sa propre damnation, accepter de vivre éternellement dans l'enfer et continuer néanmoins d'aimer Dieu pour lui-même. Je n'ai évidemment pas le temps d'entrer dans le détail de cette thèse, moins encore dans les controverses infinies qu'elle a suscitées. L'important, c'est de comprendre la logique qui est à l'œuvre.
Plus généralement, l'action proprement altruiste devra se faire aux dépens de soi dans un renoncement radical, sans limite, dans un véritable sacrifice de soi, qui exclue toute possibilité d'un bénéfice en retour. Il faut vraiment être prêt à tout donner jusqu'à la conscience que vous donnez, jusqu'au plaisir qui accompagne le fait de donner (même si ce n'est pas ce plaisir que vous recherchiez). Le don altruiste doit aller jusqu'à la totale inconscience totale de soi, sinon vous êtes toujours pris dans le mouvement réflexif de la satisfaction, de la rétribution. Est-ce seulement possible ? Ici, nous ne sommes plus dans une réflexion de type psychologique.
Il est tout à faite remarquable qu'on trouve certains aspects marquants de cette exigence sacrificielle de l'altruisme dans l'œuvre de Lévinas.
L'altruisme hyperbolique d'Emmanuel Lévinas
Dans l’Humanisme de l’autre homme, de longues et belles analyses sont consacrées à cette idée que la relation à autrui est une « mise en question » de soi, une « sommation », une interpellation, qu’on ne peut comprendre sur la seule base de l’intentionnalité de la conscience qui est ici comme « désarçonnée » [p. 53], prise à partie, sollicitée dans ce que Levinas appelle une « visitation » : le visage de « l’absolument autre » en tant qu’il s’adresse à moi.
La nudité du visage de l’être en détresse n’est pas un objet que la conscience constitue, il se donne à la faveur d’une intrusion à laquelle on ne saurait se dérober. Sollicitation de l’être en détresse qui affecte si puissamment qu’il n’est plus possible de se dérober, de détourner le regard, de chercher des excuses. C’est pourquoi la passivité de la réceptivité à l’autre est la condition de l’action, ou de ce que Levinas appelle « l’Oeuvre » : orientation du Même vers l’Autre, qui est « générosité radicale » [p. 44].
Rien pourtant qui appelle l’idée d’un parfait désintéressement, d’un renoncement définitif, d’une dépossession de soi. Charge sans doute contre l’égoïsme, la vision économique de l’homme comme un calculateur obnubilé par la maximisation de ses intérêts, mais charge qui ne va pas au-delà et qui permet de définir le mal comme détournement du regard, refus d’une responsabilité trop exigeante, trop envahissante : le Mal comme égoïsme [p. 89]. Cela nous le comprenons aisément.
L’OEuvre n’exclut pas tant la réciprocité, le retour, la rétribution, qu’elle ne se fait patience, attente indéfinie, peut-être au-delà de la mort, d’un aboutissement dont je ne serai peut-être pas le contemporain, mais qui n’est nullement exclu par définition : « Renoncer à être le contemporain du triomphe de son oeuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi » [p. 45]. Mais triomphe attendu, espéré tout de même, quoique soit acceptée l’éventualité qu’il s’accomplisse dans « un temps par-delà l’horizon de mon temps », et ce par un mouvement de générosité qui est élan d’une « jeunesse radicale » d’un être « déjà comblé » [p. 48], capable de surmonter, par sa richesse même, l’égoïste souci de soi et qui se fait Bonté dans le renouvellement perpétuel de ses propres forces à mesure qu’elles s’épanchent et se vident. Bien que nous ne soyons plus dans la logique de l’échange, marchand ou non, ni de l’équation du prêté pour un rendu, il n’y a rien encore qui appelle à l’obligation d’un parfait renoncement : l’OEuvre « n’est pas entreprise en pure perte » [p. 44].
Pourtant, la dimension proprement sacrificielle s’immisce déjà dans ce texte de Levinas, lui donnant une orientation bien plus radicale et que les livres à venir développeront . Quelques formules sont l’indice de cette radicalisation outrancière : « Elle [l’OEuvre] exige, par conséquent, une ingratitude de l’Autre » [ibid.]; « la vulnérabilité est plus [ou moins] que la passivité recevant forme ou choc. Elle est l’aptitude – que tout être dans sa “fierté naturelle” aurait honte d’avouer – à “être battu”, à “recevoir des gifles” » [p. 104]; « l’ouverture, c’est la dénudation de la peau exposée à la blessure et à l’outrage » [ibid.]. Enfin : « Or, dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, “quelque chose” a débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité. »
La relation à autrui qui, dans l’Humanisme de l’autre homme, relevait de l’élan d’une générosité juvénile se teinte, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, de nuances bien plus sombres; elle se fait douleur, déprise de soi, jamais suffisante, d’un être empêtré dans l’étouffement de soi : « Non point au repos sous une forme, mais mal dans sa peau, encombré et comme bouché par soi, étouffant sous soi-même, insuffisamment ouvert, astreint à se dé-prendre de soi, à respirer plus profondément, jusqu’au bout, à se dé-posséder, jusqu’à se perdre » [p. 174]. Il n’est plus question désormais dans ces lignes de générosité, mais d’inquiétude, de souffrance, d’accusation, d’expiation, de sacrifice de soi qui nous fait « otage » d’autrui. La passivité est décrite comme un « s’offrir qui n’est même pas assumé par sa propre générosité – un s’offrir qui est souffrance, une bonté malgré elle » [p. 92] : exténuation de l’être qui n’est plus commission à l’autre confié à sa charge et qui engage sa responsabilité, mais « être-pour-l’autre » absolument, totalement. La réflexion de Levinas se meut alors dans une espèce de dualisme qui rappelle l’opposition de Fénelon entre l’amour pur de Dieu, appelant à la désappropriation de soi, au sacrifice de toute espérance de salut, à l’abandon de la volonté propre, et l’amour de soi, toujours nécessairement intéressé, mercenaire. Cette filiation avec le quiétisme fénelonien, soulignée par Robert Spaemann, a quelque chose de très étonnant chez un penseur qui vient pourtant de la tradition judaïque. Si nous sommes encore dans le domaine de l'éthique, c'est celui d'une éthique de la sainteté. On peut comprendre dès lors qu'elle pousse l'effort théorique au-delà des formes plus « raisonnables » d'altruisme, mais les contraintes qu'elle fait porter au désintéressement annule les modalités de la relation à l'autre, et c'est un des plus sérieux problèmes posés par l'éthique de Levinas.
Le grand apport de la recherche contemporaine, issue des expériences menées en psychologie sociale (en particulier par Daniel Batson) et dont parle si bien Matthieu Ricard dans son ouvrage, est de dépasser cette alternative entre l'égoïsme et l'altruisme, et cela en refusant une vision strictement moniste des motivations humaines, en proposant une vision plurielle qui laisse place aux conduites proprement altruistes sans avoir besoin de donner à celles-ci le tour sacrificiel dont nous avons parlé. Mais l'essentiel est acquis. Nous savons désormais que l'égoïsme psychologique, l'idée que l'homme est un individu rationnel qui vise à maximiser ses intérêts et ses préférences est, non seulement une hypothèse désolante, mais une hypothèse fausse. Reste à en tirer les leçons dans notre compréhension des rapports sociaux, politiques et même économiques. Et là, il reste beaucoup de travail à faire.
5 commentaires:
Le point oméga de Teilhard du Chardin, ce moment où l'ensemble prend conscience de son existence me parait être l'horizon du dépassement de l'ego. L'économie libérale a raison de considérer l'individu comme le meilleur gardien de ses intérêts et on peut se perdre à l'infini dans la mise au jour des ressorts cachés de nos actions, y compris celles qui se prétendent généreuses. Pour dépasser le soupçon du calcul il ne sert à rien de nier son existence dans la conscience de l'individu, il y a sa place. En revanche il convient d'explorer cette partie de notre conscience, soucieuse de l'humanité, qui ne gère pas notre personne. Le monisme en la matière n'est pas une abstraction, il relève simplement d'une autre échelle, celle du social et du collectif. Rien de nouveau à cela, Aristote, Jung, Teilhard du Chardin, nous le disent : le "je" s'imbrique dans le "nous" et si le "je" est affecté de la conscience de l'agent économique maximisant son utilité, le "nous" qui habite en chaque homme chante un tout autre air : l'empathie, la générosité sont ses notes ; l'humanité est (à) sa portée.
Dominique Hohler
Dans l'altruisme, il y a l'autre que l'on reconnait comme un alter ego, ou un autre soi. Dans une philosophie du sujet, Hegel nous indique qu'à une conscience de soi correspond une conscience de soi pour un autre, ce qui en retour fait que l'autre est une conscience de soi pour nous. Mais , et c'est là la question, le don appelle souvent pour celui qui reçoit de reconnaître la main qui donne, c'est pourquoi l'intérêt que nous portons à l'autre ne devrait pas être intéressement, mais un porter intérêt. Ici la voie d'un nouvel humanisme se trace, mais je l'avoue volontiers, le chemin pour y parvenir est rude.
L'intérêt dans le "faux altruisme" est la reconnaissance par l'autre d'une vertu que nous souhaitons lui montrer : l'altruisme, la générosité, l'esprit de sacrifice, du don de soi... Mais si cette vertu n'est pas réelle, le mensonge est vite perçu, car il n'est pas aisé d'être régulier dans le mensonge, et la notion de "dette" remontera à la surface un jour ou l'autre...
Par contre, si le donateur éprouve de la joie à voir le bonheur de l'autre, et espère simplement donner l'exemple de la générosité et inciter les autres à en faire autant, il y trouve aussi un intérêt. Dès lors, peut-on parler d'altruisme? Pas selon la définition d'abnégation qui demande de "renoncer à soi".
Mais de quel "soi" parle-t-on? de l'ego? ou du "Soi" de Jung? Au contraire, l'altruisme ne serait-il pas une renonciation, un sacrifice de l'ego pour atteindre le "Soi"? Dans ce cas, altruisme et égoïsme seraient toujours opposés, mais pas altruisme et intérêt...
Aissa Benyagoub,
Parfois la réflexion,et même souvent, ne répond pas à l'action, il est plus que temps pour l'action, si l'on poursuit la sagesse,le temps n'est plus au questionnement, mais à l'action petite ou grande selon ses capacités.
Je pense que partisans de l'altruisme et de l'égoïsme moral disent exactement la même chose mais sous deux angles différents.
Le problème porte sur la définition du mot "intérêt". L'altruiste dit en substance : je recherche le bonheur de l'autre sans que cela ne constitue pour moi un moyen en vue de satisfaire le mien. Autre formulation (celle de Leibniz) : "j'ai plaisir à l'idée de la félicité d'autrui". Mais c'est justement là que l'égoïste fait son entrée fracassante : il repère tout simplement que l'amour est une forme de plaisir, une forme de jouissance. Simplement, l'objet de cette jouissance n'est pas "soi", mais "autrui". Or ma question est la suivante : en vertu de quoi le "plaisir à l'idée du plaisir d'autrui" aurait-il plus de "valeur" que le plaisir à l'idée de soi et seulement soi ? Car, finalement, il s'agit toujours de plaisir... Et c'est là, je crois, l'esprit de la critique faite contre l'altruisme.
Pour résoudre ce problème, je parlerais de l'évidence du sentiment moral. C'est dans l'expérience de l'amour que l'on découvre que ce plaisir est d'une nature particulière et porte en lui-même le témoignage de sa propre valeur. finalement, les discours ne servent à rien. Il est absurde de vouloir démontrer que l'altruisme est une valeur... Une valeur ne se prouve pas, elle s'éprouve.
Merci pour ce billet, cher Michel T.
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