La question de l'identité humaine traverse toute l'histoire de la philosophie mais ce constat très général ne nous dit rien encore de précis. Et c'est avancer bien peu que de rappeler, à gros traits, le fait suivant : les conceptions essentialistes qui font de l'homme une âme attirée vers le séjour des idées immuables (Platon) ou bien une substance pensante unie au corps (Descartes) ou encore un sujet autonome (Kant) ou bien encore un individu doté de droits rencontrent sur leur route des conceptions radicalement opposées qui dénient que l'homme puisse jamais être pensé comme une unité substantielle (Montaigne, Hume, La Rochefoucauld, Nietzsche, Pessoa - voyez son admirable Livre de l'intranquillité) et moins encore comme une sorte d'atome mis à part de toute appartenance constitutive que la seule défense de ses intérêts conduit à s'unir aux autres sur la base d'un contrat juridique. A chaque fois ce qui se montre et se théorise, c'est une certaine manière de comprendre notre présence au monde selon qu'elle se pense comme liée ou déliée. Mais dans tous les cas, de telles théorisations ne peuvent jamais être séparées du contexte social, culturel, économique, politique, au sein duquel elles ont été historiquement façonnées. Il y a incontestablement une vision occidentale de l'homme mais, aussi éclatée soit-elle, elle serait totalement incompréhensible ou peut-être serait-elle simplement l'expression d'une arrogance assez risible (avec quelque chose néanmoins de menaçant) aux yeux d'une peuplade primitive dont l'expérience - et je crois bien qu'elle est autrement plus riche et gaie que la nôtre - est tout simplement irréductible à ces catégories. Le fait est que les débats philosophiques sur l'identité humaine apparaissent d'une abstraction appauvrissante et d'une conceptualisation assez sommaire en comparaison de l'infinie pluralité des formes de vie et d'expérience que l'anthropologie nous fait (un peu) découvrir.
Pour illustrer ce propos, comparons la controverse entre libéraux et communautariens - caractérisée par un haut degré d'abstraction - qui oppose l'idée d'un moi désengagé à un moi situé, une approche individualiste du lien social à une conception "holiste", le dévouement au bien commun à la garantie des droits, etc., avec ce que Paul Feyerabend écrit de la vision de l'homme chez Homère : "Les humains, tels qu'ils apparaissent dans l'art géométrique plus tardif, chez Homère, et dans la pensée politique archaïque, sont des systèmes composés de différentes parties interconnectées de façon très lâche ; ils fonctionnent comme des gares de transit pour des événements connectés de façon tout aussi lâche, tels que les rêves, les pensées, les émotions, les interventions divines. Il n'y a pas de centre spirituel, pas d'"âme" qui pourrait initier ou "créer" des chaînes causales". Même le corps ne possède pas la cohérence et la merveilleuse articulation qui lui furent données dans la sculpture grecque plus tardive. Mais ce manque d'intégration de l'individu est plus que compensé par la manière dont celui-ci est incorporé dans l'environnement" [Adieu la raison, trad. Benoît Jourdan, 1989, Editions du Seuil, p. 163].
La conséquence au fait d'être incorporé plutôt que d'avoir une identité - et qui peut dire quelle conception l'emporte dans l'absolu sur l'autre ? - c'est que l'homme, dans les sociétés dites archaïques et, plus généralement dans les sociétés traditionnelles, ne se considère jamais et ne peut pas se considérer comme étant la source ou la cause de ses actes, autrement dit il ne peut jamais se penser ni se poser comme un être autonome et libre ou un individu créatif. Mais cela signifie-il, pour autant, qu'il soit aliéné ? Prise au sérieux, c'est une question réelle et fort embarrassante. Pareille condition dans laquelle les hommes sont liés aux dieux, aux esprits, aux animaux, aux arbres, à la communauté des vivants et des morts, où ils vivent, aiment et meurent selon des rites et des cérémonies ancestrales, insoucieux de toute aspiration aux droits individuels, implique-t-elle qu'il soit de notre devoir de les libérer de leurs chaînes et de les faire entrer dans le grand processus émancipateur des Lumières et de la civilisation occidentale en voie de mondialisation ? Comme le fait encore remarquer Feyerabend : les Pygmées ne veulent pas qu'on échange avec eux, ils veulent simplement qu'on les laisse tranquilles. Nul mieux que ce grand philosophie des sciences n'a montré à quel point la civilisation rationaliste qui est la nôtre, avec ses prétentions à connaître l'ordre en soi du monde, à imposer ses avancées technologiques - mais au prix de quelles destructions ! - et sa conception constructiviste de l'Etat nation, pour ne rien dire de la marchandisation des rapports humains qu'elle impose à des sociétés peu préparées à accueillir les vertus supposées du marché et de la "main invisible", est une tradition parmi d'autres. Que cette tradition historique prétende indûment incarner la vérité universelle, anhistorique, de la science, de l'économie, de la philosophie, ne signifie que ses principes constitutifs, notamment lorsqu'il s'agit de défendre les droits humains et de lutter pour un monde plus juste, doivent être rejetées. Force est de reconnaître, cependant, que ce n'est pas sans prétentions excessives, ni parfois conséquences funestes, qu'elle impose une métaphysique de l'universalité qui condamne comme purement relativistes les valeurs plus respectueuses de la pluralité humaine qu'elle contient également en son sein. C'est là un très ancien débat qui remonte (au moins) à l'exclusion par Platon des poètes de la cité idéale et que nous n'avons pas fini de mener, autant avec les autres qu'avec nous-mêmes. Je ferai volontiers mien l'espoir formulé par Feyerabend : "Ce fut jadis un monde rempli de dieux ; il devint ensuite un monde matériel terne et il changera encore, espérons-le, pour devenir un monde plus tranquille où la matière et la vie, la pensée et les sentiments, l'innovation et la tradition collaboreront pour le bien de tous".
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