Je continue tranquillement à piller notre ami, Alexis Sarentchoff, puisque j'ai l'autorisation de son éditeur et qu'il n'est pas sorti de l'anonymat pour me prendre au collet et protester contre ma rapacité. Comme il a des choses à dire, rarement entendues, qui touchent à ma veine théologique - j'avoue bien volontiers ce qui aujourd'hui doit être une sorte de "péché" - eh bien, j'en profite et soumets à votre réflexion cette petite excursion en terre dostoïevskienne où notre auteur commente le rêve d'Ivan Karamazov, dit "La légende du Grand Inquisiteur", au chapitre V du livre V du roman.
"A-t-on jamais écrit allégorie plus cruelle et plus ironique sur les bienfaits maléfiques de la bonté ?
Le Christ a beau être revenu sur terre avec Sa timidité maladive et Sa grâce de jeune homme, acclamé de tous, Il ne peut s'empêcher de rendre la vue à un aveugle et de ressusciter sur le parvis de la cathédrale de Séville une fillette déjà allongée dans son petit cercueil blanc. Et lui que fait-il, ce prélat de l’Eglise, l'austère cardinal Inquisiteur, sombre vieillard au visage de pierre, qui assiste impassible à la scène ? Il ne s’agenouille pas devant son Maître. Il ne lui baise pas les pieds. Il ne lui remet pas humblement les clés de son pouvoir. Non, il appelle la garde, L’enferme en prison et Le place au cachot. Bien joué, n'est-ce pas ? Et là commence un monologue où se déverse toute la bile amère de son ressentiment, instruisant contre Jésus un procès - évidemment, il s'agit aussi d'une apologie - en des termes désespérés qui ne furent jamais entendus.
Qu’es-Tu venu nous déranger, Lui demande-t-il, avec Ton message d’amour et de liberté que seuls peuvent entendre les hommes les plus forts ? Ton idéal si bête et si sublime que les hommes ne se nourrissent pas seulement de pain, mais de la Parole de Dieu. Que c’est là seulement ce qui peut assouvir la soif de leur âme. La soif de leur âme ? Quelle méchante plaisanterie ! Moi, Tu m’entends, je m’adresse à leur estomac, à leur soif toujours avide de ne pouvoir jamais être satisfaite. Et Tu sais quoi ? c’est en Ton Nom qu'avec l'Eglise nous mettons en œuvre depuis la première heure cette formidable duperie. Ceux qui attirent les hommes à eux sont toujours de grands libérateurs. De quoi les libèrent-ils ? De ce qui pour Toi était le don des dons : la liberté. Il n'est rien pourtant qui soit plus plus lourd à porter, le fardeau suprême dont les hommes aspirent plus que tout à se libérer. Tu ne voulais pas d'une foi qui soit fondée sur l'autorité, le miracle et le mystère. Tu as refusé les tentations de Satan au désert - transformer les pierres en pain -, ce qui T'aurait assuré pour toujours la fidélité des hommes. Au lieu de cela, Tu les as laissés avec les tourments torturants de leur conscience et de leur libre arbitre. Mais nous, nous avons corrigé ton enseignement héroïque et Te trompant, nous leur avons donné ces trois symboles qui sont aujourd'hui la source de leur bonheur imbécile.
Tel est, en substance, le propos qu'il tient au Christ qui reste silencieux comme une jeune fille à son premier rendez-vous, le Grand Traître dans son immense amour des hommes. Le cœur vide, saigné à blanc. Qui sait bien qu’entre le bonheur et la liberté, il faut choisir et que pour la foule ordinaire, le choix est décidé d’avance. Libérez-nous du joug d’avoir à tracer notre route dans une nuit sans étoile, voilà ce que toute éternité elle demande. Et cette supplication, combien d’hommes d’Eglise, de chefs, de gouvernants de tous bords, l’ont entendue et y ont répondue. Par cynisme, dira-t-on ? Mais non : par compassion, par amour, par bonté précisément, pour cette pauvre humanité faible et vulnérable qu’il faut bien tirer de là, qui n’attend que d’être conduite comme un troupeau paisible, et ne recherche rien de plus que les calmes assurances d’une discipline bienveillante.
Il a parfaitement raison Dostoïevski de ne pas mettre la bonté au compte du Christ, mais de son contempteur, parce que le Christ, lui, justement, il refuse explicitement, n’est-ce pas ? d’être appelé « bon ». « Pourquoi m’appelles-tu bon ? demande-t-il, au jeune homme riche. Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. » Et peut-être est-ce là la preuve par a + b, la preuve arithmétique, que le Christ n’est pas Dieu, ou alors c’est un drôle de Dieu. Quoique, là, on soit vraiment au cœur du paradoxe chrétien : un Dieu qui s’humanise, qui souffre, qui pleure et qui aime, c’est du jamais vu. Une contradiction dans les termes. Passe ton chemin disaient les Athéniens à Paul, se gaussant de ses loufoqueries. Parce que lui, le Christ, à qui s’adresse-t-il, sinon à des hommes et des femmes en particulier, comme dans le Mémorial de Pascal : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Le message des Evangiles, c’est celui de l’amour, de l’amour actif du prochain, ce n’est pas celui de la bonté, et ce n’est pas du tout, mais pas du tout, la même chose.
La bonté parfaite, la bonté implacable, n’a que faire de la liberté, pas plus qu’elle ne s’adresse à la détresse particulière des individus. Elle se déploie inexorablement, avec une parfaite indifférence. Elle est peut-être l’attribut de Dieu ou de l’Etat parfait – est-il perspective plus horrible ? – quoiqu’il en soit, elle ne se soucie jamais de tel ou tel, elle ne considère jamais selon une volonté particulière le bonheur ou le malheur d’un chacun.
Tu n’as jamais atteint à une telle perfection, mon petit Pierre. Et c’est heureux. Mais je me demande tout de même s’il n’y avait pas un peu de cela dans ton beau geste sacrificiel."
Tout cela est bien étrange, me direz-vous. En quoi, sommes-nous concernés aujourd'hui par ces interrogations inquiètes ? Bien plus qu'il n'y paraît si l'on veut bien ne pas réduire la foi à une soumission aveugle que les institutions ecclésiastiques demandent peut-être mais à la faveur d'une trahison. Outre le fait que sont ici évoqués le problème plus général de la servitude volontaire, et la nécessaire distinction entre la bonté et l'amour lorsque le souci du bien et du bonheur des hommes, de leur sécurité par exemple, se fait instrument d'une aliénation consentie de leur liberté.
Si vous voulez lire ou relire Dostoïevski, surtout faites-le dans la traduction d'André Markovicz dans la collection Babel chez Actes Sud. Le jour où je l'ai découverte, j'ai eu l'impression de rencontrer un auteur que je n'avais pas lu auparavant : la langue de Dostoïevski est restituée avec une puissance et une vigueur qui sont proprement sans comparaison.
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