J'en extrais ces lignes, dignes de réflexion, et remercie Alain Caillé de m'avoir autorisé à les publier ici :
"Se peut-il vraiment, mon cher Pierre, que tu n’aies pas su que les intentions les meilleures conduisent parfois au désastre ? Cet apophtegme de Confucius - « Pourquoi m’en veux-tu autant ? Je ne t’ai pourtant rien donné » -, fallait-il que tu apprennes à tes dépens à quel point il est si parfaitement juste ? Eusses-tu été plus prudent, tu aurais su que la compassion exige qu’on garde ses distances. On t’avait pourtant prévenu.
N’hésitons pas à parler clair : la compassion plutôt que la sympathie. Etymologiquement, c’est le même terme, mais qui s’adresse plus directement à la souffrance. Traduit en français classique, Rousseau parlait de la « commisération » : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot.
Les choses seraient si simples entre nous si tout se jouait dans ce registre de l’intérêt, du calculable, de l’échange perpétuellement négocié, du donnant-donnant où l’on sait d’avance, enfin plus ou moins, où l’on va. Pas de risque, tout au plus une tromperie sur la marchandise ou une erreur de calcul, mais ici, rien à craindre, on peut toujours reprendre sa mise. Avec la compassion, il en va autrement. Si l’on ne prend garde à soi, on peut y laisser sa peau. Ce n’est pas un jeu qui se joue à deux.
Face à l’autre on est parfois seul, et peut-être bien qu’il va en profiter qu’on soit seul avec soi-même, avec ses bons sentiments, avec son désir idiot de lui vouloir du bien et d’être prêt à en payer le prix, de lui tendre une main secourable. Peut-être bien qu’il va la prendre tout entière cette main, et le bras tout entier, et, parfois le corps tout entier n’y suffit pas, ton âme voilà ce qu’il lui faut. « I gave you my heart, but you wanted my soul. Don’t think twice, it’s all right”, chante Dylan. Et le vieil Adam Smith, qui savait garder les yeux froids, l’avait bien compris : la sympathie – il se garde bien de parler de compassion ou de pitié, trop dangereuse en effet – exige en celui qui souffre un rétrécissement de ses émotions et de ses sentiments. Sinon, il est trop loin, inaccessible, engoncé dans le château-fort de sa détresse. Et puis-je est-ce que ça se fait de se laisser aller comme ça ? N’est-ce pas indécent ? Même un peu dégoûtant. Il y a de quoi se détourner d’un spectacle aussi déplaisant. Car enfin la mise en scène de son propre malheur, non décidément, ça ne se fait pas.
Mais imaginons un instant que, malgré tout, il te la flanque à la gueule sa détresse, sa misère, sa souffrance. Qu’il ne soit pas assez poli ou pudique pour la garder pour soi. Qu’il rechigne à lui donner une expression convenable, acceptable, assimilable. Envisage qu’il te la noue autour du cou comme un lacet, un garrot, cette obligation de secours que tu serais un beau salaud d’ignorer. A quoi fait-il appel ? Au meilleur de toi-même, enfin c’est ce que tu penses, c’est ce qu’on t’a toujours enseigné, c’est même ce que tu éprouves au plus profond de toi. Dans le fond de ton cœur, comme on dit. Comme si ce cœur, on ne lui avait pas aussi appris ce qu’il faut éprouver Que le sacrifice, il n’y a vraiment rien de plus beau, de plus noble, de plus désintéressé. Si tu ne joues pas banco, tu n’es qu’un petit épicier qui croit qu’on peut faire des plans sur l’existence. Un peu sordide, non ? Mais vas-y donc. Saisis-la cette merveilleuse occasion de montrer comme tu es bon. A toi sinon aux autres. Mais cela n’a rien d’égoïste. Oh non ! Ce n’est pas de cela dont il s’agit.
Voici qu’on te donne enfin l’occasion de te perdre, et superbement encore ! D’être une belle âme qui dépense son bien, son intérêt, son profit. Pour sûr que tu vas y aller, quoiqu’en pensent les autres. Surtout s’ils réprouvent ou condamnent ton choix. Enfin, tout le monde ne ferait pas de même. Mais tout le piment est là : n’es-tu pas meilleur qu’eux ? Ah ce goût du vide, ce vertige de la perte, cette kénose christique, l’imitatio Dei ! Tu le tiens ton Vendredi saint. Il a bien raison d’en profiter, l’autre qui ne te laisse pas d’issue, qui t’emporte dans son trop plein de misères. Et s’il se moque de toi après, ou s’il te regarde couler avec indifférence, ou s’il ne partage rien de ta détresse, ou si quoique tu fasses, il te reproche de ne jamais donner assez, à qui donc peux-tu t’en prendre, sinon à toi-même ? N’est-ce pas ce que tu voulais ? Ta couronne d’épines, ta somme de crachats les yeux bandés. Le vieux souvenir en toi de la fresque de Fra Angelico. Sûr que tu étais mal parti. Faut pas s’étonner qu’il y en ait un qui t’ait pris au collet. Tu l’attendais !
L’animal sympathique doit garder sa distance, sa réserve, son impartialité. C’était la leçon de notre bon Smith, si aimable, si prudent, si raisonnable, si bourgeois en somme. Une obligation qui s’impose également à l’être souffrant. Mais si c’est pour lui le moyen de tenir à sa merci ? Et pour toi l’occasion de montrer ta grandeur d’âme ? Alors le piège destructeur se renferme. Il est des cas où l’on n’échappe au funeste attrait de la bonté, au désastre incendiaire de la sympathie qu’au prix de ce qui paraît être si contraire à ce sentiment : une certaine forme de dureté, d’insensibilité qui, pour l’autre, a toutes les allures de la cruauté. L’animal sympathique, s’il veut ne pas se perdre, doit savoir, parfois, se donner un cœur de pierre.
On peut brocarder les rationalisations prudentielles d’Adam Smith, n’y voir qu’une morale presque aussi étriquée que la morale utilitariste de l’épicier. Notre homme avait pourtant vu juste : il est des élans au bien dont il convient de se méfier. Ils obéissent à un désir de mort. La sympathie, dans ses excès, conduit parfois à une forme de suicide."
1 commentaire:
Magnifique texte.
Une autre forme de destruction de soi, non ?
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