"Le nom « Donald Crowhurst » vous rappelle-t-il quelque chose ? Il participa à la Golden Globe Race en 1969, une régate autour du monde en solitaire. Alors qu'il se trouvait en position de vainqueur potentiel, il cessa soudain de donner de ses nouvelles. Lorsqu'on repéra son trimaran, il avait disparu. On retrouva son journal de bord qui permit de comprendre qu'au lieu de chercher à faire le tour du globe, il était resté de longs mois embusqué dans l'Atlantique Sud, communiquant jour après jour des positions fictives, attendant que les autres navigateurs y refassent apparition à l'issue de leur circumnavigation. Il se serait semble-t-il satisfait de finir en dernière position. Le hasard n’en voulut pas ainsi : la dureté de la course fit qu’il se retrouva finalement seul en position de l'emporter. Il se mit alors à errer au milieu de l'Atlantique, son journal révélant une raison de plus en plus chancelante, consignant en particulier une théorie relative à la condition humaine qui lui aurait épargné l'abominable dilemme qui était le sien : vainqueur par tricherie ou tricheur démasqué. Son système échoua cependant à le convaincre lui-même puisqu'il s’ôta la vie.
Ce qui me fait penser à Crowhurst, c’est bien entendu l’affaire Bernard Madoff. Comme vous avez pu le voir hier, je me le suis d'abord représenté en Machiavel : un homme convaincu que la « cavalerie » est le meilleur business plan qui soit au monde et développant froidement une stratégie fondée sur ce principe. Or, les informations diffusées aujourd'hui quant aux justificatifs détaillés qu’il procurait à ses clients me font maintenant penser à tout autre chose : à une tragédie à la Crowhurst. Parce que ces relevés, mentionnant parfois des dizaines d’opérations au cours d’un seul mois, présentent de manière précise la stratégie complexe qu'il affirmait mettre en oeuvre pour le bénéfice de ses clients : l'utilisation de « collars », un montage particulier d’options, associée à un portefeuille dynamique d’actions, qui permet en effet d'engranger des gains réguliers dans une bourse portée par une hausse constante et paisible. Seulement voilà : pas à l'échelle qui était devenue la sienne, pas à l'échelle des milliards de dollars qu’il brassait en réalité.
La supercherie résulte du fait que si la stratégie qu'il prétendait utiliser a dû fonctionner selon ses voeux pour ses premiers clients, elle a dû atteindre rapidement sa limite en volume dans le cadre que le marché autorisait : plus et le prix des actions se serait retrouvé balloté de manière incontrôlable en raison de ses transactions. Alors, plutôt que de refuser de nouveaux clients, il a dû se mettre à feindre, jusqu'à basculer dans une simple « cavalerie » : prétendant continuer de la même manière qu'avant mais se contentant en réalité de payer les plus anciens participants avec les apports en fonds de ses plus récentes recrues.
Si mon hypothèse est exacte, son histoire est celle d’un homme qui s'imagine d’abord un géant parce que son plan complexe, digne d'un génie (celui que les relevés communiqués à ses clients persista de présenter) semble réussir mais qui, quand il découvre que ce plan est limité par la taille, ne s'y résigne pas par orgueil, par hybris. Il s’autorise sans doute d'abord quelques libertés avec ses principes - tactiques « de complément » que Michael Ocrant qui le questionne avec perspicacité en 2001 semble avoir très bien devinées - pour maintenir la fiction, puis succombe : il se met alors à tricher et se retrouve non plus un géant à ses propres yeux mais un nain. Enfin bien des années plus tard, pareil à Raskolnikov dans Crime et Châtiment, il n'en peut plus : il révèle sa turpitude.
Car ne l'oublions pas, Madoff n’a pas été démasqué : il a avoué à ses fils, et ce sont eux qui l'ont livré à la police. Comme dans le cas de Crowhurst : ce n'est pas la justice des hommes qui l'a rattrapé mais sa propre conscience. Le drame humain n’est pas celui de ceux qui ont cru en Madoff : c'est celui de la manière outrancière dont il a cru en lui-même."
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