Claire Rösler, professeur de philosophie à l'IUFM de Grenoble et spécialiste de Leibniz, anime des rencontres avec les détenus de la maison d'arrêt de Bonneville.
C'est avec plaisir que je mets en ligne le récit qu'elle a eu la gentillesse de me faire parvenir de la séance du 3 décembre, consacré au thème "L'art et l'eau". Dans les conditions actuelles lamentables de l'univers carcéral, de telles initiatives méritent d'être saluées et soutenues.
"Nous nous retrouvons à la maison. Des crêpes, du cidre, de la mousse au chocolat et tout plein de joie à être ensemble. Oui, c'est chaleureux de partager un déjeuner avant d'aller retrouver les détenus. Nous nous offrons un temps cordial dans un quotidien très rempli, c'est simple comme l'hospitalité, le partage.
Nous arrivons devant la grille verte : elle est froide, dure car trop réelle. Nous entrons et disons-bonjour aux gardiens. Nous passons le portail métallique. Caroline sonne, elle enlève ses chaussures, c'est un classique qui donne toute sa gravité au lieu. Je suis très touchée de l'engagement de mes trois stagiaires. Ils sont jeunes, ils sont très pris par les débuts de leur métier, et ils sont là. Oui, il y a un miracle dans leur simple présence. Des regards d'amitié. Flora a dans les yeux des sourires qui sont communicatifs. Le regard de Caroline exprime une grande douceur. Romain, toujours calme, a un regard profondément bienveillant.
Dans la salle de cours, Axel arrive le premier. Il s'excuse, il aura un parloir et devra s'absenter un temps. « Je vais retrouver mes parents ». Son sourire est teinté d'une certaine douleur. Il m'aide à brancher l'appareil de musique. Peu à peu, ils arrivent chacun et saluent cordialement : Mohamed, qui s'est brûlé au bras et qui devra pendant l'heure aller à l'infirmerie pour recevoir des soins. Il a de grands yeux noirs et un sourire cordial : il y a en lui une spontanéité et une sincérité peu communes. Emeka, un homme qui a une vraie sensibilité, et un grand respect des autres : c'est lui qui va demander à ce que Caroline parle la première au prochain cours, car pour cette séance son temps de parole a été bref. Gilles, le philosophe du groupe, qui pose plein de questions et fait toujours de chouettes remarques. Mathieu nous rejoint aussi, il est triste, car sa copine vient de le quitter. Malgré sa peine de coeur, il est avec nous et participe aux échanges. Valentin, c'est notre artiste-poète, qui sait faire chanter les mots avec élégance et qui cisèle ses phrases comme autant de joyaux. Aujourd'hui, Van est resplendissant. Il nous étonne tous par sa capacité à trouver des mots justes pour exprimer ses émotions face aux toiles étudiées. Eric nous rejoint, en s'excusant pour son absence de la fois dernière, où il avait un parloir. A travers ses lunettes, on peut découvrir un regard perspicace, très observateur, et des grands yeux bleus plein de douceur. Anthony n'a pas pu nous rejoindre, il a trop de travail, et l'urgence, c'est de gagner de l'argent. Bruno est en sport.
Nous nous installons autour de la table au centre de la pièce. Romain entame la séance en présentant le parcours de l'artiste Georges Roudneff. Il demande à chacun de décrire la toile, et de parler de la façon dont les voiliers et le paysage ont été représentés. Flora, Caroline et moi sommes assises entre les détenus, afin d'être avec eux pour discuter sur les impressions que suscitent cette toile et faire les exercices demandés. Ils sont très perspicaces. Chacun à tour de rôle exprime son ressenti. « L'art, c'est un voyage » constate Van. Quelle belle définition ! Romain les conduit peu à peu à formuler les caractéristiques de l'impressionnisme. Eric parvient à repérer une ligne de démarcation entre la neige des montagnes et le floconneux des nuages. Gilles avec perspicacité interroge la notion de regard et de perspective : "Vaut-il mieux regarder de près ou de loin ? On voit des choses différentes, si l'on prend du recul", voilà qui est vrai non seulement pour les oeuvres d'art, mais aussi dans la vie.
Tous conviennent que devant des paysages où il y a de vastes étendues d'eau, on ressent des émotions personnelles, spécifiques à chacun : du calme, de l'émerveillement, des impressions fugitives toujours nouvelles, plus ou moins partageables. "Il y a une continuité des couleurs et des formes qui gomme les frontières" nous dit Eric. "Ce flou, c'est un peu comme un rêve", commente Axel. Nous prenons un temps pour écrire : "Le sentiment qu'éveille cette image : elle est aussi proche que mon incarcération. Un mélange d'incertitudes, d'instants intemporels, mais animés d'une gaité intérieure : un voyage intérieur..." (Gilles) ; "La vie est une toile. Et la toile est un voyage, comme le crépuscule divisé par le jour et la nuit, c'est un art en clair-obscur" (Valentin). A la fin, Romain nous donne le titre : Après un long hiver. Van commente : "c'est donc une toile qui annonce le printemps et l'espoir". Nous sommes loin de la prison, quand tout à coup un coup de fil du guet vient nous replonger dans la réalité, Mohamed doit aller à l'infirmerie.
Puis, grâce à Flora, nous repartons dans les espaces imaginaires qui s'offrent au regard par les oeuvres. Nous étudions la toile d'Olivier O. Olivier qui représente un piano d'où jaillit une grande vague d'eau. En même temps que nous découvrons l'oeuvre, nous écoutons un CD d'Eric Satie : des pièces pour piano, qui font entendre comme des gouttes d'eau ou des tempêtes. L'ambiance est poétique, joyeuse, profonde et sincère, amicalement fraternelle. Chaque détenu exprime ses sentiments, avec respect. Parfois, les commentaires fusent de tous les côtés. Nous rions beaucoup aussi. Flora parvient toujours à rebondir avec bienveillance, en mettant en avant les qualités d'attention des détenus. Eric voit dans le débordement de la vague l'expression d'une colère. Emeka a une intuition forte : "Ce tableau exprime, avec de l'humour et du désordre, un mouvement joyeux qui parle de l'infini. Il ouvre une porte, un passage vers l'inconnu". Il est le seul à avoir repéré le porche dessiné par la grande vague d'eau, et il parvient à repérer une symbolique du masculin-féminin à travers cette métaphore musicale. "Cette toile libère l'eau" constate Mathieu. Pour Gilles, il s'agit d'un mélange du réel et du rêve. Valentin constate que c'est une toile que l'on peut dire appartenir à l'art fantastique. Il écrit « Je vois une fluidité éternellement artistique. La musique adoucit les moeurs, et l'eau guide ses pas par la douce mélodie du ruissellement qui fait vibrer nos sentiments ». Il est visiblement ému de pouvoir parler librement de ses émotions. Un commentaire de Mohammed nous interpelle : "Grâce à l'exposition dans les murs qui va avoir lieu bientôt dans la MA, l'art n'est pas réservé à une élite. D'habitude, c'est toujours les gens privilégiés qui peuvent profiter de l'évasion par le beau qu'offre l'art. Nous, on n'y a presque jamais droit".
Le temps passe très vite. Nous sommes vraiment très loin des murs et des arrêts, car cette toile représente précisément un mouvement interrompu, sans fin, un jaillissement joyeux, une exubérance de vie. Van s'exclame : "cette toile fait revivre !". Ce commentaire nous touche beaucoup, car lors de cette séance Van qui était effacé ose prendre la parole. Et nous l'encourageons à essayer de trouver les mots pour qu'il puisse dire ce qu'il ressent. C'est poignant en vérité et merveilleux, car il y arrive... Eric peut parler de sa colère, l'art a un effet cathartique. Il s'adoucit grâce aux mots. Flora leur demande d'inventer un titre : "A la porte de l'infini" écrit Gilles. Lorsqu'elle indique le vrai titre : "Le soliste et la mer", Mathieu commente avec mélancolie : "Oui, il y a une solitude dans cette toile". Van compare le jaillissement d'eau à un geyser pétulant, plein de fougue. Cette oeuvre allie la souffrance à la joie.
Le commentaire de la dernière toile est très bref. Il s'agit de l'affiche de Kaviiik pour la fête du lac d'Annecy. Nous n'avons guère le temps de découvrir cette oeuvre. Caroline explique ce que signifie le symbole de la sirène. Tous constatent qu'il y a des éléments féeriques, et en même temps des éléments plus inquiétants, ou du moins plus mystérieux, avec des symboles d'autres cultures. Nous nous quittons avec des poignées de main chaleureuses, comme toujours. Il y a une incroyable humanité dans ces "à la semaine prochaine", "merci", ces mots simples et pourtant qui prennent un relief très particuliers dans ce contexte difficile. Ils rentrent dans leurs cellules, nous sortons de la prison en les laissant derrière les grilles et les portes fermées. Il reste dans le coeur une grande joie, teintée d'une grande peine, et dans la mémoire des visages, des regards inoubliables, et plein de rêves d'eau, partagés avec eux... "
Où l'on voit qu'on peut être philosophe et avoir du coeur, manier les concepts abstraits de la spéculation et ne pas hésiter à employer des mots simples, presque naïfs. Une telle fraîcheur est touchante. Où l'on voit également que donner du bien - de soi, de son temps, de son attention - est aussi une source de joie, qui n'a rien d'égoïste ou de calculée : une affaire de partage en somme. Le don qui appelle au don. Jacques Godbout a écrit sur ce thème un très beau livre, Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre (Le Seuil, 2007).
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