On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 26 mai 2009

Vulnérabilité

La vulnérabilité ne serait-elle pas une catégorie assez "compréhensive", comme on dit en anglais, pour qu'on puisse envisager sous cet angle bien des problèmes qui sont au coeur de la philosophie morale, politique et juridique contemporaine ?
Notion polysémique s'il en est, la vulnérabilité se rapporte à la passivité, entendue au double sens de la réceptivité comme ouverture ou exposition au monde qui précède toute intentionnalité, mais également de la fragilité comme le vacillement, la faiblesse, voire l'inconsistance de l'être qui appelle une permanente vigilance et une « pratique constituante » (Habermas), qui est aussi bien l'affaire du sujet que des institutions. Ainsi la vulnérabilité se laisse entendre dans un sens plus large et plus englobant que la seule condition du démuni – s'agirait-il d'un autre homme ou, comme pour Hans Jonas, de la nature – qui sollicite notre attention et appelle à la sauvegarde. Non pas d'abord condition de l'autre, mais condition de l'être au monde comprise sous la catégorie de la faiblesse non de la force, qui, par conséquent, invite à la résistance non à la maîtrise technicienne, à la responsabilité non à la domination. La vulnérabilité désigne donc la modalité d'une présence au monde qui est ouverture à la donation de l'autre en tant que disposition à être affecté par sa transcendance irréductible à toute visée représentative et à toute intention, serait-elle morale.
Après ces considérations très générales qui soulignent la dimension ontologique de la vulnérabilité, voyons les déploiements possibles de cette notion générique dans les domaines spécifiques de la pensée politique, de la morale et du droit afin de montrer sa puissance d'éclaircissement et sa valeur heuristique.
Tout d'abord, en direction d'un dépassement de l'alternative égoïsme-altruisme qui domine de larges pans de la pensée moderne depuis le XVIIe siècle, en particulier en philosophie morale. Définir l'égoïsme comme la tendance naturelle de l'être à n'aimer et à ne considérer que soi aux dépens d'autrui repose sur l'illusion d'une conception réflexive qui introduit dans le rapport à soi l'élément d'une stratégie calculatrice là où, au contraire, l'être vivant que nous sommes s'éprouve dans une auto-affection qui n'est nullement exclusive du souci d'autrui. On songe à l'articulation amour de soi/pitié chez Rousseau, qui suppose que la nature humaine ne soit plus envisagée dans une perspective théologique radicalement peccamineuse. De là vient la critique chez les théoriciens écossais du sentiment moral de la réduction anthropologique opérée par Hobbes et par les moralistes français du XVIIe, tel La Rochefoucauld, et par Pascal. La présence immédiate à soi et la visée non moins immédiate de poursuivre sa propre conservation n'a strictement rien d'égoïste, au sens ordinaire du terme. Elle désigne la vulnérabilité de l'homme, en-deçà de tout besoin physiologique, en tant que chacun est naturellement l'être le mieux placé pour prendre soin de soi dans les conditions toujours précaires de l'existence humaine. Mais il faut d'emblée ajouter que ce soin de soi est inséparable du souci d'autrui dont les « intérêts » nous intéresse non moins naturellement que les nôtres, pour reprendre les termes d'Adam Smith - ce que les défenseurs de l'égoïsme psychologique, manquent toujours de voir ou contestent radicalement. Autrement dit : la vulnérabilité de l'autre, sur laquelle la pensée morale et, de plus en plus, la pensée politique contemporaines insiste tant, est d'abord et avant tout une vulnérabilité à l'autre (quoique l'altérité soit souvent réduite à la sphère de la « générosité restreinte », comme chez Hume), posée comme fondement pré-éthique, non-normatif et non-cognitiviste de l'obligation morale et de la responsabilité pour autrui. Mais une telle obligation, lors même qu'elle est effectivement désintéressée, n'a rien de sacrificiel, contrairement aux réquisits de la pureté morale, tels qu'ils sont formulés par Fénelon ou Lévinas. par exemple. Cette dimension sacrificielle est un des aspects notables de certains courants de l'éthique moderne qu'il est nécessaire de remettre en cause, ne serait-ce que parce que c'est d'abord à cette conséquence que s'en prend explicitement Rawls dans la Théorie de la justice avec sa critique de l'utilitarisme classique, quoique l'utilitarisme contemporain se soit diversifié dans des conceptions de plus en plus raffinées et complexes, jusqu'à se rapprocher parfois des conceptions proprement déontologiques.
Précisons que si la philosophie morale moderne depuis Hutcheson accorde une large place aux conduites de bienveillance ou de sympathie, par conséquent à l'altruisme et au désintéressement, cela tient au fait que la moralité ne saurait être pensée seulement à partir du rapport à soi, à la constitution de soi comme sujet moral, elle implique primordialement, du moins pour nous autres Modernes, le souci d’Autrui.

Vulnérabilité et destructivité

La vulnérabilité se laisse pourtant décliner dans un autre sens que la passive présence à soi et à autrui dont nous venons brièvement de parler. En direction du mal, elle apporte une clé puissante pour comprendre les conduites humaines de destructivité, lorsque le sujet se laisse prendre par les déterminations situationnelles qui conduisent à la dépersonnalisation de soi, et pas seulement d'autrui. Ce dont ces conduites témoignent, c'est de la propension humaine à agir de façon malfaisante en l'absence de toute intention malveillante, en sorte que la vulnérabilité situationnelle, appelons-là ainsi, nous invite à dépasser l'alternative égoïsme altruisme, liberté déterminisme, et à refonder une pédagogie morale, non sur le postulat de notre propre force – le sujet étant souvent appelé à se poser comme sujet moral autonome, quelle que soit la tension à l'oeuvre entre obéissance inconditionnelle à la loi et évaluation des conséquences - mais sur le principe inverse, bien plus précautionneux et réaliste, de notre propre faiblesse.

Prolongements politiques

Il convient ensuite de prendre la mesure de la signification et de la portée politique de cette notion. Tout d'abord parce que la vulnérabilité des individus aux institutions anti sociales destructrices invite à exercer une extrême vigilance à l'endroit de ces mêmes institutions, seraient-elles inscrites dans une société de type démocratique. Aussi responsables les individus soient-ils à l'égard de leur conduite, aussi nécessaire soit-il de maintenir le principe de l'imputabilité de leurs actes qu'aucune excuse – du type de l'obligation d'obéir aux ordres - ne peut atténuer, il n'en reste pas moins que la responsabilité première revient aux institutions elles-mêmes, et bien évidemment à ceux qui les ont mis en place et légitimé, que ce soit par le biais d'une idéologie, d'une argumentation prétendument rationnelle ou d'une casuistique purement juridique.
Elargissant le propos, il faut également souligner en quelle manière la catégorie de la vulnérabilité nourrit toute une réflexion critique à l'endroit des doctrines libérales de la justice, en particulier lorsqu'il s'agit d'insister sur les différentes formes concrètes de vulnérabilité sociale ouvrant à une théorie intersubjective de la reconnaissance, comme chez Axel Honneth. Une conception purement procédurale et abstraite de la justice, de type rawlsien, a pour défaut premier d'ignorer les conditions concrètes d'existence qui maintiennent les individus dans une humiliation les empêchant d'accéder aux différentes modalités affectives, matérielles et symboliques de la réalisation de soi.
L’on ne saurait dissocier ce qui vient d’être dit sur la dimension politique de la vulnérabilité de la portée que revêt cette notion en droit.

En direction du droit

Que la vulnérabilité soit ici encore un concept opératoire, on peut le montrer lorsque le droit s'enferme dans une conception purement formaliste et positiviste des normes dont les implications sinon nihilistes, du moins relativistes, sont dès lors difficile à réfuter. L'impossibilité, généralement partagée par la plupart des philosophes contemporains du droit, d'en revenir à une conception métaphysique, telle celle que défend Léo Strauss, n'empêche pas que soit tentée une « tierce voie », visant à une fondation délibérative des normes, dans la perspective ouverte par Chaïm Pérelman ou, dans une orientation plus démocratique, par Jurgen Habermas. Bien qu'elle soit « métaphysiquement à la surface » - la formule est de Rawls - la confiance accordée aux vertus du consentement mutuel, à l'argumentation raisonnable et de l'entente langagière est une des solutions les plus fécondes, quoique sujette à bien des discussions, en vu de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation et de validation des normes. Mais là encore, la fragilité, au plan métaphysique, des normes juridiques ainsi établies n'est pas tant un défaut que la condition de possibilité de leur ajustement en fonction des différents contextes culturels. On le voit s'agissant de la question infiniment discutée de l'universalisation des droits de l'homme et des modalités délibératives imaginées par certains, Charles Taylor par exemple, pour dégager entre les différentes traditions culturelles un consensus minimal sur les droits humains qui soit acceptable malgré le désaccord sur les justifications ultimes de ces normes.
Une telle procédure qui s'efforce d'échapper à l'alternative entre universalisme et particularisme est rendue possible parce que le propre de la démocratie est d'exercer à l'égard d'elle-même une permanente réflexion sceptique, au sens où elle est le seul type de régime qui s'interroge sur son inachèvement et ne se laisse pas enfermer dans des modalités purement formelles, de type électif. Plus spécifiquement, la nécessité de cette vigilance critique et la conscience de sa propre fragilité sont d'autant plus urgentes lorsque la démocratie verse dans la violation des principes qui la constituent, comme ce fut le cas jusque dans un passé tout récent dans la légitimation de pratiques aussi insoutenables que la torture.
Dans nos sociétés comme ailleurs, l'étude des droits de l'homme s'appréhende toujours plus utilement à partir de leur violation. Parce que la reconnaissance de l'humanité de l'autre ne va nulle part de soi, le processus de formation d'une communauté d'hommes n'est jamais accompli et elle se déploie sur le fond d'une vulnérabilité qui ne tient pas seulement à la finitude de l'être mortel que nous sommes tous. Ainsi pour Richard Rorty, ce qui unit les hommes entre eux, avant même le langage, c'est la vulnérabilité à la douleur et à ce genre particulier de douleur qu'est l'humiliation et le mépris. La tâche d'établir une société décente, plus encore qu'une société juste, c'est-à-dire une société dont les institutions, au-delà de la garantie des droits, n'humilient pas les êtres, se déploie dans cette perspective humaniste normative qui réoriente les sciences humaines et la philosophie depuis quelques années.
Réfléchir à la vulnérabilité de l'homme, c'est, en somme, réfléchir à la vulnérabilité de sa place dans le monde, c'est-à-dire à la fragilité de son appartenance à une communauté politique qui seule donne pourtant à l'individu la possibilité de se réaliser en tant que singularité signifiante.

4 commentaires:

harang laurence a dit…

Bonjour,

Je trouve bien-sûr votre article très intéressant. Pourquoi une société devrait-elle passer de la "justice" à la "décence" ? Est-ce au sens moral? Je ne connais pas le texte de Rorty à ce sujet.

Bien cordialement,

Laurence Harang

michel terestchenko a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
michel terestchenko a dit…

Principalement, parce que la façon dont les théoriciens de la justice, Rawls par exemple, concoivent la défense des droits et des devoirs reste bien abstraite et procédurale. Envisagée sous l'angle de la "décence", l'obligation de ne pas humilier les autres, se déploie dans tous les aspects de la vie quotidienne. En fait, il ne s'agit pas tant d'une obligation "morale" que des règles de conduite dans la vie ordinaire. C'est d'abord à ce "niveau" que doit être abordée la "common decency", dont parle Orwell. Finalement : une éthique de la quotidienneté mais qui supppose que nous appartenions à un monde commun. Mais y a t il un "monde commun" dans la théorie de Rawls de la justice ? Il me semble que c'est une question importante.

harang laurence a dit…

Merci beaucoup.
Je travaille dans cette direction: "éthique du care", "décence ordinaire" chez Orwell (Agone fait un travail formidable de traduction). J'avoue ne pas être convaincue par les éthiques procédurales.

Bien cordialement,

LH