Du point de vue anthropologique, un nombre croissant de philosophes sont conduits à remettre en cause la position quasi souveraine qu’exerce le postulat de l’égoïsme psychologique dans la pensée
moderne, et ce depuis le XVIIe siècle, aussi bien chez Hobbes que chez les moralistes français. L’idée que l’homme ne peut être défini autrement que comme un individu rationnel qui cherche en toutes circonstances à maximiser ses intérêts ou ses préférences, et qu’en dernier ressort il n’existe pas de conduites proprement altruistes qui soient autre chose qu’une manière plus ou moins consciente de réaliser ces fins, en sorte qu’on est amené à affirmer soit que les actions humaines altruistes n’existent pas, soit qu’il est impossible de prouver que des actions apparemment bienveillantes ont réellement le bien d’autrui pour fin ultime et ne sont pas un moyen en vue de la réalisation de fins proprement égoïstes, que l'intérêt poursuivi soit de nature matérielle ou symbolique.
Que la philosophie morale moderne depuis Schaftesbury et Hutcheson accorde une large place aux conduites de bienveillance ou de sympathie, par conséquent à l'altruisme et au désintéressement, cela tient au fait que la moralité ne saurait être pensée seulement à partir du rapport à soi, à la constitution de soi comme sujet moral, elle implique primordialement, du moins pour nous autres Modernes, le souci d’Autrui.
La validité du postulat anthropologique dominant mérite d'être posée à nouveau frais, notamment sur la base des recherches contemporaines, menées principalement par des chercheurs et philosophes
américains, tels David Sober, Elliot Wilson ou Daniel Batson, etc. Les conduites humaines qu’ils ont analysées apportent un puissant démenti à l’affirmation que l’égoïsme est la seule base sur laquelle nous puissions comprendre et prédire les actions humaines, aussi bien individuelles que sociales.
La conclusion qui s’impose est que la charge de la preuve doit être apportée par le postulat absolutiste ou moniste de l’égoïsme psychologique, et non par l’hypothèse qui intègre la pluralité des motivations humaines mais qui ne sont nullement exclusives les unes des autres. Ou bien l’hypothèse de l’égoïsme psychologique est un postulat dont la validité scientifique peut être testée, en sorte qu’il est réfutable ou bien il s’agit d’une espèce d’a priori infalsifiable qui ne s’expose à aucune réfutation, en sorte qu’il convient d’y voir une simple production idéologique, comme le pense Popper. En faveur de cette dernière hypothèse plaide l'argument que, sur la base de ce postulat anthropologique dominant, nous sommes en réalité incapables de comprendre aussi bien le mal que le bien que font les hommes.
En direction du mal, les facteurs de la destructivité humaine ne se rapportent pas à une tendance innée à agir en direction de ses intérêts égoïstes, pas davantage à satisfaire des pulsions sadiques, mais à une toute autre tendance qui est la propension, en certaines circonstances, à la docilité, à la servilité, à suivre de façon aveugle une idéologie, à se conformer passivement aux comportements de groupe ou encore à jouer le rôle qu’une institution totalitaire vous confie.
Bien que les recherches consacrées à ce sujet soient relativement peu connues en France, elles devraient, à mes yeux, figurer au programme d’enseignement aussi bien des lycées que des universités. Car elles nous invitent à réfléchir sur le sens de la responsabilité humaine, en un sens beaucoup plus complexe que la seule imputabilité de nos actions au libre arbitre – une notion à soi seule hautement problématique. En même temps elles ouvrent à une réflexion anthropologique plus large sur la vulnérabilité de l’identité humaine qui doit être affrontée dans toutes ses difficultés. Cette vulnérabilité va bien au-delà du sens que la psychologie lui donne. Elle n'est pas de nature psychologique, en effet, mais bien plus profonde et essentielle. Précisons cependant que la passivité dont il est ici question doit être entendue au sens opposé de la docilité aliénante et de la disposition d'ouverture à l'accueil de l'autre. C'est au sens premier que l'entendait le philosophe américain Ralph Emerson, dans sa critique du conformisme et de l'aliénation. Aujourd'hui, c'est dans l'oeuvre de Lévinas ou dans les récents travaux de Judith Butler (en particulier dans Le récit de soi, PUF, 2007) et de Patchen Markel(Bound by Recognition, Princeton University Press, 2003) qu'on trouve les réflexions les plus pénétrantes sur une véritable ontologie « positive » de la vulnérabilité.
En direction du bien, le paradigme de l’égoïsme psychologique se montre non moins impuissant à rendre compte des conduites bienveillantes ou de secours dont les hommes sont parfois capables.
L’analyse des motivations des acteurs « altruistes » conduit nombre de penseurs à rejeter tout autant une conception purement formaliste et déontologique – disons « kantienne » - de l’action morale qu’une définition sacrificielle de l’altruisme. Que sert de définir les critères a priori de la moralité si ceux-ci ne nous permettent pas de comprendre pourquoi les hommes font le bien ? et il n'est pas de plus haute expression du bien que celle incarnée par l’action de ceux qu’on appelle les « Justes » dont les conduites ne se laissent pas comprendre à partir d'une théorie des devoirs posés dans leur caractère impératif et inconditionnel. Les individus en question n'agissent pas dans une autoposition de soi comme sujet moral qui se veut moral, comme chez Kant, mais répondent à l’obligation de prendre en charge la détresse de l’autre confié à leur sauvegarde, et qui engage leur action avec une espèce de naturalité qui n’a rien d’un « contrainte », moins encore d’un sacrifice.
Il n’est pas de réflexion phénoménologique sur les déterminations de l’action altruiste qui puisse tout à fait faire l’économie d’une analyse sur l’articulation entre le sensible et le rationnel, parce que la réduction éidétique ne conduit pas dégager dans l’essence de l’engagement en faveur d’Autrui les seuls impératifs de la loi ou du calcul, pas plus que l'action morale ne relève de la seule représentation de « raisons » morales. La radicalisation du déni de la sensibilité, déjà contesté par Bergson, ne conduit-elle pas à ce que le philosophe américain Michael Stolzer appelle dans un article qui a fait date « La schizophrénie des théories morales modernes » (Journal of Philosophy, 1976) ?
L'approche adoptée jusqu'à présent est plus descriptive que normative. Mais dans le fait nombre de philosophes abordent la question de la moralité à partir de la conduite effective des individus plutôt qu'à partir d'une réflexion normative sur la façon dont ils devraient se comporter (que cette normativité ait une origine uniquement sociale ou qu'on la rapporte au pouvoir pratique de la raison). C'est là l'indice de la place importante que tient le courant « naturaliste » dans la philosophie morale contemporaine en réaction à une conception purement prescriptive de l'obligation morale.
Bien que l'approche déontologique, disons kantienne, domine très largement la réflexion morale moderne, réfléchir sur le sens de l'obligation morale et sur la façon dont nous y répondons dans les circonstances particulières où nous cherchons à « bien faire » ou à faire « au mieux » ne peut se limiter à une simple doctrine des devoirs, moins encore à l'idée que l'action morale résulterait d'une inférence de principes connus et représentés de façon a priori sur le mode du syllogisme pratique, ainsi que l'a fort bien montré Vincent Descombes. Il ne fait de doute que, du point de vue normatif, les critères rationnels et désintéressés de l'impartialité et de l'universalité sont constitutifs de l'action morale, mais on ne saurait en tirer la conséquence que les caractérisations particulières de la situation à laquelle nous avons à répondre et des êtres avec lesquels nous avons affaire sont sans importance. L'insistance sur une capacité naturelle à faire le bien, entendu au sens de désirer le bien d'autrui pour lui-même, est une conséquence de la révision du postulat anthropologique pessimiste que nous avons évoquée plus haut.
Toutefois, à s'en tenir à une motivation de nature strictement "émotiviste", l'action morale se trouve restreinte à la sphère du proche, serait-il le prochain : lui manquent la détermination rationnelle et la portée universelle qui pourraient la porter au-delà de l'expérience subjective de la responsabilité comme face-à-face avec l'autre. Il y a là une difficulté fondamentale, comme si l'on ne pouvait échapper à l'alternative entre, d'une part, les impératifs de la raison, auxquels la force de l'impulsion subjective fait défaut, et, d'autre part, la puissance de détermination du sentiment qui ne peut s'élever au rang d'une prescription universelle proprement obligatoire. Reste que cette opposition des facultés mérite tout de même d'être nuancée.
De fait, l’être altruiste n’agit pas dans la déprise, l’anéantissement et le sacrifice de soi, mais au contraire dans la plus grande fidélité à soi, à l’être qu’il est, avec une spontanéité, une dépense créatrice qui, unifiant ses facultés – sensibilité, imagination, entendement - va bien au-delà de la simple obligation d’obéir à la loi, qu’elle soit entendue au sens moral ou juridique, ou de se soumettre à Autrui. Mérite à cet égard d'être signalé l'intérêt renouvelé pour l'oeuvre, longtemps oubliée, de Jean-Marie Guyau. Du reste, c'est bien plutôt l'agent docile qui agit le plus souvent dans cet « oubli de soi » que l'autorité maléfique réclame de lui et qui lui fera dire, une fois ses actions mis en cause, qu'il n'a fait qu'agir par devoir.
En même temps, c'est là une nouvelle difficulté, leurs actions ont un caractère d’exception qui ne peut servir de principe de base à une morale universelle. Dans quelle mesure la réflexion éthique peut-elle se réclamer des valeurs d’exemplarité ? C'est soutenir là une approche de la vertu qui ne peut avoir de finalité fondationnelle, dans la mesure où l'acte se tient dans sa singularité purement immanente et qu'elle renvoie aux qualités morales du sujet, à son « caractère ». Ce n'est pas sans raison que cette approche, d'origine aristotélicienne, a trouvé un regain d'intérêt chez certains auteurs influents de la philosophie morale contemporaine, tel Alasdaire MacIntyre. Mais comme il fallait s'y attendre, elle s'expose à des arguments critiques que ses adversaires n'ont pas manqué de souligner.
Enfin, il convient d'approfondir la question de savoir en quelle manière l'action morale fait fond sur une définition du sujet posé dans son autonomie, et ceci du fait que le sujet éprouve l'obligation morale dans une passivité première qui ne peut être mise au compte de la liberté. On songe ici à Lévinas. Je songe également à la récente discussion entre Alain Renaut et Charles Larmore qui interroge la responsabilité à partir du rapport problématique entre autonomie.et raisons normatives : en quelle manière sommes-nous libres à l'égard de nos croyances morales ?
Comme on le voit, dans ce bref panorama évidemment lacunaire, les débats qui nourrissent la philosophie morale contemporaine, en France comme dans le monde anglo-saxon, sont extrêmement
riches et variés.
Les thèses fondamentales propres au réalisme moral – l'existence de propriétés morales intrinsèques à certains états objectifs des choses et le caractère de vérité ou d'erreur des jugements éthiques – qui nous font dire par exemple que la torture est un mal ou que l'aide à une personne en détresse est « bien », au sens anglais de « right » – de même, dans une veine opposée, qu'une conception non-cognitiviste de l'obligation et de l'évaluation morale qui laisse place aux déterminations « émotivistes » de l'affect mais également aux dispositions du caractère plus qu'à la seule délibération rationnelle – sont parmi celles qui sont le plus discutées dans les réflexions contemporains sur la méta éthique entre naturalistes et anti-naturalistes, qu'ils soient réalistes ou kantiens (entre lesquels il y a des différences fondamentales).
Mais lorsque nous disons par ex. « la torture est un mal » ou que l'action des sauveteurs des Juifs incarne le bien, l'argumentation rationnelle trouve inévitablement ses limites. Dans la lignée ouverte par Moore, dont les thèses ont été abondamment discutées depuis la publication des Principia Ethica en 1903, il n'est guère possible que nous puissions dire autre chose, sur la base d'une intuition, que le bien est le bien, le mal est le mal, et qu'il n'y a rien à ajouter. Car si nous entrons dans une argumentation rationnelle pour prouver ce que nous affirmons, par ex. que la torture est un mal, alors toute une série d'arguments rationnels, par exemple de type utilitariste ou conséquentialiste, peuvent être objectés auxquels il n'est pas possible de répondre de façon définitive. Du strict point de vue rationnel, la moralité est déchirée par ce que Sidgwick appelle un « dualisme de la raison pratique » qui oppose de façon insoluble, semble-t-il, éthiques déontologiques et éthiques conséquentialistes.
A suivre...
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