« La démocratie est le seul régime qui assume la division »
Fondateur de Socialisme ou Barbarie, élève et ami de Merleau-Ponty, Claude Lefort s'est engagé dans tous les grands combats du siècle sans jamais perdre sa liberté de parole. Penseur de la démocratie et du totalitarisme, il a élaboré une nouvelle conception du politique, inspirée de Machiavel et de La Boétie. Chez ce perpétuel dissident, le conflit apparaît comme le gage de la liberté.
Penser le politique à l'épreuve de l'événement, c'est la tâche à laquelle s'est consacré Claude Lefort, fondateur de l'une des œuvres de philosophie politique les plus importantes du siècle. Depuis l'avènement des régimes totalitaires jusqu'au 11 Septembre, en passant par la guerre d'Algérie, l'insurrection hongroise de 1956 ou Mai 68, aucun des grands événements du siècle n'aura échappé à sa réflexion. Né en 1924, élève de Maurice Merleau-Ponty, dont il deviendra le disciple et l'ami, il rejoint pendant la guerre l'extrême gauche antistalinienne [l'expression est amusante, on pourrait s'imaginer qu'elle désigne le groupe fondé par Sartre, "Socialisme et liberté" : heureusement, Lefort va rétablir le seul sens que cette expression pouvait avoir à l'époque, en parlant du "parti trotskiste", et qu'il ne renie pas, même s'il en est très loin aujourd'hui], avant de fonder avec Cornelius Castoriadis le mouvement révolutionnaire Socialisme ou Barbarie. Son parcours croise celui de grands intellectuels auxquels il a souvent l'audace de porter la contradiction : Claude Lévi-Strauss, à qui il reproche de nier l'Histoire ; Jean-Paul Sartre, dont il est le premier à dénoncer la conception purement volontariste du communisme ; Raymond Aron, dont il ne supporte pas, en 1968, le conservatisme. Sa conception du politique, inspirée de Machiavel à qui il consacre un ouvrage monumental (Machiavel. Le Travail de l'œuvre), est centrée autour de l'idée d'une « division originaire du social » et de la fonction instituante du pouvoir. Cette réflexion sur le pouvoir est au coeur de sa conception du totalitarisme et de la démocratie. Engagé dans la défense des droits de l'homme, il a soutenu de nombreux dissidents (Kravchenko, Soljenitsyne, Rushdie, etc.). Sa vision du politique s'est développée dans l'expérience des conflits et des engagements, mais aussi dans la fréquentation des œuvres politiques qu'il a contribué à faire redécouvrir (Marx, Machiavel, Tocqueville ou La Boétie). Chez lui la politique n'est pas un objet de science, un lieu à distance de notre expérience de la vie, mais un théâtre, une scène, où nous est rendu visible le conflit entre désir de liberté et désir de servitude qui habite chacun.
Philosophie magazine : Vous avez été initié à la philosophie par Maurice Merleau-Ponty. Comment l'avez-vous rencontré ?
Claude Lefort : Il était mon professeur de philosophie au Iycée Carnot, à Paris, en 1941-1942. Il m'a tout de suite ébloui. Les questions dont il traitait me donnaient le sentiment qu'elles m'habitaient avant même que je les découvre. Il avait une manière singulière d'enseigner, paraissait inventer sa pensée en parlant. En cours d'année, après un exposé, il m'a demandé si je savais ce que je voulais faire. J'étais bien en peine de lui répondre - je savais juste que je voulais écrire. Il m'a regardé et m'a dit : « Eh bien, moi je le sais, vous serez philosophe. » Plus tard, il est devenu pour moi un maître et un ami. Dès 1945, il m'a inclus dans l'équipe des Temps Modernes qu'il dirigeait avec Sartre.
En même temps vous fondez Socialisme ou Barbarie avec Cornelius Castoriadis.
J'avais intégré le parti trotskiste en 1944. Acquis à l'idée d'un marxisme antiautoritaire, je trouvais cependant absurde de suivre la ligne politique de « défense inconditionnelle de l'URSS » un régime dont on pensait qu'il avait trahi les idéaux de la Révolution russe et
instauré un nouveau type de domination. C'est alors que Castoriadis, émigré en France depuis peu de temps, m'a fait connaître ses travaux sur « les rapports de production en Russie », une analyse digne du meilleur Marx [est-ce bien un éloge ? c'est aussi une façon d'insinuer que
Castoriadis ne s'interrogeait que sur la "nature de classe" de l'URSS, et qu'il était probablement moins sensible au caractère totalitaire du régime, ce qui sera bien commode pour interpréter les divergences qui surgiront plus tard entre Lefort et lui]. Nous avons quitté le Parti communiste internationaliste et fondé en 1947 le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui entendaient poser les principes d'une nouvelle politique révolutionnaire fondée sur la critique du modèle de domination bureaucratique.
Après une série de conflits, vous quittez Socialisme ou Barbarie en 1958. Pour quelles raisons ?
Au moment de la crise de régime liée à la guerre d'Algérie et au retour du général de Gaulle, Castoriadis et la majorité du groupe ont pensé qu'il y avait un vide politique à combler, qu'il fallait envisager de créer un véritable parti révolutionnaire. Je jugeais le projet en
contradiction avec le principe d'autonomie que nous défendions : je n'admettais pas que l'on fixe d'en haut le modèle d'une invention qu'on attendait d'en bas. Nous divergions également sur la nature de l'URSS.
Alors que Castoriadis parlait de capitalisme d'État [faut-il rappeler que c'est faux, et que Castoriadis opposait la notion de "capitalisme bureaucratique" à celle de "capitalisme d'Etat" pour souligner, justement, l'idée que ce nouveau régime ne fonctionnait pas selon les catégories de l'économie politique ordinaire ?], il m'était devenu évident que la nature de cette société échappait aux catégories marxistes, qu'il y avait non pas une nouvelle classe sociale (la bureaucratie), mais un régime totalitaire dont la finalité était d'opérer, par le truchement d'un parti omnipotent, une sorte de bouclage du social et de conjonction entre le droit, le pouvoir et le savoir. Ma rupture avec Socialisme ou Barbarie a coïncidé avec ma rupture avec le marxisme... [Sans doute, mais Castoriadis, Lyotard, et bien d'autres, illustrent la possibilité de rompre avec le marxisme pour d'autres raisons, sur d'autres lignes de rupture, et Lefort sait très bien qu'il y a toujours eu des marxistes - notamment les sociaux-démocrates des années 20 et 30, qui n'étaient pas des sociaux-libéraux - qui ont rejeté l'omnipotence du parti totalitaire sans se croire obligés de "rompre avec le marxisme" : aujourd'hui, il devient nécessaire de rappeler que le mot "social-démocrate" n'avait pas à l'origine le sens que lui donnent les média contemporains, et que Lénine, Kautsky, Bernstein, Rosa, Liebknecht et Trotsky ont tous porté cette étiquette, jusqu'en 1919...]
Dans La Brèche, publiée avec Cornelius Castoriadis et Edgar Morin, vous voyez dons le « désordre nouveau » de Mai 68 une expérience de « démocratie sauvage ». Vous étiez à l'époque professeur à l'université de Caen. Avez-vous participé activement à l'événement?
Je n'étais certes pas l'inspirateur de la grève à l'université de Caen, mais il est vrai que ce sont mes étudiants sociologues qui l'ont déclenchée. Je les ai défendus activement, leur audace et leur inventivité me surprenaient. Certains intellectuels, comme Raymond Aron, ont craint que les communistes ne prennent le pouvoir. Il n'en a jamais été question. Mai 68 a été un moment extraordinaire d'effervescence au cours duquel - sans dirigeants ni programme - toutes les hiérarchies ont été remises en question, dans tous les secteurs de la société (hôpital, justice, information, Église même). De petits groupes d'extrême gauche ont vainement cherché à s'imposer. La cible n'était pas le pouvoir dont il est possible de s'emparer, mais l'autorité, à la fois omniprésente et indéfinissable.
À vos yeux, la démocratie moderne met les hommes aux prises avec une indétermination radicale. En même temps, elle fait courir le risque du nihilisme...
La démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'expérience d'une indétermination dernière quant aux fondements du Pouvoir, de la Loi et du Savoir dans tous les registres de la vie
sociale. La libération de la parole propre à l'expérience démocratique va de pair avec un pouvoir d'investigation sur ce qui était autrefois exclu comme indigne d'être pensé ou perçu, ouvrant ainsi de nouvelles ressources pour la littérature, mais aussi pour l'histoire, l'anthropologie, la psychanalyse... Pensons, par exemple, à l'aventure du roman moderne, qui brise le récit au sens classique pour laisser place à une sorte de fragmentation entre des expériences hétérogènes et contradictoires. Cela a partie liée avec l'expérience d'une société qui fait droit à la diversité et au conflit. Au-delà de la littérature, la reconnaissance de la liberté de parole recèle une injonction faite à tout individu d'assumer ses droits, c'est-à-dire de faire droit à ses pensées, d'accepter l'autre en soi. La naissance de l'espace public coincide avec l'ouverture du champ du dicible et du pensable. Mais il est vrai ce même droit à tout accueillir fraie la voie au relativisme et au nihilisme : la démocratie fait peser une menace sur la liberté quand elle suscite l'illusion du tout dicible et du tout manipulable. Et elle fait peser une menace sur l'égalité quand elle suscite l'illusion que la différence des places ne relève que de la convention ou quand elle réduit l'autorité à une fonction utilitaire.
L'une des originalités de votre réflexion sur le pouvoir tient à l'importance qu'y prend la question du corps. Vous parlez de processus d'incorporation dans le totalitarisme et de désincorporation dans la démocratie. D'où vous est venue cette attention aux rôles du corps en politique ?
Sans doute de l'œuvre de Merleau-Ponty qui a interrogé le corps comme nul autre. Masse intérieurement travaillée dit-il le corps est traversé par un écart de soi à soi. Voyant il est en même temps visible ; touchant il est en même temps touché ; parlant il est en même temps audible ; sentant il est en même temps sensible - sans que jamais les deux pôles ne puissent coïncider. Cette notion d'un dédoublement du dedans et du dehors permet de repenser l'ensemble de l'espace et du monde visibles même s il n'est pas question de transposer purement et simplement ce qui se passe des corps naturels aux corps politiques.
C'est aussi la lecture de La Boétie qui m'a inspiré. J'avais cheminé vers l'idée de servitude volontaire dans mes travaux sur le totalitarisme et voilà que je la découvrais dans Le Contr'Un de La Boétie associée à l'image du corps du roi. « Celui qui vous maîtrise tant, déclare La Boétie, n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie si vous ne les lui avez baillés ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend pas de vous ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous ? » La Boétie suggère que le peuple est sous l'emprise d'un charme, celui de l'Un, lié à la vision du corps du tyran sur lequel se projettent les regards de tous et dans lequel s'incorpore la société. Comment ne pas voir là une formidable anticipation de la description par George Orwell de l'univers totalitaire ? À la différence
de tous les régimes antérieurs, la démocratie fait du pouvoir un lieu vide et inappropriable, elle met en échec l'image d'une société organiquement unie.
Vous participez prochainement à un forum intitulé « Réinventer la démocratie » . Est-ce à direque la démocratie que vous avez défendue face au totalitarisme est en crise ?
Rarement notre démocratie aura été aussi trouble. Les lignes de clivage nécessaires entre les grands courants d'opinion sont beaucoup plus opaques. Or la démocratie se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit. Elle est ce régime unique qui, au rebours de la logique unitaire propre à toutes les autres formes de société, assume la division. L'aménagement d'une scène politique sur laquelle se produit la compétition pour le pouvoir vaut, en effet, légitimation du conflit social sous toutes ses formes elle fait apparaître la division comme constitutive de l'unité même de la société. Aujourd'hui, la division sociale est moins claire. Au niveau politique comme au niveau syndical, quelque chose s'est perdu de la fécondité, de la combativité, de l'effervescence des conflits. Le sens d'une orientation de l'histoire fait défaut. Le terme de décomposition est sans doute trop fort, mais il y a de quoi s'inquiéter quand on voit resurgir un chômage de masse et une grande pauvreté sans que cette situation soit à même de relancer la mobilisation. Une société démocratique dont les articulations et les lignes de développement ne sont plus déchiffrables risque de jeter un nombre croissant d'individus dans le désarroi et de provoquer une furieuse demande d'ordre et de certitude au profit de nouveaux démagogues.
Est-ce que la chute du communisme n'a pas joué un rôle dans le brouillage que vous évoquiez ?
Je ne vais pas regretter, moi qui suis un opposant de toujours au communisme, le temps où il était une force importante dans la société. Mais quelque chose s'est perdu avec l'effacement de la perspective d'une société tout autre. Celle-ci a fait défaut à ceux qui subissaient son attrait, mais aussi à ceux qui trouvaient un ressort de leur engagement dans le refus du modèle totalitaire et la défense des libertés. En l'absence d'une alternative et d'un adversaire déclaré, la démocratie bénéficie d'une légitimité morale et politique sans précédent. Mais privée du ressort de l'adversité, elle est en même temps affaiblie au point de paraître presque triviale. En outre, à considérer la sphère internationale, on ne sait comment qualifier les divers autres régimes, notamment le régime russe, dominé par l'alliance de la finance, des mafias et d'une dictature qui assassine ses opposants. Dans ce qu'on nomme le tiers-monde, seul un pays comme le Brésil dessine un chemin [la Bolivie, le Venezuela, existent-ils pour Lefort ? ] : dans une société coupée entre une caste hyperfortunée et privilégiée et une couche de la population entièrement captive de la pauvreté, Lula a su rouvrir le possible et remettre la société en mouvement. À l'heure d'une globalisation qui voit se coaguler des modèles de société très hétérogènes, rien n'interdit d'imaginer de nouvelles formes de domination. C'est pour cela qu'Obama nous étonne : soudain, on s'aperçoit qu'il peut y avoir mobilisation de la population quand un acteur nouveau propose un nouveau contrat social. Toutefois, ce n'est pas seulement la représentation des clivages qui fait défaut ni les acteurs politiques qui manquent. La nature du capitalisme et le monde industriel se sont complètement métamorphosés : le prolétariat de masse rassemblé par le monde de la grande industrie a disparu pour laisser place à une hétérogénéité grandissante des conditions et des classes.
Après avoir surmonté le défi totalitaire, la démocratie est mise en demeure de se réinventer."
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